Carte blanche

AI First: comment TUI peut dépasser Booking et pourquoi toute l’économie est concernée

Le secteur du voyage ne vit pas une simple digitalisation, mais une bascule historique. Pour la première fois depuis vingt ans, la domination de Booking est réellement menacée, non pas par une nouvelle plateforme, mais par une technologie qui attaque son modèle à la racine : l’intelligence artificielle. Dans ce séisme silencieux, TUI, porté par une stratégie radicalement AI-first, entrevoit la possibilité de reprendre la main. Et ce qui se joue dans le voyage aujourd’hui préfigure ce qui attend toutes les entreprises, dans tous les secteurs.

Le voyage est une excellente loupe pour observer la révolution à l’œuvre. Depuis deux décennies, Booking régnait sans partage, protégé par son avance technologique et par la force du modèle “plateformiste”. Or, pour la première fois, cette domination vacille. Non pas parce qu’un concurrent ferait la même chose en mieux, mais parce que l’IA change la nature même du marché : elle déplace la valeur vers la personnalisation, l’anticipation et le conseil, toutes choses qu’un moteur de recherche peine à offrir, mais qu’un agent IA maîtrise de mieux en mieux.

Cette rupture n’est pas propre au tourisme. Ceux qui dominaient la vague précédente sont souvent les premiers à manquer la suivante. Apple a gagné la bataille du mp3 mais raté le streaming. Facebook a gagné le web mais échoué à dominer le mobile. Aujourd’hui, Google doit affronter le glissement du search vers la question, où l’agent IA devient le nouveau point d’entrée. Même Apple, obsédée par l’optimisation, semble à la traîne en matière d’IA, au point de devoir signer un contrat à plusieurs milliards avec Google pour intégrer Gemini. Le succès crée de l’inertie, et l’inertie est devenue létale.

IBM en est l’exemple parfait : en sacrifiant la R&D pour maximiser le bénéfice par action, la société a laissé passer Internet, le cloud et le mobile. Pendant ce temps, des acteurs plus audacieux ont capté toute la valeur. Je l’ai vécu moi-même : chez Belfius, nous avons pu monter sur le podium mondial du mobile banking non pas grâce à une technologie exceptionnelle, mais grâce à une vision, une gouvernance et une culture capables d’embrasser la vague. Avec l’IA, le défi est identique, mais la vitesse est dix fois plus élevée.

La véritable rupture, en réalité, est économique. Chaque révolution digitale a divisé par mille le coût marginal d’une fonction essentielle : le PC pour le calcul, Internet pour la distribution, le mobile pour l’accès. L’IA, elle, abolit le coût marginal de l’intelligence. Ce qui coûtait 50 à 100 euros de l’heure devient un abonnement de 20 à 50 euros. Le conseil, la synthèse, l’analyse, la création… tout glisse vers un coût quasi nul. On peut lire beaucoup de livres dans une vie, mais jamais autant qu’un modèle IA capable de résumer et d’appliquer en quelques secondes l’équivalent d’une bibliothèque entière. Ce n’est pas une mode : c’est une réécriture fondamentale de l’économie.

Le voyage est la première industrie secouée car elle repose précisément sur ce que l’IA maîtrise le mieux : les données, la prédiction, l’inspiration, la planification et la confiance. En un an, le trafic vers les sites de voyage via Google a chuté de 15 %, au profit des assistants IA. Là où l’e-commerce se déplaçait jadis au rythme d’un pourcent par an, l’IA déplace aujourd’hui les usages dix fois plus vite. Ceux qui ont déjà raté l’e-commerce — Makro, Casa et d’autres — rappellent à quel point “attendre pour voir” peut être fatal.

Dans ce paysage, TUI fait figure d’électrochoc. Sous la direction du Belge Kristof Caekebeke, l’entreprise a repensé son organisation IT (2 500 personnes), formé des milliers de collaborateurs, lancé des AI Labs, des AI-embrace programs et surtout une véritable AI Agent Factory. L’entreprise ne se demande pas si l’IA est une hype : elle agit comme si sa survie en dépendait. Et elle a raison. Grâce à des années de données opérationnelles (historiques clients, avis, comportements de vol, météo), TUI peut produire des agents IA capables de personnaliser, anticiper et conseiller mieux qu’une barre de recherche. En coulisses, l’IA optimise l’occupation des vols, la tarification, la prévention des plaintes, la logistique. TUI devient un système autoapprenant, moins dépendant des plateformes et plus riche en valeur ajoutée.

Je ne sais pas si TUI dépassera Booking. Mais je constate que Booking, malgré sa puissance, est un intermédiaire ; TUI, s’il réussit son virage, devient un créateur d’expérience. Dans une économie où la marginalisation de l’intelligence coûte presque zéro, ce basculement pèse lourd.

La rapidité de cette révolution est visible ailleurs : début décembre, 60 000 personnes se réuniront à AWS re:Invent à Las Vegas, uniquement pour accélérer leur apprentissage de l’IA. Les start-up ne financent déjà plus que des projets AI-first. Et même à titre individuel, j’ai construit cette semaine un agent IA en cinq minutes, avec une simplicité déconcertante. Bientôt, tout le monde en aura un ou dix. Ce sera l’interface du travail, de l’éducation et des interactions économiques.

Ce que montre le cas TUI, c’est que la vraie rupture n’est pas technologique : elle est culturelle. L’IA, c’est le rock’n’roll de 1968, le punk des années 80, le grunge des années 90 : bruyant, dérangeant, libérateur pour ceux qui osent. Dans cette nouvelle vague, ne survivront pas les plus gros, mais les plus rapides. Pour TUI, c’est une opportunité générationnelle. Pour Booking, un défi existentiel. Pour les entreprises belges, une question de survie : à quelle vitesse votre équipe, votre gouvernance et votre organisation peuvent-elles muter ?

Le secteur du voyage n’est qu’un miroir précoce. Comme Lonely Planet a été balayé par Internet, et Internet par le mobile, l’IA redessinera tous les secteurs. La loi fondamentale est simple : le coût marginal de diffusion de l’intelligence tend vers zéro. Hype ou pas, l’impact sera réel. La question n’est plus de savoir si la vague arrive, mais si vous la surfez ou si elle vous submerge.

Par Geert Van Mol,
ancien Chief Digital Officer de Belfius
et auteur de Rebel Rebel

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