Luxe : une industrie à deux vitesses
Le secteur du luxe connaît un véritable schisme en matière de résultats et de perspectives. Une tendance qui pourrait justifier une scission de LVMH.
Au fil des années, l’industrie du luxe est devenue le principal moteur des marchés boursiers européens, compensant (partiellement) le poids limité du secteur technologique. L’indice Stoxx Europe Luxury 10 a ainsi quasiment quadruplé entre son lancement à la mi-2016 et le pic du printemps dernier.
Cette envolée a toutefois connu un brusque coup d’arrêt fin avril, l’indice ayant sombré de plus de 20% en à peine six mois. La principale cause de ce repli était le ralentissement de la croissance, le déconfinement en Chine n’ayant pas engendré le boom espéré des ventes dans l’ex-empire du Milieu.
LVMH, leader mondial incontesté, avait ainsi vu sa croissance organique fondre de 17% en début d’année à 9% au troisième trimestre. Et son directeur financier, Jean-Jacques Guiony, avait prévenu qu’il ne fallait pas attendre de réaccélération.
La tendance était globalement pire chez la concurrence avec, par exemple, une croissance organique de seulement 5% pour l’horloger et bijoutier suisse Richemont et une chute de 37% des ventes pour Rémy Cointreau.
Fin d’année rassurante
Dans cet environnement, les chiffres du quatrième trimestre étaient attendus avec une grande prudence. Cela avait plutôt mal commencé avec les avertissements sur résultats de Burberry et Hugo Boss. Richemont a ensuite rassuré en annonçant que ses ventes avaient progressé de 8% à taux de change comparables.
Fin janvier, LVMH dévoilait également de solides résultats avec une accélération de sa croissance organique à 10% ainsi que de solides marges bénéficiaires. Les commentaires du management étaient aussi plus optimistes, à l’image de Bernard Arnault, PDG et actionnaire de contrôle. “Nous abordons l’année 2024 avec confiance, forts de la désirabilité de nos marques et de l’agilité de nos équipes”.
La reprise semble surtout soutenue par les Etats-Unis, dont la résilience ne cesse de surprendre.
Enfin, Rémy Cointreau a également dépassé les attentes en termes de ventes alors que les marchés craignaient un nouveau profit warning. Luca Marotta, CEO du groupe, a souligné que les difficultés étaient temporaires.
Résilience américaine
Dans le détail, cette reprise semble surtout soutenue par les Etats-Unis, dont la résilience ne cesse de surprendre. LVMH et Richemont y ont ainsi vu leur croissance réaccélérer en fin d’année dernière. Et le rebond en janvier de l’indicateur de confiance des consommateurs américains à son plus haut niveau depuis fin 2021 est plutôt de bon augure.
Autre zone porteuse, le Japon où LVMH a par exemple enregistré une croissance de 31% en 2022 et 28% en 2023. L’Europe est par contre en phase de ralentissement après l’envolée post-covid. Mais LVMH se montre plutôt confiant grâce notamment aux Jeux olympiques de Paris.
Les doutes perdurent par contre par rapport à la Chine. La levée des mesures sanitaires fin 2022 n’a pas engendré le rebond espéré des ventes après plusieurs années mitigées. Conséquence d’un environnement économique dégradé avec une crise immobilière lancinante, un chômage élevé chez les jeunes (14,9% en décembre chez les 16-24 ans qui ne sont plus aux études) et une plus grande méfiance des consommateurs.
Touristes chinois
Ces derniers mois, la tendance s’est toutefois quelque peu améliorée. Jelena Sokolova, analyste chez Morningstar, estime que cette évolution favorable se poursuivra. Les principaux soutiens annoncés sont un regain de confiance (grâce notamment aux mesures de relance des autorités) et le rééquilibrage des stocks chez les grossistes. LVMH observe également un retour des touristes chinois, traditionnellement d’importants acheteurs car les prix des produits de luxe sont plus élevés en Chine en raison notamment des taxes locales.
Mais les aspects géopolitiques menacent toujours ces perspectives favorables. Pékin a par exemple ouvert une enquête antidumping sur les brandys (comme le cognac) produits dans l’Union européenne. Ce qui est considéré comme une mesure de rétorsion à l’enquête anti-subventions annoncée par les autorités européennes sur les voitures électriques en provenance de Chine. Des tensions géopolitiques qui sont de nature à favoriser les marques locales au détriment des griffes occidentales.
Un marché à deux vitesses
Même si la tendance s’est un peu améliorée, le secteur du luxe semble donc toujours naviguer à vue. Toutefois, une grande tendance émerge derrière ces innombrables aléas. Le luxe plus abordable est clairement en perte de vitesse comme l’illustrent les récents chiffres décevants de Burberry, Hugo Boss ou Kering. Entre 2016 et 2023, les ventes de Burberry n’ont progressé que de 23% et celles de Hugo Boss de 50%. Kering (hors Puma revendu en 2018) fait mieux avec un doublement de ses ventes grâce à des acquisitions et au succès (temporaire) des gammes de Gucci de 2015 à 2019.
Mais cela reste loin d’Hermès et ses sacs à main à plus de 10.000 euros. Son chiffre d’affaires a progressé de 161% entre 2016 et 2023 (en tenant compte de la prévision moyenne pour le 4e trimestre 2023) alors que le groupe est très peu actif en matière de croissance externe. Ses deux acquisitions en 2015 et 2020 ciblaient ses fournisseurs afin de sécuriser ses approvisionnements.
Dans le monde du luxe, “les produits les plus haut de gamme sont ceux qui sont les plus demandés”, comme le résumait Bernard Arnault durant la conférence des analystes ayant suivi la publication des résultats annuels de LVMH.
Listes d’attente
Dans ce créneau de l’ultra haut de gamme, Hermès fait figure d’incontournable. Le sellier jouit d’une demande solide et continue partout dans le monde comme en témoigne sa croissance au cours des neuf premiers mois de l’année : de 20,0% en Europe hors France à 25,4% au Japon.
Son défi n’est d’ailleurs pas tant de vendre que de produire. Pour honorer ses commandes, avec des délais d’attente pouvant atteindre six ans pour certains sacs à main, Hermès prévoit d’ouvrir quatre nouvelles maroquineries en France: Riom en 2024, L’Isle-d’Espagnac en 2025, Loupes en 2026 et Charleville-Mézières en 2027. Le groupe dispose aussi de sa propre école (gratuite pour les apprentis) afin de former des piqueurs, coupeurs et selliers.
Sa confortable rentabilité, avec une marge nette de 33,2% au premier semestre, n’est également pas menacée. Il est en effet courant qu’un sac à main d’Hermès se vende plus cher d’occasion qu’en boutique, les prix de certains modèles rares atteignant même plusieurs centaines de milliers d’euros lors de ventes aux enchères.
La valorisation très élevée du titre à plus de 50 fois les bénéfices est donc à relativiser à l’aune d’une croissance rentable quasiment certaine. Supposons que la croissance des ventes ralentisse à 18% (contre 23% en 2022 et 22% sur les neuf premiers mois de 2023) et que ses gains de marge ne soient plus que de 50 points de base (0,50%) par an, son bénéfice aura triplé en six ans.
1 + 1 gratuit
Achetez-en un, recevez-en deux : ce n’est pas le genre d’offre que l’on attend en entrant dans une boutique de luxe. C’est pourtant exactement ce qu’est LVMH en Bourse. Le géant du luxe se présente comme un groupe diversifié au sein de six secteurs d’activité et s’appuyant sur “75 maisons à l’identité forte”.
Une scission de LVMH devrait générer de la valeur pour l’actionnaire.
Dans les faits, sa rentabilité et sa capitalisation boursière reposent essentiellement sur Louis Vuitton et Christian Dior dans la mode et maroquinerie. Selon les estimations de Bloomberg et HSBC, ces deux marques devraient générer un profit opérationnel de plus de 16 milliards d’euros en 2024, les deux tiers des bénéfices de l’ensemble des activités. En y appliquant des ratios de valorisation plus proches de ceux de Hermès, Louis Vuitton et Christian Dior présentent une valeur d’entreprise (capitalisation boursière + dette nette) de 360 milliards, quasiment autant que l’ensemble du groupe aujourd’hui.
Andrea Felsted, éditorialiste pour Bloomberg, soulignait ainsi qu’une scission de LVMH devrait générer de la valeur pour l’actionnaire tout en facilitant la transmission, Bernard Arnault ayant près de 75 ans – mais ce n’est pas la voie qui semble être prise. A 26 fois les bénéfices, LVMH est donc plutôt bon marché, expliquant le conseil moyen d’acheter des analystes. Mais il ne faut sans doute pas s’attendre à ce que sa décote de conglomérat disparaisse de sitôt.
Opportunités spéculatives
D’autres acteurs peuvent également permettre à l’investisseur de miser sur le très haut de gamme comme le spécialiste du cachemire Brunello Cucinelli.
Le groupe italien connaît une nette accélération de sa croissance depuis 2021, une tendance confirmée en 2023 (hausse de 24% des ventes). Comme Hermès, il mise davantage sur le luxe élégant plutôt qu’ostentatoire avec de grands logos. En outre, son modèle d’entreprise humaniste résonne particulièrement auprès de la clientèle actuelle.
Le potentiel de développement est important pour une marque qui vient d’atteindre le milliard de chiffre d’affaires annuel. Mais avec des multiples de valorisation similaires à Hermès, il n’y a pas de place pour les déceptions.Rémy Cointreau est aussi une option plus spéculative. Le groupe fait face à des vents contraires actuellement, ce qui a fait chuter le cours de plus de moitié depuis fin 2021 . Mais son focus sur les spiritueux d’exception à plusieurs milliers d’euros la bouteille devrait progressivement le protéger des aléas conjoncturels et soutenir sa rentabilité.
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