Paul Vacca

Birkenstock, le vilain petit canard

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

La marque pourrait prochainement être valorisée à 8 milliards de dollars lors de son introduction en Bourse.

Birkenstock, c’est cette belle histoire qu’on nous racontait petit. Celle du vilain petit canard dans le conte d’Andersen. Il était une fois une marque de sandales moches (c’est elle-même qui le proclame dans son slogan: “ugly for a reason”), snobée et dénigrée par les tenants du glamour mais qui, sous leurs yeux, s’est métamorphosée au fil des ans en icône du chic.

A l’origine, il y a la semelle intérieure dessinée en 1896 par Konrad Birkenstock et vendue aux professions médicales au sein de la société fondée en 1774. Tout en bosses et en fonctionnalisme spartiate, la “Fußbett” est une semelle conçue pour favoriser une démarche saine, stimulante pour les muscles des jambes et des pieds, comme si l’on marchait sur le sable. En 1963, Karl, le petit-fils de Konrad, l’intègre à ce qui sera l’une des premières sandales orthopédiques. Les clients l’achètent pour des raisons de santé ou de bien-être, pas pour se montrer dans les soirées à Saint-Tropez, Knokke-Le Zoute ou Marbella.

D’ailleurs les premiers adeptes se moquent bien des diktats de la mode (Steve Jobs fut l’un d’eux). Mais être aussi résolument anti-mode exposait fatalement Birkenstock à devenir furieusement à la mode un jour. C’est Phoebe Philo, la prêtresse du minimalisme chic, qui, chez Céline, saute le pas en 2013 en faisant défiler sur son podium le modèle Arizona (la Birkenstock à double bride). Depuis, l’ex-sandale moche ne quitte plus les fashion weeks et multiplie les collaborations chics pour sa ligne 1774, que ce soit avec Dior, Manolo Blahnik, etc.

En 2021, la sandale séduit L Catterton, un fonds d’investissement détenu en partie par Bernard Arnault, qui en fait l’acquisition. Et en 2023, elle devient une star dans Barbie (c’est elle qui libère Margot Robbie de ses talons aiguilles), au firmament du box-office mondial. Pour ne rien gâcher, les 10 dernières années avec Olivier Reichert comme CEO ont vu leurs ventes multipliées par trois. Bref, 60 ans après sa commercialisation à large échelle, le vilain petit canard est devenu un cygne flamboyant. Pas étonnant que les marchés financiers lui fassent les yeux doux: la marque pourrait être valorisée à 8 milliards de dollars lors de son introduction en Bourse.

Le risque pour Birkenstock serait de voir fondre son aura en se fondant dans le nombre. .

Pourtant, est-ce nécessairement un bon signe pour le cygne? A voir. Car pénétrer sur le marché financier, comme le savent tous les dirigeants d’entreprise, c’est entrer dans une tout autre dimension. En effet, les investisseurs ne demandent pas seulement à ce que les ventes progressent, ils exigent que leur progression elle-même progresse. C’est son théorème: le marché ne se satisfait pas d’une progression arithmétique, il réclame de l’exponentiel. Doc Martens et Crocs – autres vilains petits canards de la semelle – en ont fait l’amère expérience, sanctionnées par les marchés parce que leurs ventes ne progressaient pas au rythme escompté.

Or chez Birkenstock, quelque chose semble être difficilement soluble dans cette loi du désir inflationniste des marchés: le minimalisme inscrit dans son ADN. Car depuis son design ascétique des débuts jusqu’à son mode de fabrication actuel qui joue sur la rareté (en réduisant ses sites de production à l’Allemagne et au Portugal), la marque a toujours su faire du “less is more” l’aiguillon du désir pour la marque. Et son succès.

Or, en cédant aux sirènes du “toujours plus”, cette mélodie souvent prônée par les marchés, le risque pour Birkenstock serait de voir fondre son aura en se fondant dans le nombre. Non pas en redevenant le vilain petit canard des débuts, mais un canard comme les autres. Le pire pour une marque: devenir banal. Parfois en matière de stratégie de marque “more is less”.

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