La Banque centrale européenne remet tout à plat

CHRISTINE LAGARDE signant son premier billet en euros au siège de la BCE, le 27 novembre dernier. © GETTY IMAGES
Ilse De Witte Journaliste chez Trends Magazine

Pour la première fois depuis 2003, les banquiers centraux de la zone euro s’interrogent : qu’est-ce qui pourrait changer, demain ?

C’est le 12décembre 2019 que Christine Lagarde a tenu sa première conférence de presse en tant que présidente le 12décembre 2019 que Christine Lagarde a tenu sa première conférence de presse en tant que présidente de la Banque centrale européenne (BCE). L’ex-directrice du Fonds monétaire international a d’entrée de jeu annoncé son intention de procéder, pour la première fois depuis 2003, à une évaluation stratégique dès ce mois-ci ; nul doute que les journalistes essaieront de glaner un peu plus de détails lors de la prochaine conférence de presse, fixée au 23 janvier.

Pour la nouvelle patronne de la BCE, il n’y a rien d’inhabituel ou d’extraordinaire à procéder à une revue stratégique. Le moment est du reste plus qu’opportun: cela fait 16 ans que l’exercice n’a plus été effectué. L’évaluation doit tout couvrir, et examiner tous les sujets ; elle exigera un certain temps, mais pas trop, puisque l’objectif est d’en avoir terminé cette année encore. Enfin, Christine Lagarde compte consulter non seulement les intervenants habituels, mais aussi les membres du Parlement, le monde académique et la société civile.

Ordre inverse

Pour l’oratrice, la BCE doit être en mesure de répondre plus efficacement aux principaux défis, au nombre desquels figurent la révolution technologique, les changements climatiques et le creusement des inégalités. Elle a pour mission de servir les citoyens de la zone euro et de remplir son mandat de stabilité des prix – un exposé dont Christine Lagarde a en réalité inversé l’ordre.

“Son acte fondateur stipule que la BCE doit avant tout viser la stabilité des prix, rappelle Peter Vanden Houte, économiste en chef chez ING Belgique, alors que pour la Banque centrale américaine (Fed), les objectifs que sont par exemple la stabilité des prix et le soutien du marché de l’emploi se situent à un même niveau. Ce n’est que si la condition de stabilité est satisfaite que la BCE doit contribuer aux objectifs généraux de l’Union européenne. Cet objectif secondaire la met en mesure de soutenir, au travers de sa politique monétaire, la politique écologique de la Commission.”

Accents verts

“La BCE achète d’ores et déjà des green bonds (obligations dont l’argent qu’elles rapportent sert à financer des projets écologiques, Ndlr). Elle pourrait en acquérir davantage encore, pour conférer un côté ‘vert’ au programme d’achat actuel. Cela tomberait d’ailleurs sous le sens”, estime Peter Vanden Houte. Qui ne craint par ailleurs pas d’opposition majeure à cette idée.

La BCE, qui a repris sa politique accommodante le 1er novembre, achète chaque mois pour 20 milliards d’euros d’obligations souveraines et, dans une moindre mesure, d’obligations de grandes entreprises de la zone. Elle avait déjà acquis pour 2.650 milliards d’euros de titres de dette entre 2015 et 2018. D’une valeur de 500milliards d’euros, le marché des obligations vertes est encore relativement étriqué. Selon ING, seules 10 à 15 % de ces obligations environ répondent aux conditions de la BCE: un programme de rachat entièrement écologique n’est donc pas envisageable.

“La BCE s’est fixé certaines limites, ajoute Peter Vanden Houte. Elle achète par exemple des obligations en fonction du poids qu’ont les pays vendeurs dans son capital. Elle n’acquiert jamais plus de 33 % de titres d’un même émetteur, ce qui la contraindrait à bloquer le rééchelonnement de la dette des pays ou des entreprises au bord de la faillite, pour éviter un financement monétaire. Car si la BCE créait de la monnaie et l’utilisait pour financer un pays, la Cour constitutionnelle allemande s’attellerait à faire respecter l’interdiction.”

En sa qualité d’autorité de surveillance, la BCE peut encourager la politique écologique des banques de la zone. “Sa politique prudentielle l’autorise à surveiller les risques environnementaux au sein des portefeuilles des établissements bancaires, poursuit notre interlocuteur. Le Royaume-Uni a récemment annoncé que ses banques seraient soumises à des tests de résistance aux risques environnementaux, ce qui serait faisable dans la zone euro également.” Le risque de réputation pourrait en effet décourager les organismes d’investir massivement dans des entreprises polluantes.

Objectif d’inflation

Les statuts de la BCE ne précisent pas ce qu’il faut entendre par stabilité des prix. “En 2003, l’institution a évoqué, pour répondre à cette question, un taux d’inflation à moyen terme ‘inférieur à, mais proche de 2 %'”, rappelle Peter Vanden Houte. La déflation, c’est-à-dire la baisse structurelle des prix, est dangereuse, car elle incite ménages et entreprises à reporter leurs dépenses et investissements jusqu’à ce que les étiquettes diminuent encore. Les banques centrales veulent absolument éviter cette spirale négative.

Les économistes en conviennent : un peu d’inflation est sain. L’inflation lubrifie le moteur économique et une totale stabilité des prix n’est pas souhaitable. Cela est notamment dû au phénomène dit des “prix rigides”, que Peter Vanden Houte nous expose : “Lorsque certains produits ou services sont davantage demandés, ils s’enchérissent si l’offre demeure constante. En revanche, si des produits ou services à forte intensité de main-d’oeuvre deviennent moins populaires, leurs prix pourront stagner, mais ils ne baisseront pas facilement : il n’est en effet pas simple de réduire les salaires ou de licencier des gens”.

L’hyperinflation n’est toutefois pas souhaitable. Les banquiers centraux vont d’ailleurs sans doute réfléchir à l’opportunité de continuer à viser une inflation de 2 %. “La mondialisation et Internet ont intensifié la concurrence, précise Peter Vanden Houte. L’ex-administrateur de la BCE Wout Nellink a déclaré un jour lors d’une interview : ‘Si tout le monde est satisfait d’une inflation à 1 %, pourquoi devrions-nous viser 2 %? ‘”

Il se peut qu’à l’instar de la Réserve fédérale, la BCE envisage un système de compensation. “Si l’inflation échoue désespérément à atteindre l’objectif, faut-il s’inquiéter si d’aventure, elle le dépasse un certain temps? Peut-être faudrait-il au contraire la maintenir un moment au-dessus de cette barre, à titre de compensation.” Ce qui permettrait aux banques centrales de prolonger leur politique monétaire accommodante, une bonne nouvelle pour les Etats, les entreprises et les ménages très endettés. Mais pas pour l’épargnant, évidemment.

Différents critères

Alors que la Fed surveille l’inflation de base (inflation hors prix de l’énergie et des aliments frais, susceptibles de fluctuer considérablement), la BCE tient à l’oeil l’inflation globale, un choix que certains observateurs critiquent. Pour Peter Vanden Houte, opter pour un autre critère ne ferait pas énormément de différence car à long terme, inflation de base et inflation globale sont très proches l’une de l’autre.

“L’inflation mesurée surestime généralement l’inflation réelle, poursuit-il, car de nombreux produits et services sont devenus gratuits. Je songe par exemple aux encyclopédies, désormais disponibles sur Internet. L’augmentation de la qualité n’est pas non plus suffisamment prise en considération : voyez tout ce qu’un smartphone permet de faire aujourd’hui ! Naguère, pour un même résultat, il fallait acheter un appareil photo, un téléphone et un ordinateur : le prix tient-il compte de cette évolution ? Les critères de mesure de l’inflation actuels négligent ces phénomènes.”

Arsenal

L’examen stratégique portera également sur l’arsenal dont dispose la BCE. Selon Peter Vanden Houte, le consensus, à propos du fait que la politique de taux n’est désormais plus suffisante, est international. “Les mesures non conventionnelles, comme l’achat d’obligations dans l’objectif de rendre le crédit moins cher encore, deviennent la norme. En raison de la faiblesse de la croissance économique, du vieillissement de la population et du tassement de la productivité, le niveau de taux auquel l’économie n’est ni stimulée, ni freinée, est plus bas qu’auparavant. Dans la zone euro, ce taux d’intérêt dit neutre est de 3 % inférieur à ce qu’il était dans les années 1990. Le sujet des taux directeurs négatifs est sensible : aujourd’hui, les banques doivent payer la Banque centrale pour pouvoir lui confier leurs excédents de liquidités, mais cette stratégie ne peut pas non plus être appliquée à outrance.”

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