Obligations, or, franc suisse, bitcoin…: à quelles valeurs refuges se raccrocher?

Alors que la politique erratique de Donald Trump continue de semer le trouble sur les marchés, les valeurs refuges traditionnelles sont de plus en plus remises en question. Dans ce contexte d’incertitude, vers quels actifs se tourner pour espérer notamment passer des vacances plus sereines ?

À près de 95 printemps, Warren Buffett est sans conteste l’investisseur le plus emblématique de l’après-guerre, ayant bâti le plus grand conglomérat mondial à partir d’une entreprise textile en difficulté. Empreints de bon sens et de calcul froid, ses principes d’investissement sont aussi imprégnés par son époque, marquée par la superpuissance économique américaine et la montée du régime de l’étalon-dollar, remplaçant l’étalon-or.

L’oracle d’Omaha a ainsi toujours considéré les bons du Trésor américain comme des liquidités sûres et rémunératrices. Une stratégie qu’il justifiait encore dans sa lettre aux actionnaires de Berkshire Hathaway en 2021.

“Ne jamais parier contre l’Amérique”

“Le bilan de Berkshire affiche pas moins de 144 milliards de dollars de trésorerie et équivalents dont 120 milliards de dollars sont investis dans des bons du Trésor américain arrivant à échéance dans l’année. Autrement dit, ce portefeuille finance près d’un pour cent de la dette nationale publique. Cette somme impressionnante n’est aucunement le fruit d’un excès de patriotisme. Ni Charlie (Munger) ni moi n’avons renoncé à notre passion indéfectible pour la possession d’entreprises.

Pour vous donner une idée, mon aventure a véritablement débuté il y a 80 ans, le 11 mars 1942 (à l’âge de 11 ans, ndlr), en achetant trois actions privilégiées de Cities Services. Ce jour-là, le Dow Jones Industrial Average clôturait à 99 points, un chiffre qui vous inciterait à ne jamais parier contre l’Amérique.”

Stratégie paradoxale

Warren Buffett n’est certainement pas le seul à nourrir une confiance profonde envers les États-Unis. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, Wall Street n’a cessé de consolider sa position de centre névralgique de la finance mondiale, grâce notamment au dollar.
Dans ce sillage, les bons du Trésor américain, surnommés Treasuries, se sont imposés comme la réserve de valeur par excellence. Qu’il s’agisse de pays cherchant à placer leurs excédents commerciaux ou d’investisseurs en quête de sécurité lorsque les marchés tanguent, le réflexe est souvent le même : se tourner vers la dette américaine.

Un réflexe qui frôle parfois le paradoxe. Car même lorsque les tensions viennent précisément de doutes sur la solvabilité des États-Unis, les Treasuries continuent d’attirer. Comme le résume non sans ironie Matt Levine, ex-banquier d’affaires chez Goldman Sachs et chroniqueur chez Bloomberg : “Quand les agences de notation dégradent la note des États-Unis, les investisseurs achètent des Treasuries. Quand le plafond de la dette menace d’être atteint et qu’un défaut semble possible, ils achètent encore. Même lorsque ces titres deviennent objectivement plus risqués, le marché continue de les considérer comme la valeur refuge ultime.”

La fin d’une ère

Cependant, à l’image de Warren Buffett qui s’apprête à passer en fin d’année la main au sommet de Berkshire Hathaway, la finance mondiale semble changer d’ère. En avril, la politique erratique de Donald Trump a secoué les marchés américains, emportant dans sa tourmente aussi bien Wall Street que le dollar et les bons du Trésor.

Sur une période aussi courte, ce genre de secousses n’a rien d’inédit. Mais elle rappelle que le statut de valeur refuge des bons du Trésor n’a rien d’immuable. Il repose avant tout sur la crédibilité des institutions américaines, qui est désormais fragilisée par d’innombrables incertitudes.

Quel sera l’impact des droits de douane et de la guerre commerciale pour une économie déjà fragilisée par une croissance molle et une inflation tenace ? Les baisses d’impôts feront-elles davantage dérailler les finances publiques du pays qui sont déjà largement déficitaires ? Donald Trump menacera-t-il à nouveau de limoger Jerome Powell, le président de la Réserve fédérale américaine, afin d’obtenir les baisses de taux qu’il réclame ? Cherche-t-il délibérément à affaiblir le dollar ?

Il n’est donc guère étonnant que la majorité des stratégistes internationaux interrogés par Reuters, en mai, aient exprimé leurs inquiétudes quant au statut traditionnel de valeur refuge des bons du Trésor américain et du dollar.

Le Bund malgré Friedrich Merz

Ces incertitudes ont renforcé l’engouement des investisseurs pour les Bunds allemands et plus largement les obligations souveraines de la zone euro. Sur les deux derniers mois, les rendements souverains à 10 ans des pays de la zone euro ont ainsi sensiblement baissé – faisant monter les cours – tandis que ceux des Treasuries ont progressé de plus de 4%.

“Aujourd’hui, les Bunds allemands constituent une  meilleure valeur refuge”. – Steve Major (HSBC)

Une évolution d’autant plus notable que les taux européens étaient déjà à des niveaux inférieurs auparavant et que l’Allemagne de Friedrich Merz avait dégainé son bazooka budgétaire : création d’un fonds d’investissement de 500 milliards de dollars et mise entre parenthèses de la rigueur fiscale pour financer la défense. Preuve que les marchés redoutent davantage l’instabilité américaine que le big bang budgétaire de Berlin.

Pour Steve Major, stratégiste chez HSBC, cette tendance devrait perdurer : “Aujourd’hui, les Bunds allemands constituent une meilleure valeur refuge”. Un regain de confiance qui bénéficie à l’ensemble des dettes souveraines européennes… et à l’euro lui-même.
Andreas Koenig d’Amundi voit en effet dans la guerre commerciale lancée par Donald Trump un tournant profond sur le marché des changes : “C’est un changement structurel, qui pourrait durer bien plus longtemps et aller bien plus loin qu’on ne l’imagine aujourd’hui”.

Obligations européennes

Elliot Hentov, responsable de la recherche en politique macroéconomique chez State Street, évoque pour sa part un rééquilibrage (structurel). “Le monde était largement, voire excessivement, exposé aux États-Unis dans son ensemble. Ce mouvement est en train de se corriger. L’Europe va-t-elle bénéficier de cette diversification ? Très certainement”, pense-t-il.

Pour un investisseur européen en quête de sécurité, les obligations souveraines de la zone euro s’imposent ainsi aujourd’hui comme la valeur refuge par excellence. Elles permettent de bénéficier d’un actif libellé en euro – donc sans risque de change – adossé à des États solides (tout particulièrement l’Allemagne et les Pays-Bas), tout en offrant un rendement modeste, mais positif. À titre d’exemple, les taux belges à deux ans flirtent actuellement avec les 2% brut.

Plusieurs options s’offrent à vous pour y investir. Vous pouvez acheter directement des obligations souveraines, comme les bons d’État belges, spécifiquement adaptés pour les investisseurs particuliers. La prochaine émission est d’ailleurs attendue pour début juin. Une autre solution est de passer par des fonds spécialisés en obligations souveraines, qui offrent une exposition diversifiée.

Ne perdez pas de vue qu’une obligation de longue durée vous engage pour de nombreuses années, limitant votre flexibilité de gestion. Il est certes possible de la revendre avant l’échéance, mais le cours dépend des conditions de marché. Et plus la durée de l’obligation est longue, plus elle y est sensible.

Un franc suisse fort

Pour renforcer le bunker de votre portefeuille et diversifier vos valeurs refuges, vous pouvez mettre le cap sur la Suisse et son légendaire franc. Souvent qualifié de devise la plus stable du monde, le franc suisse incarne la solidité monétaire comme en témoignent ces quelques anecdotes historiques.

Lors de sa création en 1850, il valait exactement un franc français de l’époque : le franc germinal. Cette parité fut maintenue jusqu’à la Première Guerre mondiale dans le cadre de l’Union monétaire latine (avec la France, la Belgique et l’Italie). Mais depuis, les trajectoires ont radicalement divergé : le franc français a connu de multiples dévaluations, si bien qu’un franc germinal ne représenterait plus aujourd’hui qu’à peine 0,0002 euro. Le franc suisse, lui, vaut actuellement plus qu’un euro…

La monnaie helvétique a aussi largement résisté à l’inflation, y compris lors de la spirale inflationniste de 2022-2023, bien moindre en Suisse avec un pic d’inflation de 3,5% contre plus de 9% aux États-Unis et au sein de la zone euro. On notera d’ailleurs que les valeurs faciales des pièces actuelles sont globalement toujours les mêmes que celles frappées en 1850 (de 0,20 à 5 francs).

Cette stabilité découle notamment de la grande résilience de l’économie helvète, du faible endettement du pays (38% du PIB fin 2024) et de la crédibilité élevée de la Banque nationale suisse. Mais ces avantages ont un prix pour les investisseurs, les taux d’intérêt étant très bas. Le rendement d’une obligation souveraine suisse à deux ans en francs reste ainsi légèrement négatif. Si vous ouvrez un compte à terme dans la devise helvétique – ce qui est proposé par la plupart des grandes banques –, vous devrez donc faire une croix sur les intérêts.

L’énigme du yen

L’autre devise souvent qualifiée de monnaie refuge en période de turbulences sur les marchés, c’est le yen japonais. Mais cette réputation repose davantage sur une habitude des marchés que sur des fondamentaux économiques.

Les spécialistes du FMI ont d’ailleurs publié il y a quelques années une étude au titre évocateur : The Curious Case of the Yen as a Safe Haven Currency (L’énigme du yen comme monnaie refuge, ndlr). Selon ses auteurs, l’appréciation du yen en période de stress ne s’explique pas par des flux économiques ou financiers, mais par des mécanismes techniques de marché. En clair, lorsque les tensions montent, les hedge funds réduisent leur exposition au risque en débouclant notamment leurs positions vendeuses sur le yen, ce qui fait mécaniquement monter la devise.

Ce schéma s’est une nouvelle fois vérifié ce printemps : le yen s’est apprécié de 9,5% face au dollar durant les 100 premiers jours du mandat de Donald Trump. Une performance notable, mais pas exceptionnelle, l’euro et le franc suisse ayant fait au moins aussi bien.

Diversification contre stabilité

L’or a vu son cours exploser jusqu’à un nouveau record à plus de 3.500 dollars l’once. L’or est une des autres valeurs refuges de ces derniers mois. Le métal jaune ne joue toutefois pas du tout le même rôle que les bons du Trésor américain (autrefois). Là où les Treasuries étaient censés offrir stabilité et prévisibilité, l’or s’inscrit davantage dans une logique de diversification de portefeuille.

Son principal avantage est ainsi sa décorrélation des marchés d’actions. L’or pouvant même flamber quand les Bourses tanguent en raison de tensions géopolitiques ou inflationnistes. Et dans l’environnement actuel, le métal jaune, considéré comme la réserve de valeur ultime, ne manque pas d’atouts. Il incarne une alternative naturelle au dollar. Surtout pour les banques centrales d’Asie et d’Europe de l’Est, qui ont massivement accru leurs achats depuis le début de la guerre en Ukraine.

L’or, avec modération

Les investisseurs privés ne sont pas en reste. Entre janvier et avril, les ETF (fonds cotés en Bourse) adossés à l’or ont enregistré des achats nets de 342 tonnes, selon le World Gold Council. Mais l’envolée des prix affecte la demande du secteur de la bijouterie, premier débouché traditionnel.

Il convient de veiller à ce que l’or conserve un rôle de diversification au sein de votre portefeuille.

Le marché de l’or dépend ainsi de plus en plus des banques centrales et des investisseurs, des acteurs au comportement d’achat plus volatil. Il convient donc de veiller à ce que l’or conserve un rôle de diversification au sein de votre portefeuille. Dans une étude de référence, le World Gold Council avait estimé que cela correspondait à une allocation située entre 2 et 10%, selon votre profil de risque. Pour un portefeuille standard de type anglo-saxon (60% d’actions et 40% d’obligations), l’optimum se situe autour de 5 à 6%. Si vous être moins exposé aux actions, une part plus réduite sera suffisante.

Pour investir concrètement en or, vous avez le choix entre des ETF sur l’or, comme le Gold Bullion Securities, coté sur Euronext Paris (code ISIN GB00B00FHZ82, frais annuels de 0,4%), et l’or physique. Les puristes privilégient généralement cette seconde option. En raison, notamment, de l’absence de toute contrepartie et de la tangibilité des pièces et lingots. Cette solution est toutefois moins flexible et plus coûteuse (prime à l’achat, frais de conservation…).

Argent et bitcoin inadaptés

Les autres métaux précieux (argent, platine…) sont parfois aussi présentés comme des valeurs refuges. Cependant, leurs usages industriels bien plus importants augmentent toutefois leur vulnérabilité aux chocs économiques. Le cours de l’argent avait par exemple chuté de 27% en 2008 (contre + 3% pour l’or).

Le bitcoin est pour sa part couramment surnommé l’or numérique en raison de ses points communs avec le métal jaune. Les deux actifs étant rares (émissions plafonnées à 21 millions de jetons), fongibles (transférable en plus petites divisions), interchangeables et durables, car ils ne se dénaturent pas dans le temps.

Les usages sont toutefois bien différents. Le bitcoin ne sert pas de réserve de valeur dans le système financier mondial. Les banques centrales restant à l’écart du cryptoactif. Son rôle en tant que monnaie est aussi compromis. Le Salvador ayant fait marche arrière en début d’année après l’avoir reconnu comme monnaie officielle en 2021.

Sur les marchés, le graphique des 12 derniers mois est également assez éloquent. Le bitcoin est à la fois très volatil et assez corrélé aux marchés d’actions. L’intérêt du cryptoactif ne réside donc certainement pas dans son potentiel de valeur refuge.

Actions à dividende

La corrélation avec les marchés boursiers disqualifie aussi les actions à dividende comme véritables valeurs refuges. Certes, elles permettent de renforcer le profil défensif d’un portefeuille et offrent un revenu régulier sous forme de coupons. Mais elles ne sont en rien immunisées contre les secousses boursières.

En cas de choc induit par une remontée (brutale) de l’inflation et des taux d’intérêt, comme en 2022, ces valeurs se retrouvent en première ligne.

Renforcer l’exposition de votre portefeuille en actions immobilières ou dans le secteur de la consommation de base (alimentation, hygiène, grande distribution…) pourrait toutefois vous permettre de limiter les dégâts si la menace d’une récession devenait beaucoup plus pressante.

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