Peter Vanden Houte (ING): “La livre turque n’est pas un investissement pour les bons pères de famille”

Ilse De Witte Journaliste chez Trends Magazine

Après que le président Recep Tayyip Erdogan a renvoyé le gouverneur de la banque centrale turque, Naci Agbal, le week-end dernier, la livre est passée de 8,6 livres par euro à 9,6. Lundi soir, la devise oscillait autour de 9,4 livres par euro. De telles fluctuations sont rares sur les marchés des changes. Explications de l’économiste Peter Vanden Houte (ING).

“Si vous regardez un graphique représentant une plus longue période, vous verrez que la livre perd régulièrement de la valeur par rapport à l’euro, et ce depuis au moins une décennie”, déclare Peter Vanden Houte, économiste en chef d’ING Belgique. “Des événements comme celui auquel nous avons assisté ce week-end influencent évidemment cette dévaluation.”

La livre turque n’est pas la seule concernée. Le marché boursier turc a également été chamboulé, tout comme Ege Profil (-10 %), la filiale turque du fabricant belge de fenêtres en PVC Deceuninck (-1,4 %). Converties en euros, les rentrées ont chuté. Ege Profil représente une part importante des revenus de Deceuninck.

Deceuninck surmonte les fluctuations du taux de change en jouant avec des augmentations de prix, selon son rapport annuel 2020. “La plupart des entreprises actives en Turquie essaient de se créer une sorte de couverture naturelle en produisant localement ou utilisant des sources de financement en livres turques”, ajoute Peter Vanden Houte. “Les bénéfices locaux en livres sont ensuite utilisés pour rembourser les prêts en livres. De cette façon, les entreprises amortissent les conséquences du taux de change. Les entreprises possédant des excédents en livres adoptent généralement une stratégie très opportuniste. Elles conservent les livres sur leur compte et attendent le moment opportun pour les vendre ou les investir. Elles évitent généralement de se couvrir avec des contrats à terme, car ceux-ci sont très coûteux en raison du taux de change.”

La monnaie turque s’effrite année après année, alors que la Turquie fait face à une forte inflation. Comment est-ce possible ?

PETER VANDEN HOUTE. “L’objectif officiel de la banque centrale est d’atteindre 5 % d’inflation, mais cela n’a jamais été le cas. En réalité, l’inflation est plutôt de l’ordre de 15 %. Fin 2019, l’inflation avait presque doublé. Un phénomène en partie dû à la hausse des prix des matières premières et de l’énergie, auxquels la Turquie est très sensible. L’ancien gouverneur de la banque centrale, le troisième en deux ans, avait quelque peu gagné la confiance des investisseurs. L’inflation devait atteindre 5 % d’ici 2023. Pour y parvenir, les taux d’intérêt devaient augmenter.”

La hausse des taux d’intérêt avait été entamée, mais l’augmentation de 2 pour cent de la semaine dernière a été plus sévère que prévu. Naci Agbal en a perdu son poste.

PETER VANDEN HOUTE. “C’était une réaction à la hausse des taux d’intérêt à long terme aux États-Unis. Le gouvernement et les entreprises turcs ont contracté de très nombreux prêts en dollars américains, et ceux-ci qui doivent être refinancés de temps à autre. Dans une note, mon collègue turc a estimé que le financement extérieur représente environ 27 % du produit intérieur brut. C’est problématique.

“Lorsque la banque centrale américaine a commencé à resserrer sa politique monétaire en 2013, tous les pays émergents ayant beaucoup de prêts en dollars en ont subi les conséquences. Ces pays vulnérables ont vu leur devise s’effondrer. La Turquie est le canari dans la mine de charbon, mais elle est allée plus loin que d’autres pays. La plupart des pays émergents ont tiré les leçons de ce que l’on appelle le taper tantrum de 2013, et ont réduit leurs prêts en devises étrangères.”

Et maintenant ?

PETER VANDEN HOUTE. “Le nouveau gouverneur, Sahap Kavcioglu, est un partisan des taux d’intérêt bas, alors que des hausses de taux sont nécessaires pour maîtriser l’inflation. De plus, il est dans la poche du président turc Recep Tayyip Erdogan. Un élément qui ne joue pas en la faveur de la confiance.”

La Turquie était autrefois le pays émergent dans l’arrière-cour de l’Union européenne. Qu’en est-il de ceci ?

PETER VANDEN HOUTE. “La Turquie a raisonnablement bien résisté à la pandémie. En 2019, sa croissance économique a été spectaculaire : 0,9 pour cent En 2020, elle a été deux fois plus importante : 1,8 pour cent. La Turquie dispose d’une population jeune. Son potentiel de croissance est supérieur à celui de l’Union européenne. Pour pouvoir en profiter, elle a toutefois besoin d’un environnement politique et géopolitique stable. L’adhésion de la Turquie à l’Union européenne a été mise en veilleuse. La Turquie n’en fait qu’à sa tête en Syrie et en Libye, et se dispute avec la Grèce au sujet des gisements de gaz en Méditerranée. L’Union européenne est déjà intervenue à plusieurs reprises en tenant des propos menaçants et a même récemment suggéré une recommandation de voyage négative pour la Turquie si elle devait continuer sur cette voie. Le secteur touristique est essentiel en Turquie. Une telle recommandation aurait des conséquences économiques fortes.”

Et pourtant, l’Union européenne dépend de la Turquie pour endiguer le flux de réfugiés.

PETER VANDEN HOUTE. C’est exact. L’Union européenne adopte une attitude quelque peu contradictoire, car elle envisage d’aider financièrement la Turquie à accueillir ces réfugiés. J’ai envie de dire qu’il n’y a pas que le climat politique qui est instable en Turquie depuis le coup d’État manqué de 2016. Les dirigeants politiques tentent souvent de détourner l’attention de la situation intérieure en se lançant dans des aventures à l’étranger. Le président Erdogan ne déroge pas à cette règle.”

Dans le passé, les particuliers belges ajoutaient parfois des obligations en livres turques à leur portefeuille. Est-ce toujours une bonne idée ?

PETER VANDEN HOUTE. “Nous observons une constante cette dernière décennie : le taux de change de la livre turque par rapport à l’euro se dégrade à un rythme raisonnable. La Turquie a toujours eu un taux d’inflation plus élevé que l’Europe. Investir dans des obligations en livres turques signifie perdre en pouvoir d’achat. Un investisseur ne peut gagner que si le taux d’intérêt réel — c’est-à-dire la différence entre le taux d’intérêt et l’inflation — est suffisamment élevé pour compenser la perte de valeur. Le coupon de l’obligation doit donc compenser la dépréciation structurelle de la livre. Il ne s’agit donc pas d’un investissement pour les personnes prudentes, mais plutôt d’un pari très risqué. Comme nous l’avons vu le week-end dernier, la livre n’est pas à l’abri d’une chute inattendue.”

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