“Une récession en Europe semble inévitable”
Charles-Henri Kerkhove, le directeur “investissements” du gestionnaire d’actifs Fidelity International estime que la dégradation économique causée par la crise en Ukraine va rapidement mener l’économie européenne au bord de la stagflation. Un climat qui entraîne un retour vers les actions américaines dans les portefeuilles mixtes.
Charles-Henri Kerkhove a débuté sa carrière en Belgique chez Fortis Banque en 2006, après des études à la Vlerick Business School et l’Ichec. Il passe ensuite du secteur bancaire vers la gestion de fonds chez Fortis Investments et UBP. Il y a une dizaine d’années, il a rejoint Fidelity International avec le titre d’investment director multi-asset, faisant désormais partie de l’équipe qui supervise la gestion de l’ensemble des fonds multi-actifs depuis Francfort. Nous l’avons rencontré lors son récent passage à Bruxelles, afin qu’il nous détaille le scénario économique qu’il privilégie, et son impact sur l’équilibre à trouver entre les différentes classes d’actifs.
Nous remarquons un retour des demandes sur des secteurs comme l’armement, l’énergie ou le nucléaire.
TRENDS-TENDANCES. Doit-on s’attendre à une inflation encore plus élevée dans le futur?
CHARLES-HENRI KERKHOVE. Au début de l’année, nous attendions une normalisation de la politique monétaire américaine et une inflation restant structurellement élevée. Cette analyse se basait sur plusieurs éléments, notamment les difficultés au niveau des chaînes d’approvisionnement, la reprise de la consommation privée suite à la sortie du confinement, le poursuite du mouvement de déglobalisation couplée aux hausses des tarifs et l’impact du déploiement des capacités en énergies renouvelables. L’invasion en Ukraine a ensuite donné un coup d’accélérateur aux prix de l’énergie en Europe, et nous pensons que nous ne sommes pas encore arrivés au pic d’inflation. De plus, le conflit semble s’enliser sans que de vrais pourparlers ne se tiennent entre les belligérants. En conséquence, l’impact sur les prix de l’énergie risque d’être durable.
Quelle va être la réaction des banques centrales?
Nous nous attendons à une hausse de taux de 0,5% en mai aux Etats-Unis, avec un taux directeur qui devrait progressivement remonter entre 3 et 3,5%. Nous pensons que le marché est aujourd’hui peut-être un peu trop pessimiste, anticipant entre sept et dix hausses de taux pour les prochains mois car la hausse des taux longs et le resserrement des conditions financières va déjà ralentir l’économie américaine. Le marché américain du travail reste toutefois très tendu. Pour l’Europe, nous nous attendons à un abandon du taux négatif d’ici la fin de l’année. La situation économique durant le second semestre pourrait toutefois amener la Banque centrale européenne à progressivement changer son fusil d’épaule.
L’invasion de l’Ukraine a également poussé l’Union européenne à une nouvelle cohésion…
Le plan européen visant une baisse de la consommation de gaz et une stimulation des énergies renouvelables est une bonne chose, de même que la prise de conscience de la nécessite de diversifier ses sources d’approvisionnement. Mais l’impact de ces investissements ne va pas se faire sentir à court terme et nous pensons désormais qu’il sera difficile à l’Europe d’échapper à la récession économique et donc à un scénario de stagflation (récession accompagnée d’inflation élevée, Ndlr) durant les 12 prochains mois. Les enquêtes montrent que les entreprises et les ménages européens sont déjà devenus beaucoup plus prudents.
Dans l’ensemble, les marchés boursiers ont corrigé. La correction sur la technologie est-elle terminée?
Les marchés ont été généralement orientés à la baisse depuis le début de l’année, avec une rotation qui a été particulièrement importante vers des secteurs qui avaient été délaissés ces dernières années, notamment le secteur financier ou l’énergie. Les signaux d’alarme que nous avions lancés ces dernières années sur le secteur technologique se sont concrétisés. Mais il convient aujourd’hui de faire la distinction entre les sociétés. Il y a d’un côté des acteurs comme Microsoft ou Apple, qui sont très rentables, distribuent des dividendes ou procèdent à des rachats d’actions, et disposent des flux de trésorerie croissants et visibles. De l’autre, il y a ces entreprises à très forte croissance pour lesquelles la visibilité est beaucoup plus aléatoire. Ce dernier segment, dont la valorisation avait été particulièrement gonflée va être durablement impacté par la hausse des taux obligataires.
Nous sommes aujourd’hui plus constructifs sur des pays qui sont exposés à la hausse des matières premières.
Et pour ce qui est des volumes sur les marchés?
Nous remarquons que les particuliers sont aujourd’hui davantage en retrait, alors qu’ils avaient été une force derrière la hausse des marchés en 2021. L’excès d’épargne est en train de se corriger, en raison de la hausse des prix et de la reprise de certaines dépenses de consommation comme les voyages. Les ménages ne disposent plus d’autant de moyens que l’année dernière. Nous remarquons également un retour des demandes sur des secteurs comme l’armement, l’énergie ou le nucléaire ; une tendance diamétralement opposée à ce que nous avions observé ces dernières années.
Quel a été l’impact de cet environnement sur votre stratégie d’investissement?
Nous sommes aujourd’hui neutres sur les actions, sur-pondérés sur les liquidités et les placements alternatifs (infrastructures, parcs éoliens) et sous-pondérés sur les marchés obligataires. Au niveau géographique, la liste des arguments à charge des actions européennes s’est fortement allongée ces derniers mois, ce qui nous a poussés à rapidement revenir vers les actions américaines. Dans ce pays, nous privilégions les actions à dividende élevé comme les valeurs bancaires ou certaines industrielles, qui vont être en mesure de maintenir des flux financiers soutenus vers les investisseurs. Au niveau sectoriel, nous pensons qu’il existe encore quelques thématiques attractives, comme celle de la cybersécurité. Les entreprises vont investir massivement pour se protéger contre les ingérences externes, en provenance notamment de Russie mais également d’Asie.
Quid des pays émergents?
Nous sommes aujourd’hui plus constructifs sur des pays qui sont exposés à la hausse des matières premières, par exemple le Brésil, le Chili (cuivre) ou l’Indonésie. Dans le même ordre d’idée, nous pouvons aussi citer l’Australie. Par contre, même si les valorisations sont aujourd’hui très attractives, nous pensons qu’il est encore prématuré de redevenir ouvertement positif sur la Chine en raison des incertitudes sur les mesures de confinement en vigueur dans le pays. L’environnement actuel pousse à conserver une bonne dose de prudence dans nos décisions d’allocation.
Le renversement des actions de croissance vers les actions “value” est-il appelé à se maintenir?
Un e stratégie privilégiant davantage les actions value est clairement la nôtre dans les prochains mois, mais il est probable que cette perte d’intérêt pour les actions de croissance sera passager. Sur le long terme, les vraies valeurs de croissance, qui sont en mesure d’augmenter leurs marges et leurs flux de trésorerie, devraient continuer à dégager des performances attractives. Certains secteurs de croissance sont aujourd’hui sur des niveaux de valorisation extrêmement faibles, par exemple les groupes internet chinois qui cotent entre 10 à 15 fois leur bénéfice par action.
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