La grande distribution dans la tourmente en Bourse
A l’image de Colruyt, le secteur de la vente au détail connaît une passe difficile entre inflation des coûts et pressions sur les budgets des ménages. La forte correction offre toutefois des opportunités, à condition de notamment identifier les pièges comptables.
Entré en Bourse en 1977, Colruyt est devenu une valeur incontournable au fil des années. Au printemps 2019, l’action pointait à plus de 67 euros après une division par 500 du titre: split de 1 pour 10 en 1990 et 1999 et de 1 pour 5 en 2010. La tendance a radicalement changé le 19 juin 2019 quand le distributeur de Hal a prévenu que la forte concurrence sur le marché belge pesait sur ses marges. Le titre avait sombré de plus de 15% en une seule séance, la pire chute de son histoire.
Depuis, Colruyt ne s’en est jamais remis. Le titre a certes fait quelque peu illusion en 2020 quand les consommateurs se ruaient dans les supermarchés en pleine pandémie. Mais le soufflé est vite retombé. Dès la fin de l’année 2020, il a commencé à voir sa part de marché se tasser. Les explications étaient diverses comme le développement de l’enseigne néerlandaise Albert Heijn en Flandre et la présence réduite du distributeur dans les magasins de proximité.
En décembre dernier, Colruyt annonçait avoir perdu près d’un tiers de son potentiel bénéficiaire avec un recul de 6,2% à 4,2% de sa marge opérationnelle au premier semestre de son exercice 2021-2022. Une dégradation de la rentabilité qui résulte de l’inflation des prix des marchandises et de l’intensification de la concurrence, notamment alimentée par le groupe pour soutenir sa part de marché.
Cette évolution a engendré une nette dévalorisation du titre en Bourse, Colruyt ayant perdu sa prime de distributeur parvenant à gagner des parts de marché sans rogner sur ses marges. En trois ans, l’action affiche une perte de 57%, bien pire que ce que le titre a connu lors du krach salami (2000-2003) ou de la Grande récession de 2008.
Correction généralisée
La chute de Colruyt a été amplifiée par la correction généralisée du secteur de la distribution. En Europe, le Stoxx 600 Retail affiche ainsi une chute de près de 30% ces six derniers mois. Et aux Etats-Unis, le S&P Retail a baissé de 26% durant la même période. Walmart, premier distributeur mondial avec des ventes annuelles de 576 milliards de dollars et 2,3 millions d’employés, a ainsi connu sa pire chute depuis 1987 et a plongé de 19% en trois jours après la publication de ses chiffres trimestriels en mai.
Globalement, la tendance baissière s’est accélérée à partir de la fin février avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie. L’envolée des prix des matières premières et de l’énergie a en effet attisé l’inflation et les inquiétudes des distributeurs. D’un côté, le pouvoir d’achat des ménages et donc les ventes sont sous pression. D’un autre, les coûts montent sous l’effet de la hausse des prix des marchandises, des locaux (loyers, énergie) et des salaires.
Enfin, le dernier problème est une hausse des stocks. Les fortes perturbations des chaînes d’approvisionnement ont amené les distributeurs à augmenter leurs achats et leurs stocks pour limiter le risque de pénuries. Aux Etats-Unis, l’agence Bloomberg évoque une hausse de 26% ou de 44,8 milliards de dollars en un an des stocks. Ce qui pèse sur la rentabilité au travers d’une hausse des frais de stockage et des coûts de financement, dans un environnement de hausse des taux. De plus, nombre de distributeurs ayant mal évalué l’évolution de la demande des consommateurs en sortie de pandémie doivent réduire les prix de certains produits pour liquider leurs stocks.
Parmi les “retailers” cotés en Bourse, Carrefour semble le mieux positionné. Le groupe a enregistré des gains de parts de marché dans tous ses pays clés.
Valorisation des stocks
La gestion de ces stocks est aujourd’hui tellement importante pour le secteur que leur valorisation est devenue un enjeu majeur pour les distributeurs. Rappelons à ce niveau qu’il existe trois grandes méthodes de comptabilisation des stocks. La première: FIFO (First In First Out), quand les produits vendus sont supposés les plus anciens à avoir été achetés. La deuxième: LIFO (Last In First Out), quand les produits vendus sont supposés les derniers à avoir été achetés. La troisième: celle du Coût unitaire moyen pondéré (CUMP), quand l’entreprise utilise une moyenne du prix d’achat de ses stocks.
En période de hausse des prix, une entreprise appliquant une méthode FIFO enregistre de meilleures marges bénéficiaires (vente des produits plus anciens achetés à moindre prix) et voit la valeur de ses stocks augmenter plus rapidement. Ce qui est notamment le cas d’Amazon, de Lowe, de Colruyt ou de Casino Guichard Perrachon. A l’inverse, un distributeur utilisant une méthode LIFO comme Target, Macy’s ou Carrefour connaît directement des pressions sur sa rentabilité puisqu’il tient compte du prix plus élevé des derniers produits achetés pour ses ventes.
Tesco, Sainsbury’s ou Metro AG utilisent la méthode CUMP à l’impact plus limité. De nombreux groupes combinent aussi différentes méthodes comme Walmart (LIFO aux Etats-Unis, FIFO à l’international), Costco (LIFO aux Etats-Unis, FIFO à l’international) ou Ahold Delhaize (FIFO ou CUMP en fonction des produits).
La stabilisation attendue de l’inflation au cours des prochaines années changera la donne. Ce seront alors les distributeurs appliquant la méthode FIFO qui peineront à redresser leurs marges.
Carrefour sur repli
L’autre élément crucial dans le secteur de la grande distribution est la dynamique au niveau des parts de marché. Récupérer ces parts est souvent un processus long et fastidieux, car cela touche à de nombreux aspects de la stratégie: positionnement sur les prix, localisation (magasins de proximité ou de périphérie), type de points de vente (supermarché ou hypermarché), e-commerce, investissements marketing.
Du côté des distributeurs cotés actifs en Belgique – rappelons qu’Aldi et Lidl sont des géants mondiaux non cotés -, Carrefour semble le mieux positionné. Le groupe a enregistré des gains de parts de marché dans tous ses pays clés (France, Espagne, Brésil) en 2021 et au premier trimestre 2022 grâce notamment à sa présence dans le commerce en ligne et les magasins de proximité. Il a stabilisé sa marge opérationnelle en 2021 à un niveau toutefois assez faible (3,1%), laissant un potentiel d’amélioration que le groupe veut exploiter.
Ce redressement et ces bonnes perspectives n’ont pas échappé aux marchés puisque Carrefour affiche un gain de 34% au cours des six derniers mois sur Euronext Paris. Il apparaît ainsi préférable de se positionner sur repli, même si la valorisation demeure raisonnable (12 fois le bénéfice prévu en 2022 selon le consensus). Les résultats semestriels (prévus pour le 27 juillet) risquent de souffrir de la méthode LIFO employée par Carrefour pour les stocks, mais c’est plutôt de bon augure à plus long terme.
Revalorisation d’Ahold Delhaize
Ahold Delhaize connaît pour sa part une normalisation de ses activités après la pandémie dont il a clairement bénéficié grâce notamment à sa forte présence dans l’e-commerce (Bol.com). Sa marge opérationnelle est ainsi revenue à 4,2% au premier trimestre, en ligne avec ses performances historiques.
Le distributeur néerlandais a gagné des parts sur ses principaux marchés, à savoir les Etats-Unis et le Benelux. En termes de valorisation, le titre cote moins de 12 fois le bénéfice prévu pour cette année, un multiple plutôt favorable au vu de la solide croissance structurelle grâce notamment à sa forte présence aux Etats-Unis (plus de 60% de ses ventes). Ces derniers connaissent en effet une croissance économique et démographique plus forte que l’Europe occidentale. Les analystes sont ainsi plutôt confiants avec 19 conseils d’achat sur 27 recommandations en mai, d’autant que l’introduction en Bourse prévue de Bol.com au second semestre pourrait accélérer la revalorisation du titre.
Pour ce qui est de Colruyt, le groupe a réagi rapidement à ses pertes de parts de marché en renforçant son positionnement prix et le titre ne présente aujourd’hui plus de prime (12 fois les bénéfices prévus selon Degroof Petercam) malgré la chute de ses profits. Il semble toutefois prématuré de miser sur le distributeur de Hal. D’une part, la publication de ses chiffres annuels le 14 juin sera déterminante pour évaluer l’efficacité de sa stratégie actuelle. D’autre part, sa méthode de FIFO de valorisation des stocks risque de prolonger les pressions sur ses marges.
Costco, modèle unique
Au niveau international, Walmart demeure plébiscité par les analystes avec 32 conseils d’achat sur 41 avis en mai. Le géant a pourtant très mal commencé son exercice 2022-2023 avec un bénéfice inférieur aux attentes et des prévisions revues à la baisse pour l’ensemble de l’année: abandon de son objectif d’une croissance de 5% à 6% de ses bénéfices. Toutefois, les analystes apprécient ses investissements des 10 dernières années dans l’e-commerce qui lui ont permis de devenir le numéro deux des ventes en ligne aux Etats-Unis, derrière Amazon et devant eBay. Selon le fournisseur mondial de commerce électronique Edge by Ascential, cela sera toutefois insuffisant pour maintenir sa part de marché aux Etats-Unis d’ici 2026. A près de 20 fois le bénéfice attendu, la valorisation reste assez élevée malgré la chute du cours en mai.
Costco devrait par contre améliorer sa part de marché aux Etats-Unis de 3,8% en 2021 à 4,4% en 2026. Le groupe dispose aussi d’un important potentiel de développement à l’international avec son modèle atypique. Pour profiter des bonnes affaires dans ses entrepôts (à l’agencement sommaire), le client doit payer une cotisation. Une formule qui fonctionne puisque Costco affiche une croissance à données comparables de 8-10% par an aux Etats-Unis et se développe (progressivement) un peu partout dans le monde: Canada, Mexique, Royaume-Uni, France, Espagne, Corée, Taiwan, Australie, etc. Financièrement, les cotisations de ses clients représentent l’essentiel de ses profits, sa marge brute étant très faible à 12% contre 24% pour Walmart ou 27% pour Ahold Delhaize. Sa méthode de valorisation des stocks mixte (avec une prédominance de LIFO) devrait limiter l’impact de la hausse des prix sur la rentabilité. Toutefois, il s’agit clairement d’un investissement de long terme avec un rapport cours-bénéfices prévu de 34.
Bonnes affaires au Royaume-Uni
Si vous préférez profiter des opportunités à bas prix, vous pouvez vous tourner vers le Royaume-Uni. Valorisant leurs stocks suivant la méthode intermédiaire CUMP, les deux leaders, Tesco et Sainsbury’s, affichent un rapport cours/bénéfices prévu de respectivement 12 et 10. Les deux actions accusent également une perte de plus de 50% depuis leurs lointains sommets de 2007.
Les distributeurs britanniques ont, il est vrai, accumulé les difficultés depuis 10 ans avec le développement local des discounters allemands Aldi et Lidl, la volatilité de la livre sterling et de multiples perturbations dans les chaînes d’approvisionnement liées au Brexit et à la pandémie.
Après de nombreuses années de restructuration, Tesco semble enfin recueillir les fruits de sa stratégie. En termes de positionnement de prix, le leader britannique parvient de plus en plus à faire jeu égal avec Aldi et a gagné des parts de marché l’année dernière. Au niveau des résultats, son profit opérationnel a rebondi de 58% au cours de son exercice 2021-2022 à 2,8 milliards de livres. Pour 2022-2023, le leader britannique prévoit une stabilisation malgré le contexte économique difficile. L’un de ses principaux atouts est son programme de fidélité Clubcard, auquel participent plus de 20 millions de ménages britanniques et dont le groupe exploite toutes les données. Les analystes se montrent ainsi confiants avec 13 recommandations positives et 6 conserver au total, tout en prévoyant une amélioration des résultats chaque année jusqu’en 2025 (au moins).
Sainsbury’s connaît davantage de difficultés à s’adapter au contexte actuel et son profit opérationnel devrait chuter de 5% à 15% au cours de son exercice 2022-2023. Toutefois, le distributeur est en avance dans son programme de désendettement et est parvenu à consolider sa part de marché depuis l’année dernière. La très faible valorisation (8 fois le bénéfice du dernier exercice) offre ainsi des perspectives de redressement dès que l’environnement s’améliorera. Le titre revêt aussi un caractère spéculatif, des sociétés de private equity s’étant déjà intéressées au deuxième distributeur britannique.
57%
Perte enregistrée par Colruyt en trois ans.
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