“L’économie se normalise, il suffit d’être patient”
L’économie de la zone euro se redresse enfin, mais la Banque centrale européenne n’abandonne pas sa politique de rachats de titres de dettes. Le Belge Peter Praet, économiste en chef de l’institution, nous dit pourquoi.
Progressivement ” et ” patiemment ” sont des termes que Peter Praet nous répète à l’envi. Le bras droit de Mario Draghi prend tout son temps pour nous expliquer la politique d’assouplissement quantitatif (quantitative easing), dont il est un des principaux architectes. Il comprend bien le mécontentement des épargnants. ” J’en suis un moi-même “, rappelle-t-il. Ce qui ne l’incite toutefois pas à plaider en faveur d’un changement stratégique, et en aucun cas pour un relèvement des taux, à brève échéance. Les banques qui espéraient être rapidement débarrassées des taux négatifs en seront donc pour leurs frais. C’est vrai, l’économie redémarre. Mais aucun virage à 180 degrés n’est encore en vue.
Mais encore ? Quand Francfort se décidera-t-elle à abandonner sa politique d’expérimentation monétaire ? Comment faire pour réduire le bilan astronomique de la Banque centrale européenne (BCE) ? Peter Praet brosse des contours, esquisse une stratégie, mais demeure prudent. ” Il s’agit là d’un terrain inexploré “, plaide-t-il. C’est clair : les banquiers centraux marchent plus que jamais sur des oeufs.
TRENDS-TENDANCES. Mettons donc d’emblée les pieds dans le plat : le spectre déflationniste a disparu, l’économie se redresse, le risque politique diminue. N’est-il par conséquent pas temps de…
PETER PRAET. (Nous interrompant) Les risques politiques diminuent en effet, mais les incertitudes demeurent nombreuses. Pensez notamment au résultat du référendum sur le Brexit. Nous avons vu à quel point des négociations peuvent prendre rapidement une direction ou son contraire. L’économie n’est pas encore totalement à l’abri ; les risques sont certes plus équilibrés, mais ils restent orientés à la baisse.
Nous assistons pour la première fois depuis longtemps à un redressement synchronisé de l’économie mondiale. Il me faut toutefois souligner deux choses. La première est que la zone euro n’est pas encore en mesure de se passer de la politique monétaire accommodante, à laquelle doivent de surcroît venir s’ajouter des réformes structurelles, si l’on veut que la croissance tienne le coup à moyen et long termes.
La deuxième est que les indicateurs de confiance, qualifiés de soft data, se portent actuellement mieux que les données tangibles. Pour pouvoir évaluer exactement l’ampleur du soutien monétaire qui demeure nécessaire, il est impératif de distinguer dans ces données tangibles une confirmation de ce qu’affirment les indicateurs de confiance.
Compte tenu de ce manque de clarté, vous estimez donc qu’il est trop tôt pour revenir sur la politique d’assouplissement quantitatif ?
La bonne nouvelle, c’est que cette politique fonctionne. Suis-je triomphaliste ? On peut en discuter, mais notre stratégie a sans conteste été déterminante lorsqu’il s’est agi de lutter contre les risques de déflation et de soutenir l’économie. Pour la première fois depuis de nombreuses années, la croissance est essentiellement portée par la consommation intérieure et tout particulièrement, par la consommation des ménages. L’argument selon lequel notre politique incite les individus à économiser ne tient donc pas ; pas plus que celui qui consiste à dire que les taux réels négatifs les encouragent d’autant plus à épargner.
D’où vient cette prudence au sujet de la direction que doit emprunter la politique de la BCE ?
La dernière fois que nous avons renforcé notre politique, c’était en 2011, ce qui commence à faire loin. Après une période prolongée de politique accommodante, telle que nous la connaissons aujourd’hui, tout changement d’orientation doit être très soigneusement préparé, et progressivement mis en oeuvre. Il faut être sûr que la croissance permettra à l’inflation d’atteindre un niveau juste inférieur à 2 %, et de s’y maintenir.
Or l’inflation n’est pas encore près de remonter durablement, n’est-ce pas ?
L’inflation est extrêmement volatile depuis quelque temps. Nous avons toujours dit qu’il fallait regarder au travers de cette volatilité à court terme ; c’est la raison pour laquelle nous tenons essentiellement compte de l’inflation sous-jacente, comme l’inflation de base (inflation calculée hors éléments les plus volatils, dont l’énergie, Ndlr), laquelle demeure extrêmement faible. Certes, les prix à la production augmentent partout dans le monde depuis plusieurs mois, y compris même, prudemment et depuis plus récemment, en Europe. Jadis, il fallait un à deux ans pour qu’une augmentation des prix à la production se traduise par une hausse des prix des marchandises industrielles non énergétiques, élément constitutif majeur de l’inflation de base. Nul ne sait à quelle vitesse les choses vont évoluer désormais.
L’économie n’est pas encore totalement à l’abri ; les risques sont certes plus équilibrés, mais ils restent orientés à la baisse.”
Nous examinons également l’évolution des prix dans le secteur tertiaire, laquelle est en grande partie déterminée par les salaires. Il nous est arrivé par le passé de surestimer l’inflation salariale, parce que nous n’avions pas suffisamment tenu compte des gens qui, démotivés, avaient quitté le marché de l’emploi, et des travailleurs involontairement occupés à temps partiel. Nous connaissons désormais mieux le phénomène de sous-exploitation de la main-d’oeuvre dans l’économie, qui est plus important que ce que les chiffres officiels du chômage laissent supposer.
Le fossé qui sépare cette définition élargie du chômage de sa définition traditionnelle se réduit depuis peu. Cela signifie que les individus réintègrent le marché de l’emploi. Il n’est pas impossible qu’au cours des années qui viennent, la pression exercée sur les salaires commence à alimenter l’inflation. Les choses évoluent clairement dans la bonne direction. Nous ne sommes pas embourbés dans un scénario de déficit inflationniste.
Vous ne doutez donc pas du retour de l’inflation ?
Nous avons aujourd’hui davantage confiance en la direction que va prendre l’inflation annoncée dans nos prévisions. Mais nous ne reviendrons pas sur notre politique, fût-ce progressivement, avant de disposer de davantage de confirmations encore. L’output gap (l’écart entre le niveau réel de la production et son niveau potentiel, Ndlr) devrait se combler d’ici 2019 avec, à la clé, une remontée des prix.
Reste que le développement économique dépend toujours de conditions de financement très favorables, dans lesquelles la politique monétaire joue naturellement un rôle essentiel. Elle n’est pas la seule. Les conditions financières sont également tributaires de facteurs internationaux, dont les possibles effets d’engrenage (spill-over) aux Etats-Unis.
Pendant que la BCE attend, les critiques se multiplient. Le secteur bancaire en particulier se plaint des taux d’intérêt négatifs.
C’est exact, mais ces critiques sont souvent exagérées. Les banques n’ont pas la vie facile et leurs bénéfices sont sous pression, mais ce n’est pas entièrement dû aux taux d’intérêt négatifs. Ainsi, la crise n’a-t-elle pas été suivie d’un véritable mouvement de consolidation : la concurrence fait donc rage dans le secteur. Ce qui n’empêche pas, constatons-nous, les banques de faire profiter leur clientèle de conditions de financement avantageuses, dont un accès aux crédits à long terme bon marché accordés par la Banque centrale (les Targeted Long Term Refinancing Operation, TLTRO, Ndlr). Nous ne pouvons donc que nous réjouir des retombées de notre politique. On voit par exemple dans les réponses données par les PME interrogées à ce sujet qu’elles ne craignent plus particulièrement d’être privées de crédit. Ce qui permet de penser que l’octroi de prêts ne constitue plus un frein à la croissance.
Les taux d’intérêt négatifs seront critiqués jusqu’à la fin, notamment parce que le concept même de taux négatifs est difficile à intégrer. Ceci peut-il vous inciter à opérer un relèvement des taux avant de commencer à démanteler le programme de rachats de titres de dettes ?
Le taux de dépôt négatif fait partie d’un train de mesures complexes, interconnectées. Si l’on change un seul élément, tous les taux s’en ressentiront. Imaginons que nous continuions à acheter des obligations, ce qui pèse sur les taux longs, tout en relevant par ailleurs les taux courts, ce qui modifierait les pronostics relatifs à tous les taux futurs. Nous influencerions de la sorte les taux longs de deux manières opposées et contrebalancerions en partie, de par le relèvement des taux courts, les effets des achats obligataires.
L’ordre choisi est extrêmement logique : d’abord, le tapering (démantèlement de la politique de rachats massifs de titres de dettes, également appelée ” quantitative easing “, Ndlr), qui a pour effet d’augmenter la prime à terme dans les taux longs, ensuite seulement le relèvement des taux à court terme. Il faut nous y prendre d’une manière très ordonnée si nous ne voulons pas perdre tous les avantages acquis ces dernières années.
Si cet ordre va tellement de soi, pourquoi est-il tant critiqué ?
Certains banquiers affirment que relever les taux de dépôt reviendrait de facto à assouplir la politique, puisque les banques accorderaient alors davantage de crédit. Mais comme nous l’avons dit, l’octroi de crédit n’est actuellement soumis à aucun frein.
Tout le monde critique la conjoncture actuelle. Moi aussi : j’aimerais qu’il y ait plus de croissance, d’investissements et de réformes structurelles. Mais il ne suffit pas de claquer des doigts pour les obtenir. Il va de soi que nous reconsidérerons la situation au mois de juin. Le bon moment pour commencer à démanteler la politique d’assouplissement quantitatif est difficile à identifier ; il faut d’abord être sûr que l’inflation puisse durer. Mais l’économie se normalise, il suffit d’être patient. Cela dit, je reconnais que le processus est long et que les risques ne sont pas totalement éliminés.
Le bon moment pour commencer à démanteler la politique d’assouplissement quantitatif est difficile à identifier ; il faut d’abord être sûr que l’inflation puisse durer.”
Que dire aux épargnants, qui ont l’impression de payer pour la crise depuis tant d’années ?
Je suis moi aussi un épargnant. N’oublions pas que la crise a fait perdre leur emploi à énormément de gens. Sans la politique monétaire, nous serions en plein marasme économique. Rappelez-vous également que les taux bas facilitent le remboursement des dettes, en particulier des crédits hypothécaires. Dans un certain nombre de pays, dont la Belgique, ces avantages sont supérieurs aux pertes enregistrées sur les comptes d’épargne.
C’est une maigre consolation pour l’épargnant, dont l’inflation et les taux bas plombent le pouvoir d’achat…
Ce que vous dites est vrai pour une certaine catégorie d’épargnants – un groupe certes non négligeable, en chiffres absolus. Je parle des retraités qui, sans être spécialement fortunés, vivaient en partie des intérêts de leur épargne. Tout le monde n’a pas la possibilité de se diversifier en investissant en actions. Les taux bas posent problème aux fonds de pension et aux assureurs vie également, mais cela ne peut nous inciter à opter pour une politique monétaire notoirement inappropriée.
Il s’agit donc de ” dommages collatéraux ” ?
Eh bien, toute politique monétaire entraîne une redistribution. Si la BCE n’avait pas pris de mesures, les effets de la redistribution auraient été pires encore. Nous avons pour mandat de veiller à la stabilité des prix. Si les retombées de la redistribution sont très marquées, c’est aux pouvoirs publics d’intervenir. Ce serait une grave erreur que de définir la politique monétaire en fonction de considérations autres que celle de la stabilité des prix. Le jour où elle en arrivera là, la BCE pourra tout aussi bien intégrer le ministère des Finances. Je pense que même celui-ci n’approuverait pas l’idée ; il est crucial de séparer politique monétaire et pouvoir exécutif.
Vous pourriez également vous tromper et arrêter trop tard de faire tourner la planche à billets ?
Je pense que les types d’erreurs que nous sommes susceptibles de commettre aujourd’hui peuvent avoir des retombées de gravité diverse. Si nous réagissons trop tard, nous risquons de provoquer une certaine pression inflationniste, parce que l’économie s’avérera légèrement plus vigoureuse que nous ne le pensions. Compte tenu de la sous-exploitation qui caractérise encore la zone euro, ce risque est considéré comme limité. Par contre, si nous revenons trop tôt sur notre politique, nous mettrons en danger le redressement, de même que la convergence de l’inflation en direction de notre objectif.
Est-ce là la discussion à laquelle Mario Draghi a fait allusion dans sa dernière conférence de presse ?
Non, il parlait surtout des risques, orientés à la hausse ou à la baisse, qui entourent les perspectives de croissance : les risques sont-ils en équilibre ? L’évaluation de l’équilibre des risques a une fonction de signal extrêmement forte. Le Conseil des gouverneurs estime que les risques sont de plus en plus équilibrés, mais néanmoins toujours orientés à la baisse. Nous réexaminerons naturellement la situation à l’occasion des prochaines réunions.
Mario Draghi est revenu sur une partie de phrase, faisant allusion à un allégement des risques… Brosse-t-il les marchés dans le sens du poil ?
La question n’est pas là du tout. Je parlerais plutôt de communication prudente.
Attendez-vous avec impatience le jour où tout ce que vous direz ne sera plus pesé et décortiqué ?
Ce sera pour dans un peu plus de deux ans, après mon départ à la retraite. Un banquier belge m’a dit un jour, à l’époque où je travaillais à la Générale de Banque : ” Auparavant, j’avais beaucoup de choses à raconter, mais rien à dire. Désormais, j’ai beaucoup de choses à dire, mais ne peux quasiment rien raconter. Une fois à la retraite, je n’aurai plus rien à dire ni à raconter. ” (rires)
Par Jasper Vekeman et Daan Killemaes.
Les rachats massifs de titres de dettes ont fait grossir les bilans des banques centrales. Ceux-ci retrouveront-ils un jour leur niveau d’avant la crise ? Il est beaucoup trop tôt pour se prononcer, estime Peter Praet : “Le sujet fait intervenir de nombreuses dimensions et suscite des débats au sein de la Fed. Il s’agit d’un terrain inexploré. Que se passera-t-il si nous cessons de réinvestir les obligations à échéance ? Quel effet une telle politique aurait-elle sur la normalisation des taux d’intérêt ? L’accélérerait-elle ? Rien n’est simple. Dans le cadre de la politique monétaire, tout est lié. Le moindre changement d’orientation engendre une série de conséquences”.
“Un autre aspect encore, propre au fonctionnement des marchés financiers, est l’équilibre entre l’offre et la demande de safe assets, poursuit l’économiste en chef de la BCE. L’offre d’actifs sûrs se contracte. Les obligations des entreprises les plus solvables ont quasiment disparu du paysage. Certains pays ont même perdu leur triple A. A l’inverse, la demande demeure impressionnante. Les recherches à ce sujet sont nombreuses. Certains analystes estiment que les bilans des banques centrales doivent être maintenus en permanence à un niveau supérieur, pour permettre aux réserves de combler ce fossé entre offre et demande.”
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