Télécommunications: le début de la consolidation?
L’offre de rachat de KKR sur Telecom Italia signe-t-elle enfin le début de la consolidation du marché des télécoms européens? La plus grande souplesse de la nouvelle Commission européenne en matière de concurrence semble déterminante.
Mi-novembre, Nick Read déclarait au Times of London que le secteur des télécoms doit multiplier les accords de fusion et de collaboration afin d’améliorer sa rentabilité et d’investir à grande échelle dans la 5G et la fibre optique. Un appel du CEO de Vodafone qui a visiblement été entendu. Les annonces se sont en effet multipliées ces dernières semaines. La plus notable est l’offre de 10,8 milliards d’euros de KKR sur Telecom Italia. En Belgique, le dossier de reprise du câblo-opérateur Voo a connu un coup d’accélérateur, Nethys ayant entamé des négociations exclusives avec Orange Belgium. Ce dernier a lui-même été la cible d’une offre de son actionnaire majoritaire, Orange. Le géant français n’est pas parvenu à convaincre largement les minoritaires et n’a pu que renforcer sa participation. Rappelons aussi que Xavier Niel a bouclé cet été le rachat et le retrait de la cote d’Iliad (Free), de quoi lui permettre de négocier des rapprochements et coopérations avec les coudées franches, selon les analystes.
Secteur à la dérive en Bourse
Après de longues années de palabres, d’innombrables opérations avortées par le manque d’implication des acteurs et surtout le niet des autorités de la concurrence, est-ce enfin le début de la consolidation du secteur des télécoms en Europe?
D’un point de vue financier, la pression est en tout cas maximale. Les opérateurs doivent continuer à investir dans la 5G et la fibre alors que leur rentabilité a fondu. “Les rendements du capital dans des opérateurs télécoms en Europe ont diminué de moitié au cours de la décennie écoulée”, a ainsi rappelé Nick Read.
En Bourse, le secteur a perdu les trois quarts de sa valeur depuis son sommet de l’an 2000. Même si l’on se limite à l’évolution plus récente, il a plongé de plus de 40% depuis l’été 2015. En outre, les principales entreprises du secteur européen des télécoms reposent aujourd’hui sur leurs activités à l’étranger ou des marchés annexes. Deutsche Telekom (18% de l’indice Stoxx Europe Telecoms) réalise 60% de ses bénéfices aux Etats-Unis via sa participation de contrôle dans T-Mobile US. Cellnex (11% de l’indice Stoxx 600 Telecoms) n’est pas un opérateur mais une société spécialisée dans les infrastructures télécoms (détention des pylônes).
La comparaison transatlantique illustre également l’immense fossé séparant les deux marchés. En Bourse, les cinq principaux opérateurs européens hors Deutsche Telekom, à savoir Vodafone, Orange, Telefonica, Swisscom et BT Group, pèsent aujourd’hui 148 milliards de dollars, soit à peu près autant que T-Mobile US, troisième opérateur aux Etats-Unis.
Une consolidation évidente
Nick Read constate ainsi qu’en “Europe, nous avons plus de 100 opérateurs qui se font concurrence de manière très fragmentée alors que les Etats-Unis ne comptent que trois acteurs d’envergure”. Ailleurs dans le monde, “la Chine en a trois, l’Inde en a trois. Sur ces marchés, les investissements sont aussi conséquents mais offrent une rentabilité raisonnable pour les actionnaires”.
Un constat qui n’est pas neuf, tout comme les solutions envisagées par le CEO de Vodafone: consolidation du secteur et recours aux réseaux communs. Des tentatives ont bien émergé cà et là, notamment le rapprochement de O2 et Three au Royaume-Uni ou de Orange et Bouygues Telecom en France, mais les autorités de la concurrence ont à chaque fois freiné des quatre fers.
Une première inflexion a toutefois eu lieu aux Pays-Bas fin 2018 avec l’approbation sans condition du rapprochement entre la filiale néerlandaise de Tele2 et T-Mobile NL (Deutsche Telekom). Une première pour une opération qui a eu pour effet de réduire le nombre d’acteurs sur un marché de quatre à trois. Tele 2 ne disposait toutefois que d’une part de marché très limitée (environ 5%).
Pression sur la nouvelle Commission
Fort de cette première victoire, le secteur a mis la pression sur la nouvelle Commission européenne. Fin 2019, un communiqué signé par 21 dirigeants de groupes télécoms appelait ainsi l’Europe “à s’attaquer activement à la fragmentation du marché européen des télécoms”.
Pour Orange, Deutsche Telekom, Vodafone et bien d’autres, c’est un prérequis aux ambitions de l’Europe dans les nouvelles technologies et le numérique. Pour “encourager les investisseurs à développer les infrastructures de télécommunication”, elle doit mettre en place “un environnement réglementaire stable et durable” et “des règles équitables et équilibrées”. C’est dans ce contexte toujours incertain que Telecom Italia et Vodafone ont obtenu, après une longue enquête, le feu vert européen pour fusionner leurs 22.000 tours télécoms en Italie et y déployer ensemble la 5G. Depuis cette décision en mars 2020, le secteur n’a plus réellement testé la flexibilité de la Commission. La pandémie a évidemment interrompu les négociations qui auraient pu avoir lieu ces 18 derniers mois.
Gouvernements impliqués
Les remous entourant Illiad, Telecom Italia ou Orange Belgium ne font pas réellement évoluer la situation sur le front de la concurrence, n’impliquant pas de réduction du nombre d’acteurs sur un marché spécifique. Cependant, selon Tim Hoettges, CEO de Deutsche Telekom, les autorités européennes seraient plus réceptives aux arguments du secteur. Lors d’une rencontre avec Margrethe Vestager, la commissaire à la Concurrence lui aurait déclaré soutenir le rapprochement de 2018 entre Tele2 et T-Mobile aux Pays-Bas. “J’ai trouvé que c’était une sorte d’invitation à ne pas attendre que la loi antitrust évolue, a déclaré Tim Hoettges. Il y a un sentiment que les dirigeants politiques veulent que nous bougions et que nous tâtions le terrain.”
Cependant, la partie est encore loin d’être gagnée pour le secteur. Les autorités européennes ne sont pas les seules impliquées. Les gouvernements peuvent aussi s’immiscer dans le processus de fusion, que cela soit directement ou au travers de participations ou droits spéciaux dans les opérateurs. Et ils ne voient pas tous la réduction du nombre d’acteurs d’un bon oeil comme on peut le voir en Belgique où le Premier ministre Alexander De Croo a confirmé la quête d’un quatrième opérateur dans le cadre de la mise aux enchères du spectre pour la 5G.
“Private equity” et SpaceX
Par ailleurs, le secteur des télécoms voit poindre une nouvelle menace avec les fonds de private equity comme KKR. Outre Telecom Italia, ces investisseurs cibleraient aussi KPN et Vodafone, selon des rumeurs de marché. Ce qui risque de faire monter les prix et de compliquer le processus de consolidation sectoriel. Or, le temps presse pour redresser financièrement la barre, et aussi face à l’arrivée de tout nouveaux concurrents comme Starlink, l’opérateur par satellites développé par la société aérospatiale d’Elon Musk, SpaceX.
Jusqu’à présent, la menace est limitée et cantonnée aux services fixes (internet haut débit) mais les projets se multiplient. SpaceX poursuit le développement de son réseau grâce au lanceur Falcon 9 capable d’emporter une cinquantaine de satellites en un vol. Amazon s’apprête à lancer ses premiers satellites et Apple y réfléchirait également en parallèle du développement d’iPhone capables d’utiliser les communications par satellite (pour les situations d’urgence dans des zones sans couverture réseau dans un premier temps).
L’environnement demeure donc incertain, tout comme le redressement structurel du secteur européen des télécoms. En Bourse, il est très bon marché à moins de 10 fois les bénéfices, ce qui offre un potentiel de revalorisation même si les profits ne remontent pas (encore) la pente.
Cette faible valorisation offre surtout une belle prime potentielle pour les cibles des opérations de consolidation comme on peut le voir avec Telecom Italia. KKR a offert une prime de 45,7% par rapport au cours de Bourse et serait prêt à encore relever son offre alors que Vivendi, premier actionnaire de l’opérateur italien, a jugé le prix trop bas.
Privilégier les cibles
Même si l’investissement est spéculatif, opter pour les cibles de la consolidation permet donc potentiellement d’engranger un gain conséquent sans courir le risque de l’évolution future du marché des télécoms. L’une des cibles le plus souvent citées est l’opérateur historique aux Pays-Bas KPN en raison du potentiel d’amélioration des résultats, des approches répétées du fonds de private equity EQT et de la réduction du nombre d’acteurs sur le marché néerlandais notamment.
BT Group est aussi régulièrement cité, l’ancien British Telecom pouvant offrir une position de choix à un acquéreur sur le marché britannique, tant dans le fixe que dans le mobile, tout en présentant une très faible valorisation. Les spéculations de reprises sont renforcées par la montée au capital de Patrick Drahi (participation de 12%), qui a retiré le groupe télécoms et médias Altice Europe de la Bourse en début d’année.
Présent sur de nombreux marchés européens (Royaume-Uni, Allemagne, Espagne, Portugal, Europe de l’Est…) et dans le monde en tant qu’opérateur mobile et/ou fixe, Vodafone serait assurément un acteur actif de la consolidation. Ce qui peut donner lieu à de nombreux scénarios de fusions et acquisitions. Mais le groupe britannique est souvent cité comme une cible idéale pour les sociétés de private equity. Le titre est faiblement valorisé en Bourse et la vente d’actifs permettrait de financer le rachat et/ou de compléter la présence de Vodafone sur certains marchés.
En Belgique, toute opération impliquant Proximus est limitée par le fait que l’Etat belge reste majoritaire au capital. Le sort d’Orange Belgium se joue à Paris désormais qu’Orange en détient 77%. Seul Telenet pourrait être ciblé par des acquéreurs potentiels. Mais les cartes sont entre les mains de Liberty Global, actif sur plusieurs marchés européens et en faveur d’une accélération de la consolidation.
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