Vers la fin de l’anonymat pour les sociétés de droit commun: quelles sont les conséquences ?
Les sociétés de droit commun qui seront créées après le 30 octobre prochain devront automatiquement s’inscrire à la Banque-Carrefour des Entreprises. Ce véhicule, si populaire, risque donc de perdre l’avantage de sa discrétion absolue. Avec quelles conséquences ?
La société de droit commun est un outil abondamment utilisé pour impliquer les générations suivantes dans la gestion de portefeuilles d’investissement ou de collections d’oeuvres d’art, par exemple. Ses statuts consistent en une sorte de contrat, dans lequel deux parties ou plus définissent les modalités de partage des revenus du patrimoine et attribuent les pouvoirs de décision.
Sa création n’ayant pas à être publiée au Moniteur Belge, la société de droit commun remporte un succès certain – les familles fortunées apprécient en effet la discrétion qu’elle autorise. Il faut savoir que certains journalistes n’hésitent pas à éplucher chaque jour le Moniteur, en quête d’informations à propos des sociétés de nos compatriotes les plus riches. Cet outil permettait donc jusqu’ici aux dynasties qui le souhaitaient de passer inaperçues.
Quelles informations publiques ?
Les familles aisées craignent la disparition imminente de cette absolue discrétion. La société de droit commun est en effet désormais considérée comme une ” entreprise “. A ce titre, toutes les sociétés de droit commun créées à partir du 1er novembre devront être inscrites à la Banque-Carrefour des Entreprises. Les sociétés fondées avant cette date auront, elles, jusqu’à la fin avril 2019 pour s’enregistrer. La mesure est un véritable coup de tonnerre dans le ciel bleu de la classe fortunée belge.
Anton van Zantbeek, avocat spécialisé en droit fiscal chez Rivus, se montre le plus pessimiste : ” On va être confronté à une sortie massive des sociétés de droit commun “. Griet Vanden Abeele, avocate au cabinet Tiberghien et conseillère pour les particuliers et les entreprises familiales, émet un avis plus nuancé : ” L’inscription à la Banque-Carrefour va certes changer les règles du jeu. Mais de nombreux clients ont d’ores et déjà intégré l’idée que l’administration fiscale en saura désormais plus sur leur patrimoine, même s’ils refusent que le monde extérieur en fasse autant “. Selon elle, le grand public ne sera donc pas beaucoup plus avancé après l’entrée en vigueur des nouvelles règles.
Jo Stremersch, senior financial planner chez Stremersch, Van Broekhoven & Partners, relativise également : ” Inutile de crier à la machination : l’obligation d’enregistrement résulte tout simplement de l’élargissement de la notion d’entreprise. Le législateur a réformé le droit des entreprises, et précisé ce qu’il faut désormais entendre par ‘entreprise’ “. Aux personnes physiques qui exercent à titre indépendant une activité professionnelle et aux personnes morales, est en effet venue s’ajouter ” toute autre organisation sans personnalité juridique “. ” Mais ne doivent être communiqués à la Banque-Carrefour que le nom et le siège social, ajoute notre interlocuteur. Fournir le nom des associés n’est pas obligatoire. ”
Rinse Elsermans, du cabinet d’avocats Cazimir, estime d’ailleurs qu’il existe des biais permettant de continuer à garantir l’incognito : ” On peut donner à la société de droit commun un nom discret : il n’est pas nécessaire de préciser qu’elle appartient à telle ou telle famille. De même, le siège social peut être situé ailleurs qu’au domicile des fondateurs. ”
On va assister à une sortie massive de ces sociétés.” Anton van Zantbeek, Rivus
Jo Stremersch ne voit donc aucune raison de délaisser la société de droit commun. ” Nous continuons à la recommander à nos clients au titre d’instrument de contrôle “, confirme Patrick Dierick, partner chez Deloitte, qui ne craint pas, lui non plus, un séisme. Il rappelle que pour trouver des informations à la Banque-Carrefour, il faut pouvoir fournir un nom, une adresse ou un numéro d’entreprise. ” Une partie des données enregistrées à la Banque-Carrefour est publique “, rappelle toutefois Denis-Emmanuel Philippe, avocat spécialisé en droit fiscal chez Bloom Law, qui se demande si le législateur n’a pas pris cette décision dans la perspective de l’instauration prochaine du registre UBO (pour ultimate beneficial owner, ou bénéficiaire effectif). Ce document procède d’une directive européenne qui oblige tous les Etats membres à tenir un registre et à le mettre à la disposition des administrations fiscales étrangères qui le réclament. Une mesure qui entre dans le cadre de la politique de prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme.
Toute personne physique qui, d’une manière ou d’une autre, exerce une autorité sur une société, une ASBL ou une fondation, devra donc figurer dans le registre UBO. ” Il semble que celui-ci pourra être consulté par les administrations fiscales, par les professions tenues de signaler les pratiques de blanchiment et de financement du terrorisme et par toute partie qui pourra démontrer un intérêt légitime “. Mais rien n’est moins sûr. On en saura davantage sur le fonctionnement exact de ce document quand les arrêtés d’exécution auront été publiés.
Comptabilité obligatoire
Les sociétés de droit commun devront également, à l’instar de toute entreprise, tenir une comptabilité. Celles dont le chiffre d’affaires dépassera 500.000 euros devront même organiser une double comptabilité – mais le cas est rare. En vertu de la mesure transitoire adoptée en leur faveur, les sociétés de droit commun créées avant le 1er novembre 2018 ne devront pas se plier à cette obligation avant l’année comptable qui s’achèvera le 31 décembre 2020.
Kristof Fiers, spécialiste en planification patrimoniale pour le courtier en assurances Omega Financial Advice, estime que ” l’administration va devenir nettement plus compliquée “, à quoi il ajoute que les sociétés de droit commun devront désormais conserver tous leurs documents comptables pendant sept ans. ” L’obligation de tenir une comptabilité ne changera quasi rien “, nuance Jo Stremersch. Griet Vanden Abeele et Rinse Elsermans sont à peu près du même avis. ” Il convient, aujourd’hui déjà, d’établir chaque année un état financier, qui détaille les revenus de la société “, rappelle la première. C’est exact : aujourd’hui, la plupart des sociétés de droit commun établissent déjà un relevé précis de leurs fruits et plus-values.
Rinse Elsermans va même plus loin : ” L’obligation de tenir une comptabilité peut encourager la société à soigner son administration. Il n’est pas rare que celle-ci soit négligée, ce qui peut avoir d’importantes conséquences. ” Si elle juge que tout n’a pas été fait dans les règles, l’administration fiscale risque de se pencher de très près sur le cas de la société, et de lui imposer un redressement.
Quelles solutions de rechange ?
Compte tenu de la rareté des solutions de rechange, Jo Stremersch ne craint pas une perte de popularité de la société de droit commun. ” Tout dépend naturellement de l’objectif poursuivi. Pour moi, cet instrument permet d’apprendre à la génération suivante à gérer le patrimoine. Si le but est de donner une partie de l’actif tout en en conservant le contrôle, l’assurance-vie est une solution toute trouvée. Il est possible de l’assortir d’une série de conditions, comme la clause de retour conventionnel. En cas de décès du donataire, celle-ci permet aux fonds de retourner vers le donateur, sans que celui-ci soit redevable de droits de succession. Reste que l’assurance-vie n’offre pas, tant s’en faut, un éventail de possibilités aussi large que la société de droit commun. ”
Nous continuons à recommander la société de droit commun, au titre de véhicule de contrôle.” Patrick Dierick, Deloitte
Le spécialiste en planification financière estime que les familles fortunées n’ont rien à gagner à se rabattre sur des véhicules étrangers. ” Cette solution ne risque pas de simplifier la planification successorale “, prédit-il. Rinse Elsermans est du même avis. ” Il est certes possible de créer, aux Pays-Bas, une stichting administratiekantoor, mais tous ses revenus devront être immédiatement distribués, alors que les dividendes de la société de droit commun peuvent être réinvestis, ce qui permet au patrimoine de continuer de croître. ” A contre-courant de ses collègues, Anton van Zantbeek s’attelle, lui, à élaborer d’autres solutions pour ses clients. ” Il existe plusieurs manière de faire des donations sans abandonner l’intégralité du contrôle, affirme-t-il. La conservation de l’usufruit est, en soi, une forme de contrôle. Par exemple, si je vous donne mon GSM, mais que j’en conserve l’usage, vous ne l’aurez toujours pas à votre disposition. ”
Les avantages du droit commun
La société de droit commun reste toutefois une forme particulièrement prisée des parents et grands-parents qui souhaitent réaliser de leur vivant une donation aux générations suivantes, tout en se réservant un droit de regard, pour éviter que des décisions d’investissement malheureuses ou des dépenses inconsidérées n’engloutissent le patrimoine. Les donateurs conservent également souvent une partie des revenus, par exemple pour pouvoir garantir le maintien de leur niveau de vie après leur départ à la retraite. Enfin, donner la nue-propriété et conserver une partie de l’usufruit permet d’éviter les droits de succession.
” La société de droit commun est intéressante y compris en dehors de toute considération de donation ou de planification successorale, par exemple lorsque les enfants sont très jeunes, ajoute Griet Vanden Abeele. Les clients sont dans ce cas motivés par le désir de savoir leur patrimoine bien géré, s’ils venaient à décéder inopinément. ”
Rinse Elsermans y voit également une manière de ne pas disperser la fortune familiale après le décès des parents. Souvent, ceux-ci sont les premiers gérants, avant de laisser la place, lorsqu’ils atteignent un certain âge, à la génération suivante. Il est également possible de nommer des gérants indépendants. Pour leur expertise dans un domaine précis, par exemple.
La création de la société de droit commun ne requiert pas de passer devant un notaire. Les statuts doivent toutefois être très précisément rédigés, pour éviter tout problème avec l’administration fiscale et les générations suivantes. Nombreux sont donc les planificateurs et conseillers financiers qui se sont, ces dernières décennies, spécialisés dans la création de ce type de sociétés et la mise en place de toute une série de règles pour leurs clients. ” Cet accompagnement va désormais revêtir une importance accrue “, prédit Rinse Elsermans.
D’abord la donation ou d’abord la société ?
” La société de droit commun n’est pas un instrument de planification successorale, insiste malgré tout Rinse Elsermans. Elle est surtout un véhicule de contrôle. ” La donation peut être antérieure ou postérieure à sa création. Il est également possible de donner des parts de la société-même. Cette donation de parts doit toutefois faire l’objet d’un acte notarié : si la transaction s’opère devant un notaire belge, elle donnera lieu au paiement de droits de donation à quoi s’ajouteront, naturellement, les honoraires de ce dernier. Griet Vanden Abeele avertit que si une donation a d’ores et déjà été effectuée, la création de la société de droit commun requerra la collaboration de toutes les parties – donateurs et donataires. C’est pourquoi cette création précède souvent la donation. Ceci étant, s’il s’agit de donner certains biens mobiliers, il suffit de recourir au don bancaire, qui ne coûte rien et n’est pas imposé.
Patrick Dierick sait que certains conseillers recommandent d’assortir la donation de l’obligation de créer une société de droit commun, et d’y verser les libéralités ainsi perçues. ” Je déconseille d’associer aux donations une telle charge, pour éviter les discussions ultérieures. Pour moi, le donataire doit pouvoir librement disposer des actifs qui lui ont été donnés “, désapprouve-t-il.
Mieux vaut éviter de conserver l’intégralité du contrôle. ” Je recommande d’impliquer tous les sociétaires dans la prise des décisions importantes, souligne Rinse Elsermans. Les statuts peuvent d’ailleurs stipuler que certaines décisions requerront l’unanimité. Il suffira dans ce cas aux parents de conserver un nombre minoritaire de parts pour pouvoir disposer d’un droit de veto. ”
Il est souvent plus simple de créer la société puis, seulement, d’en céder des parts. ” Si les enfants sont majeurs, les parents peuvent effectivement commencer par leur faire une donation, puis fonder avec eux la société, résume Rinse Elsermans. Par contre, la loi n’accorde pas aux mineurs le pouvoir d’intervenir dans la décision de création. ” Cette solution n’est en réalité pas inenvisageable, mais elle est plus compliquée à mettre en oeuvre. ” Pour impliquer des mineurs dans la création d’une société, il faut passer devant le juge de paix “, rappelle Griet Vanden Abeele. Raison pour laquelle Rinse Elsermans estime préférable de procéder dans l’autre sens : ” Les parents ont le droit d’accepter, au nom de leurs enfants mineurs et sans passer par le juge de paix, le don de parts de la société “.
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