Les employés sont aujourd’hui de plus en plus nombreux à profiter des bénéfices de l’entreprise qui les emploie
Le penseur allemand Karl Marx traitait les actionnaires de vampires qui suçaient le sang des travailleurs. Mais les employés sont aujourd’hui de plus en plus nombreux à profiter des bénéfices de l’entreprise qui les emploie
Quand la société de télécom Belgacom, rebaptisée Proximus, a fait son entrée en Bourse en 2004, le personnel a eu la possibilité d’acheter des actions de l’entreprise à un prix réduit de 16,66%, une proposition à laquelle a souscrit un employé sur trois. Ces actions produisent depuis 2004 un rendement annuel moyen de 5% environ. Elles sont rentables du fait des dividendes distribués (distribution des bénéfices) plus que de la hausse du cours.
Lors de son introduction en Bourse en 2013, bpost a réservé 5,5 millions d’actions à ses employés, dont moins de 17% ont effectivement trouvé preneurs au sein du personnel. bpost n’a pas précisé le nombre exact d’employés acquéreurs. L’action vaut aujourd’hui 5 euros de moins que le prix d’introduction mais les dividendes n’en demeurent pas moins intéressants. Compte tenu de la réduction dont les employés ont bénéficié, le rendement annuel moyen est estimé à 6,5%.
Il se murmure que 1.900 employés de Proximus pourraient perdre leur emploi. Du côté de bpost, les syndicats se disent inquiets pour l’emploi l’an prochain, quand la tournée des facteurs cessera d’être quotidienne. La menace de licenciements visant à améliorer la rentabilité d’une entreprise a pour effet d’attiser la dichotomie entre travail et capital. Mais si Proximus et bpost arrivent à booster leurs bénéfices grâce à une réduction de leurs effectifs, les premiers à en bénéficier seront les employés actionnaires.
Ne jamais mettre tous ses oeufs dans le même panier
Les choses peuvent aussi prendre une tout autre tournure. De nombreux employés de Fortis possédaient des actions de la banque quand elle s’est mise à capoter. Idem pour KBC et Dexia. L’exemple des banques est souvent cité par les syndicats pour dénoncer la participation au capital. La déconvenue est encore plus grande quand votre emploi est en jeu et que vos économies risquent de partir en fumée.
” La prise de participation au capital de l’employeur n’est pas sans risque, confirme Geert Janssens, économiste en chef au forum d’entrepreneuriat engagé Etion. Aux Etats-Unis, des entreprises ont fait faillite alors que la pension des employés dépendait entièrement des actions de la société qu’ils détenaient. Autrement dit, ils ont perdu et leur job et leur pension. Il ne faut jamais mettre tous ses oeufs dans le même panier. ”
Comme le fait remarquer Geert Janssens, il n’existe pas de véritable culture d’actionnariat en Belgique. ” La participation des employés au bénéfice des entreprises américaines remonte au 18e siècle, note-t-il. Le premier ministre américain des Finances, Alexander Hamilton, était un fervent adepte de la participation du personnel. Les Etats-Unis ont beaucoup plus d’expérience dans le domaine des plans actionnaires que la Belgique. ” Toute la question est de savoir si les employés belges souhaitent participer au capital de leur employeur. Pour Geert Janssens, il y a plus d’avantages que d’inconvénients.
A en croire Xavier Baeten, professeur à la Vlerick School, la participation des employés au capital de l’entreprise n’est pas vraiment populaire en Belgique. ” Ce n’est pas plus mal car comme le montrent les études, l’actionnariat des employés ne fonctionne que dans les entreprises à la culture participative. Autrement dit, les entreprises qui donnent la parole à leur personnel, l’écoutent, l’informent, etc. ”
Xavier Baeten va même plus loin : ” D’après nos propres constatations, c’est souvent problématique. La participation des employés au capital ou aux résultats de l’entreprise ne fonctionne que si elle s’accompagne d’une certaine implication dans la stratégie et d’une bonne transmission des informations “.
Avoir son mot à dire
Les employés qui possèdent suffisamment d’actions et, par conséquent, de droits de vote ont un certain pouvoir décisionnel. Dans le groupe autrichien de technologie de l’acier Voestalpine, 25.700 employés actifs, propriétaires de 24,4 millions d’actions de l’entreprise, ont créé une fondation. Ils sont ainsi le deuxième plus grand actionnaire. Ils participent au bénéfice et assurent, grâce à leur participation de quasi 15%, l’ancrage de l’entreprise et sa protection contre les acquisitions hostiles. Les employés de Voestalpine exercent aussi un droit de vote important à l’assemblée générale et au conseil d’administration, et ont leur mot à dire quant aux décisions stratégiques.
Pour Geert Janssens, c’est l’évidence même : la participation du personnel est la solution de l’avenir. ” Face à la numérisation et à la mondialisation, les entreprises sont confrontées à des défis de taille, explique-t-il. Les solutions doivent venir des employés et des employeurs réunis. La meilleure façon de s’assurer que tout le monde rame bien dans la même direction est d’impliquer les travailleurs. Pas nécessairement par le biais d’une participation au capital mais par la motivation et le changement de culture d’entreprise. ”
Les syndicats belges sont d’un tout autre avis. ” Le contrôle des employés doit reposer sur l’apport de leur travail, ce qui n’exclut pas une participation fondée sur l’apport de capital “, estime David Van Bellinghen, porte-parole du syndicat chrétien CSC. Pour les socialistes de la FGTB également, il n’appartient pas aux employés d’endosser la responsabilité des décisions de management. ” Nous préconisons un système de cogestion qui intègre les syndicats à la direction de l’entreprise, avance le porte-parole Jurgen Masure. Les syndicats doivent pouvoir exercer pleinement leur pouvoir de contrôle par la voix du conseil d’entreprise et de la délégation syndicale, ce qui est pratiquement impossible quand on est coresponsable des décisions de management. ”
A l’étranger
” Les syndicats belges cultivent la différence entre travail et capital, estime Geert Janssens. Une dichotomie indispensable à leur survie, pensent-ils. Ils ne veulent surtout pas que la frontière entre travail et capital s’estompe et sont opposés à toute forme de participation du personnel. A l’étranger, les syndicats osent prendre une position diamétralement opposée. ” L’expert songe ici principalement aux syndicats allemands.
Quand nous lui opposons la divergence d’opinion avec certains syndicats étrangers, Jurgen Masure répond sans ambages que le système est très développé, en Allemagne surtout, et que les événements de ces dernières années en ont souligné les dangers. ” Les syndicats de Volkswagen ont été emportés dans la tourmente du dieselgate, indique le porte-parole de la FGTB. Ils sont présumés partager la responsabilité de la fraude. On est effectivement en droit de s’interroger sur l’efficacité de leur rôle de contrôle et le possible impact négatif du système de cogestion. ”
Les syndicats craignent que les formes alternatives de rémunération ne finissent par torpiller la sécurité sociale. ” Pour nous, le plus important est et reste le salaire brut car c’est sur cette base que sont calculés les droits sociaux, insiste Jurgen Masure. Chaque indemnité, que ce soit de retraite, de maladie, d’invalidité ou de chômage, dépend du salaire brut. Les formes alternatives de rémunération consistent à se tirer une balle dans le pied. A court terme, elles assurent peut-être un salaire net plus élevé mais, à long terme, le travailleur y perd. ”
La Belgique est donc tout sauf pionnière en matière de participation des employés au capital de l’entreprise. Selon une étude de l’European Federation of Employee Share Ownership (Efes), environ 30% des grandes entreprises belges avaient en 2019 un plan actionnaire en cours mais de nombreux employés s’en trouvaient exclus. La moyenne européenne est de 52%. L’étude se basait sur un échantillonnage de 60 entreprises belges cotées en Bourse et une entreprise non cotée.
Un ou quelques pour cent
Selon cette même étude, sept à huit travailleurs belges sur 100 détiennent des actions de l’entreprise qui les emploie, alors que la moyenne européenne se situe à 21%. ” Le nombre d’employés participant aux plans actionnaires aurait diminué de moitié en Belgique ces 10 dernières années, selon l’Efes “, soutient Xavier Baeten. L’étude pointe cinq entreprises belges pour ce qui est de la mise à disposition des actions au personnel : Colruyt, Elia, EVS, KBC et IBA ( lire l’encadré ” Les salariés peuvent aussi être actionnaires “).
” Le pourcentage d’actions détenues par les collaborateurs n’est que de un ou quelques pour cent tout au plus, précise Geert Janssens. Colruyt est la seule entreprise qui affiche un pourcentage supérieur à 10%. Impossible toutefois de connaître le pourcentage exact car les employés sont autorisés à revendre leurs actions en Bourse au bout d’un certain temps. ”
Selon une autre étude du fournisseur de services HR, SD Worx, près de 10% des entreprises belges proposent à leurs collaborateurs des actions ou une rémunération liée aux actions. ” Plus le niveau hiérarchique de son collaborateur est élevé, plus l’entreprise propose ce type d’avantage, explique Kristiaan Andries, de SD Worx. Ces avantages sont donc plus souvent proposés aux directeurs et aux cadres qu’aux travailleurs. ”
Kris De Schutter, de Loyens & Loeff, constate que les options sur actions de la société gagnent en popularité ces dernières années, le but stratégique était de fidéliser le personnel à l’entreprise. ” Les produits bancaires avec option sur un indice actionnaire ou un fonds remportent le plus de succès, assure-t-il. Rien à voir avec la participation des employés au capital de la société. Il s’agit plutôt de rémunération flexible et d’optimisation fiscale. ”
Depuis 1987, tous les employés de Colruyt ont la possibilité d’acquérir des actions de l’entreprise. Le groupe de supermarchés applique le système autorisant une décote de 20% maximum sur le cours boursier. L’idée vient de feu Jo Colruyt, le père de Jef Colruyt, l’actuel CEO.
” Chaque année, nos syndicats sont demandeurs, clame le porte-parole Hanne Poppe. Ils n’apprécieraient pas si nous y renoncions. Cette opportunité s’inscrit dans une vision plus large de participation à Colruyt Group, tant sur le plan organisationnel que financier. ”
” Depuis son introduction en Bourse en 1998, tous les employés belges de KBC peuvent souscrire annuellement à une augmentation de capital limitée qui leur est réservée, explique le porte- parole Stef Leunens. Cette réglementation était déjà en vigueur du temps de la Kredietbank, cotée en Bourse avant la fusion avec ABB Assurances et CERA Banque. ” KBC recourt à un autre système que Colruyt, à savoir l’octroi d’actions individuelles avec une décote maximale de 16,67%.
Comme l’explique Stef Leunens, le législateur a créé et encouragé cette possibilité dans les années 1990. ” Ce genre de plan d’actions accroît la motivation du personnel “, indique-t-on chez Colruyt. Même son de cloche du côté de KBC : ” Toutes les opportunités de souscription ont remporté un égal succès “. Le plan d’action a remporté un peu moins de succès pendant la crise financière, quand KBC a proposé une réduction très limitée voire aucune.
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