Jim Reid (Deutsche Bank): “Les investisseurs ont volé le rendement du futur”
Chaque matin, Jim Reid, stratégiste à la Deutsche Bank, envoie sa lettre d’information “Early Morning Reid” à 30.000 investisseurs professionnels du monde entier. Nous nous sommes entretenus avec lui au lendemain des élections britanniques. Il nous a parlé risques d’inflation, valeur refuge, déclin de la monnaie fiduciaire et opportunités sur les actions européennes.
Le Britannique Jim Reid n’était encore qu’un adolescent quand il a contracté le virus de l’économie. ” J’aimerais dire que j’étais un bon élève en secondaire, mais la vérité est que des matières comme la géographie et la chimie ne me passionnaient pas beaucoup. Mon intérêt pour l’école ne s’est vraiment éveillé qu’avec mon premier cours sur le fonctionnement de l’économie. J’ai ensuite appris l’histoire économique à l’université et j’étais très heureux quand j’ai pu faire de ma passion mon métier. ”
Quand on l’interroge sur son sentiment alors que la confiance dans les économistes et les théories économiques vacillent, Jim Reid répond qu’il ne se sent pas concerné. ” J’ai toujours observé les théories économiques avec une certaine défiance. Je me fie surtout à ce que nous apprend l’histoire, car l’histoire a tendance à se répéter. ”
TRENDS-TENDANCES. Vous attendiez-vous à une victoire électorale aussi éclatante des conservateurs au Royaume-Uni ?
JIM REID. J’aurais dû le savoir si j’avais écouté l’histoire. Les sondages sous-estiment systématiquement le vote conservateur. Il existe même un nom pour désigner ceux qui n’osent pas ou ne veulent pas reconnaître qu’ils voteront Tories : les shy Tories. En 2017, on avait assisté au phénomène inverse. Le Labour avait obtenu un score électoral nettement supérieur à ce qu’annonçaient les sondages. De nombreux observateurs tablaient sur un phénomène identique aux élections de 2017.
Boris Johnson est parfois comparé au président américain Donald Trump. Va-t-il mener une politique économique similaire ?
Un grand nombre des électeurs mécontents qui ont porté Donald Trump et Boris Johnson au pouvoir veulent plus d’investissements en leur faveur, une plus grande redistribution des richesses. Donald Trump a mis en oeuvre une baisse des impôts, mais elle a surtout bénéficié aux entreprises et aux détenteurs de capitaux. Je ne veux pas faire de politique, mais dans un monde où il règne un tel mécontentement, il ne me semble pas judicieux de s’engager dans une réduction d’impôts qui profite surtout aux riches.
L’opposition entre capitalisme et travail est plus nette qu’auparavant. Le capitalisme est-il en crise ?
Le capitalisme fonctionne quand le gâteau grandit pour tout le monde. Mais ces 30 à 40 dernières années, le capital a exigé une trop grande part du gâteau par rapport au travail. On pourrait assister aujourd’hui à un retour de bâton. L’alternative au capitalisme permettra peut-être au travail d’obtenir une plus grande part du gâteau, mais cela pourrait aussi réduire sa taille globale. Ce qui portera préjudice à la prospérité générale. Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Mais je pense qu’il faudrait mieux rémunérer le travail, et ajouter un élément de redistribution au capitalisme pour éviter une remise en cause du système dans son ensemble.
Ce qui implique une baisse du rendement pour les investisseurs.
Avec leur taux historiquement bas et le rachat d’obligations, les banques centrales ont soutenu les prix de la plupart des actifs. C’est presque comme si les investisseurs avaient volé le rendement du futur.
Aujourd’hui, les banques centrales mettent tout en oeuvre pour relancer l’inflation. Dans quelle mesure y sont-elles parvenues ?
Quand les banques centrales ont entrepris de la maintenir sous contrôle, l’inflation était sur le point de baisser d’elle-même. Le pic inflationniste date de la fin des années 1970 et du début des années 1980. A l’époque, la Chine ne prenait pas part au commerce mondial et la situation démographique était très tendue. J’entends par là qu’il y avait très peu de main-d’oeuvre, et que celle-ci était entièrement affiliée à des syndicats qui militaient pour une hausse des salaires. Depuis, les babyboomers sont arrivés sur le marché du travail, puis la Chine a apporté des centaines de millions de travailleurs à bas coûts. Subitement, il y a eu surabondance de main-d’oeuvre. Les salaires se sont retrouvés sous pression et cela a pesé sur les prix de divers produits. Je ne dis pas que les banques centrales n’ont pas été capables de maintenir l’inflation sous contrôle, je dis seulement que les circonstances leur ont été très favorables ces 30 à 40 dernières années.
Les actions européennes sont moins chères que les actions américaines. Si l’Europe se reprend, c’est là que les investisseurs ont le plus à gagner.
Prévoyez-vous une flambée inflationniste quand les babyboomers auront tous pris leur retraite ?
Je pense effectivement que l’inflation est proche de son plancher. Il se pourrait qu’une récession la tienne sous son emprise au cours des prochaines années, voire entraîne une baisse temporaire de l’inflation mais, à plus long terme, je m’attends à un regain inflationniste. Comme ils sont plus rares, les travailleurs ont à nouveau plus de pouvoir dans les négociations salariales. De plus, les Etats devront assouplir les côtés les plus durs du capitalisme afin que le travail accapare une plus grande part du gâteau. Je veux cependant souligner que cet avis n’est pas partagé par beaucoup. J’ai organisé le mois dernier un sondage parmi mes abonnés. A peine 3% d’entre eux pensent que l’inflation en Europe sera supérieure à 2% dans deux ans. Et ils ne sont que 14% à voir l’inflation dépasser les 2% aux Etats-Unis. Cet été, il y avait plus de 17.000 milliards de dollars d’obligations à rendement résiduel négatif. Mon opinion n’est donc pas très partagée.
Le progrès technologique pourrait-il offrir une solution à la pénurie sur le marché du travail ?
L’évolution technologique actuelle n’a fondamentalement rien de neuf. En 1850, la moitié des Britanniques travaillaient pour nourrir l’ensemble de la population. L’arrivée des grandes machines agricoles a accru la productivité. Aujourd’hui, à peine 3% de la population travaille dans l’agriculture. L’histoire est parsemée d’inventions qui ont réduit les besoins de main-d’oeuvre. Je ne suis pas convaincu que notre époque soit différente de la précédente et que le progrès technologique actuel puisse réduire l’inflation.
Une de vos prévisions pour 2030 est le déclin de la monnaie fiduciaire (pièces, billets de banque) qui tire sa valeur de la confiance des citoyens dans l’Etat. Et vous voyez des alternatives comme l’or et les cryptomonnaies faire fureur.
Nous avons toujours eu un système où la monnaie est liée d’une manière ou d’une autre aux métaux précieux. Cette relation n’a disparu que dans les années 1970 avec l’abandon du système de Bretton Woods. Nous avons ensuite eu droit à une décennie d’inflation, avant que des forces naturelles réduisent l’inflation ces trois à quatre dernières décennies. Si ces forces s’inversent alors que les banques centrales continuent à battre la monnaie, l’inflation pourrait reprendre très vite. Dans ce cas, les citoyens rechercheront une alternative tangible et l’or a tendance à offrir une protection contre l’inflation.
L’or ne génère pas de revenus, contrairement à l’immobilier que l’on peut louer, par exemple. D’où l’or tire-t-il sa valeur ?
Il y a la pénurie. Tout l’or du monde tient dans deux ou trois piscines olympiques. Il suffirait qu’un petit pourcentage de la richesse mondiale recherche une protection dans l’or pour déclencher un vaste mouvement des cours.
Dans un monde où le numérique progresse rapidement, il semble logique d’avoir une ou l’autre monnaie numérique qui puisse servir de support pour la valeur. Certains voudront une alternative pour la monnaie. Ce pourra être l’or, une monnaie numérique ou les deux.
Où les investisseurs doivent-ils placer leurs économies : aux Etats-Unis ou en Europe ?
Les actions européennes sont moins chères que les actions américaines. Si l’Europe se reprend, c’est là que les investisseurs ont le plus à gagner. L’Union européenne est cependant une union imparfaite et elle doit oeuvrer au plus vite à plus d’intégration, une union bancaire, un marché du capital unique, des mécanismes de protection, etc. Par rapport à l’été 2008 – juste avant le déclenchement de la crise financière -, on recense beaucoup moins d’entreprises européennes dans le top mondial. Les plus grandes entreprises technologiques comme Amazon et Apple sont toutes d’origine américaine. L’Europe n’est pas là où elle devrait être. Mais de nombreux événements binaires imminents, comme les élections présidentielles américaines, pourraient provoquer un basculement dans l’autre sens.
Il suffirait qu’un petit pourcentage de la richesse mondiale recherche une protection dans l’or pour déclencher un vaste mouvement des cours.
Où réside, selon vous, le plus grand risque pour les économies occidentales au cours des 10 prochaines années ?
Nous en sommes aujourd’hui à 30 à 40 ans de globalisation. Plusieurs organisations multilatérales et unions sont nées sur cette période. Par exemple, si vous trouvez qu’une intervention rapide et radicale s’impose en faveur du climat, vous devez pouvoir prendre des dispositions à ce propos au niveau mondial. Sans quoi, rien ne va changer. Si la collaboration internationale continue à s’éroder, je crains qu’une approche coordonnée du réchauffement climatique soit impossible à mettre en oeuvre. Le multilatéralisme est aujourd’hui remis en question – et Trump ne s’en cache même pas -, et c’est sans doute la plus grande évolution et le plus grand risque pour le statu quo. Un environnement sans collaboration internationale serait compliqué, surtout pour l’Europe. Toute la pensée européenne se fonde sur des accords multilatéraux.
Repères
– Né en 1974.
– Etudie l’économie et l’histoire économique à l’université de Warwick.
– 1995. Démarre sa carrière comme commercial dans le secteur bancaire.
– 1998. Passe du commercial à la stratégie
– 2004. Commence chez Deutsche Bank.
– Publie chaque jour depuis 12 ans sa célèbre Early Morning Reid.
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