Jamie Niven (Candriam): “L’ère des taux bas est derrière nous”

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Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Pendant plus de 20 ans, de la fin des années 90 à 2019, les marchés obligataires ont évolué dans un environnement de taux peu élevés. Mais depuis 2020, les taux remontent. Le taux à dix ans américain par exemple, est passé de 0,5 % en 2020 à 4,15 % environ aujourd’hui.

Pour Jamie Niven, senior fund manager chez Candriam spécialisé dans la gestion de fonds obligataires, ce mouvement est fait pour durer.  « Nous observons des tendances séculaires qui vont à mon avis être le moteur de la direction que prendront les taux à long terme. Presque toutes ces tendances me disent que nous ne reviendrons pas à l’ère des taux bas qui prédominait avant le Covid », dit-il.

Des raisons structurelles

Jamie Niven énumère ces diverses raisons : « Il y a la démondialisation et les droits de douane qui poussent l’inflation à la hausse, il y a la poursuite de la décarbonation,- même si l’ESG n’est plus forcément au centre de toutes les conversations-, qui  demande des investissements, ce qui va pousser les taux neutres à la hausse. Il y a le départ à la retraite des baby-boomers. On n’en parle pas assez. On a dit par le passé que puisque les baby-boomers épargnaient plus, les taux devaient être plus bas. On ne peut donc pas dire aujourd’hui, alors qu’ils prennent leur retraite, qu’ils ne vont pas dépenser plus et épargner moins. Et puis, ajoute Jamie Niven, il y a la politique budgétaire, un point majeur ». Le déficit public américain évolue toujours aux alentours de 6 % du PIB, ce qui est un argument pour abaisser les taux, « mais l’économie américaine n’a pas vraiment besoin de ce stimulus, qui pousse encore l’inflation à la hausse, et accroît  la prime de terme, c’est à dire la prime que demandent les investisseurs pour être récompensés de leur patience et du risque pris face aux incertitudes », note Jamie Niven.

A tout cela s’ajoutent encore les interrogations sur l’impact de l’intelligence artificielle. Là, selon Jamie Niven, on se trouve dans une zone grise.  « Il y a des arguments dans les deux sens, dit-il. D’un côté, il y a les les gains de productivité, ce qui signifie une croissance potentielle plus élevée et donc potentiellement des taux neutres plus élevés. Mais d’un autre côté, on peut dire que ces gains de productivité seront épargnés et qu’à très long terme, cela aura un impact baissier sur l’inflation et les taux. Je pense cependant qu’au moins pendant la première décennie de l’IA, où l’investissement se dirige dans les infrastructures, nous aurons un biais à la hausse sur les taux. Et si c’est le cas, si le taux neutre est plus élevé,  particulièrement aux États-Unis, la Réserve fédérale ne devrait pas abaisser autant les taux d’intérêt pour stimuler l’économie. Tous ces éléments font que nous ne retrouverons plus des taux « zéro » en Europe ou des taux longs de 2 % aux États-Unis », résume Jamie Niven, ajoutant que  « la plupart des investisseurs s’y attendent. »

Entre inflation élevée et croissance plus faible

Voilà pour le long terme, où, on le voit, les éléments s’accumulent en faveur de taux restant à un niveau élevé. La tendance à court terme, dans les 6 à 18 mois, est toutefois un peu différente. « Si je regarde l’économie américaine, nous observons cette dichotomie créée par les droits de douane : une inflation plus haute mais une croissance plus basse. Avec ce correctif que les investissements déjà réalisés dans l’IA ont permis à la croissance américaine de se maintenir à un niveau correct.  Mais la consommation et les dépenses des ménages faiblissent. Face à cela, la Réserve fédérale a baissé les taux à fin de l’année dernière parce que l’inflation était plus basse. Mais les neuf premiers mois de cette année, avec l’inflation à 3 %, elle a voulu attendre.»

A l’époque du premier mandat de Donald Trump, où l’administration américaine avait déjà mis en place des tarifs douaniers, certes moins élevés qu’aujourd’hui, « la Fed avait regardé au-delà de la hausse des prix ponctuelle que constituaient les droits de douane. Mais le contexte est différent cette fois-ci, souligne Jamie Niven. Cette fois, ce qui inquiète la Fed, ce sont les anticipations d’inflation. Et si elle baisse les taux dans un moment de ralentissement de la croissance ou de la consommation, alors que l’inflation est déjà élevée, ce mouvement s’ancrera dans les attentes des investisseurs, avec des répercussions sur les attentes salariales, sur l’inflation, et l’on entrera dans un cercle vicieux qui poussera l’inflation à un niveau élevé pendant longtemps ». Et la Fed aurait des difficultés à sortir de cette mécanique infernale.

Une baisse de précaution en décembre ?

« Ce que la banque centrale a fait,  – et de mon point de vue c’était une bonne attitude,  surtout si l’on prend en compte le soutien des investissements dans  l’IA – a été de garder les taux élevés le plus longtemps possible avant de devoir agir quand les signaux d’alarme ont commencé à s’activer », observe le gestionnaire de Candriam.

Ces signaux d’alarme qui ont influencé la Fed, ont surtout été ceux qui ont montré la détérioration du marché du travail. « C’est pour cela, affirme Jamie Niven, que la Fed a baissé ses taux, une première fois en septembre, une deuxième fois fin octobre ».

La Fed baissera-t-elle une troisième fois ses taux en décembre ? « C’est la grande question. Je ne serais pas surpris qu’elle le fasse, la probabilité est selon moi d’au moins 50/50, parce que la Fed a toujours parlé de « insurance cuts » (des baisses de taux par précaution, NDLR) », affirme Jamie Niven.  Avec le gel de l’administration américaine pendant des semaines, la Fed manque de données, mais sa politique a toujours été d’effectuer des baisses de taux préventives  quand  l’économie ne va pas encore vraiment mal, mais où elle voit des risques de détérioration future suffisamment sérieux pour agir. Et Jerome Powell, l’actuel président de la Fed, devrait pousser en ce sens.

L’indépendance de la Fed en question

 Voilà sur les données. Mais à cela s’ajoute un point politique :  le débat sur l’indépendance de la Fed et le besoin pour le budget de l’État d’avoir des taux d’intérêt bas. « Des taux bas,  c’est ce que veut Donald Trump. Paradoxalement, je ne suis pas sûr que ce soit la bonne chose pour le budget  fédéral, observe le gestionnaire de Candriam Parce que oui, en abaissant les taux plus que nécessaire, on finance la dette à court terme moins cher. Mais on accentue aussi la pentification de la courbe (la différence entre taux à court terme et taux à long terme, NDLR) et  le coût de financement peut finalement être plus élevé ».

Par ailleurs, les interrogations sur l’indépendance de la Fed pourraient également faire réagir les taux. « Il faudra voir qui succédera à Jerome Powell l’an prochain.  Si c’est un candidat crédible, comme Michelle Bowman ou Christopher Waller, qui sont plutôt des colombes sur le plan monétaire, qui sont assez fiables et cohérents avec ce qu’on attend d’un président de banque centrale, ce sera un bon choix. Mais si le choix se porte sur un nom plus inattendu, une personnalité de l’administration, proche de Donald Trump, parachutée à la tête de la Fed,  le marché sera plus mal à l’aise ». Ce malaise pourrait aussi se renforcer en fonction de l’issue de la question de Lisa Cook. Cette membre démocrate du conseil des gouverneurs de la Fed est sous pression,  l’administration Trump cherchant à la destituer en arguant d’une fraude hypothécaire. « Si elle est écartée, cela donnera aux Républicains une place supplémentaire au comité des gouverneurs, et cela leur donnera de quoi intervenir massivement dans la politique de la Réserve fédérale », observe Jamie Niven. « Et c’est alors que le marché va s’inquiéter »,

Conclusion : l’ère où les investisseurs pouvaient profiter des gains réguliers alimentés par une baisse des taux persistante est derrière nous. « Les rendements obligataires comportent un double risque, nourri à la fois par des forces structurelles et cycliques, avertit Jamie Niven. Et les investisseurs doivent désormais s’adapter à un monde où la volatilité des taux est devenue la norme et non l’exception ».

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