Les mastodontes de la finance fuient la bataille climatique

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En quittant l’initiative Climate Action 100+, JP Morgan Chase, State Street et Pimco actent la victoire ­politique des républicains et la défaite des investisseurs. Dans un monde en transition voulue ou forcée, l’absence de points de repère augmente les risques.

Lancée fin 2017 lors du One Planet Summit, l’initiative Climate Action 100+ (CA 100+) réunit plus de 700 sociétés d’investissement et vise à s’assurer que les plus grandes entreprises émettrices de gaz à effet de serre au monde prennent les mesures nécessaires pour lutter contre le changement climatique. Au total, la coalition représentait ainsi 68.000 milliards d’actifs sous gestion avant la récente vague de départs.

Mi-février, State Street et JP ­Morgan Chase, respectivement quatrième et sixième gestionnaires d’actifs dans le monde, ont en effet annoncé quitter CA 100+. Quelques jours plus tard, c’était au tour de Pimco, spécialiste de la gestion obligataire, d’annoncer son retrait. Auparavant, le leader du secteur, BlackRock (10.009 milliards de dollars sous gestion fin 2023), avait déjà réduit son engagement. Le groupe américain a en effet transféré son adhésion à sa division internationale, moins importante.

Rappelons également que son plus proche concurrent, Vanguard, n’a jamais été membre de CA 100+. Cinq des principaux gestionnaires d’actifs mondiaux, pesant au total plus de 27.000 milliards de dollars, sont ainsi désormais peu ou pas présents dans la coalition.

Fausses excuses

Officiellement, JP Morgan Chase quitte CA 100+ car il a fortement investi dans ses équipes actives dans la gouvernance et n’a plus besoin de passer par la coalition. Pimco s’est montré encore plus laconique : “Notre participation à Climate Action 100+ n’est plus en phase avec l’approche de Pimco en matière de durabilité”.

State Street est un peu plus direct estimant que les dernières exigences sont incompatibles avec “son approche indépendante du vote par procuration et de l’engagement des sociétés du portefeuille”.

La coalition a en effet lancé la deuxième phase de son action, qui durera jusqu’en 2030, pendant laquelle elle veut davantage mettre l’accent sur les actions. Concrètement, les signataires de CA 100+ devront non plus demander aux entreprises de publier des informations sur le climat, mais les inciter à mettre en œuvre des plans de transition et à réduire les émissions de leurs chaînes d’approvisionnement.

L’explication ne convainc toutefois pas les observateurs alors que tous les regards pointent vers les républicains aux Etats-Unis.

Lois anti-ESG

Le parti de Donald Trump est en effet engagé dans une véritable guerre contre l’ESG (critères environnementaux, sociaux et de gouvernance). Pêle-mêle, la gestion durable est accusée d’être au service du wokisme, anticapitaliste et même anti-américaine selon certains élus républicains, comme le gouverneur de l’Oklahoma, Kevin Stitt. Une opposition qui s’est amplifiée depuis 2021 lorsque le Texas a voté des lois limitant les contrats publics avec les intermédiaires financiers adoptant ce que les autorités texanes considèrent comme des positions punitives à l’égard de l’industrie pétrolière.

Depuis, les lois anti-ESG se sont multipliées dans près d’une vingtaine d’Etats contrôlés par les républicains. Même si ces décisions peuvent avoir un coût non négligeable. Par exemple, l’interdiction aux municipalités texanes de faire appel à des banques appliquant certaines politiques ESG devrait engendrer des surcoûts de financement de 300 à 500 millions de dollars par an par manque de concurrence selon une étude d’économistes de l’école de commerce Wharton et de la Fed de Chicago.


Les républicains ont aussi lancé de nombreuses procédures judiciaires, accusant notamment les coalitions comme CA 100+ de former un cartel. “Je ne serais pas surpris de voir davantage de défections, d’autant plus qu’il y a maintenant un coût, tel qu’un litige potentiel, qui n’existait pas lorsque les entreprises ont adhéré”, poursuit ainsi Lance Dial, associé du cabinet d’avocats K&L Gates. Dans certains Etats républicains, “les procureurs généraux ont assigné les entreprises à comparaître par rapport à leur appartenance à ces groupes”.

Même Vanguard, qui n’a jamais fait partie de CA 100+ et est sorti de l’initiative Net Zero Asset Managers, n’y échappe pas. Une coalition de 13 procureurs généraux d’Etats républicains a déposé une motion demandant aux régulateurs fédéraux de limiter la capacité de Vanguard à investir dans les compagnies d’électricité au motif que sa politique climatique interne plaide pour une transition vers l’électricité décarbonée.

Mutisme vert

Les gestionnaires d’actifs américains sont donc sur la défensive. “Il y a encore quelques années, le fait d’être signataire d’un groupe tel que CA100+ était considéré comme une marque d’honneur dont on faisait grand cas dans les communiqués de presse et les rapports d’entreprise. Aujourd’hui, l’adhésion est devenue un handicap”, constate ainsi l’agence Bloomberg. Ce qui a donné naissance au phénomène de greenhushing (ou mutisme vert), l’exact opposé du greenwashing (ou écoblanchiment). Cela consiste en effet pour une entreprise (ou un autre acteur) à taire ses actions en faveur de l’environnement et de la société de peur de s’attirer les foudres d’une partie du public. Ce phénomène du greenhushing pourrait encore s’amplifier, surtout en cas de victoire de Donald Trump lors des prochaines élections américaines de novembre. Selon Mark Campanale, fondateur de Carbon Tracker, “les organisations continueront à intégrer le développement durable parce qu’il s’agit d’un risque réel, mais elles le feront sans s’afficher ni se mettre en valeur”. Une récente enquête de KPMG a d’ailleurs mis en évidence que 90% des grandes entreprises américaines comptent ainsi investir davantage dans l’ESG au cours des trois prochaines années.

Le phénomène de “greenhushing” pourrait encore ­s’amplifier, ­surtout en cas de ­victoire de ­Donald Trump en novembre.

Les raisons poussant les entreprises à continuer à s’engager sans le faire savoir sont diverses. D’une part, les dirigeants peuvent être convaincus qu’il s’agit de la bonne stratégie à appliquer pour l’entreprise et la société en général. D’autre part, l’environnement politique à court terme ne remet pas en cause l’évolution des réglementations climatiques à long terme. Par exemple, les grandes banques centrales continuent d’avancer dans l’intégration des risques climatiques en matière de supervision bancaire, y compris aux Etats-Unis. La Fed a ainsi publié de nouvelles orientations en octobre dernier. L’occasion pour Jerome Powell, son président, de rappeler que “les banques doivent comprendre et gérer de manière appropriée leurs risques matériels, y compris les risques financiers liés au changement climatique”.

En Europe, le phénomène n’est pas complètement absent. HSBC a ainsi été soupçonné d’avoir volontairement dégradé des fonds relevant de l’article 9, investissant uniquement en placements durables, à l’article 8, moins ambitieux, afin d’échapper à la surveillance accrue des investisseurs (publication de données…). L’Autorité européenne des marchés financiers a d’ailleurs averti que les gestionnaires d’actifs pratiquant le greenhushing s’exposaient à des amendes. Au niveau politique, il n’y a pas de vaste stratégie anti-ESG comme celle développée par les républicains aux Etats-Unis, mais certaines décisions récentes ont adouci la réglementation. La Commission européenne a par exemple décidé d’aligner les normes européennes de reporting extrafinancier (climat, impact sociétal…) sur les normes internationales de l’ISSB, globalement moins exigeantes.

Cela se ressent également sur les flux de capitaux. Au niveau mondial, les fonds durables ont subi pour la première fois des retraits nets (-2,5 milliards de dollars) au quatrième trimestre 2023 selon les données de Morningstar. Dans le détail, ce solde négatif est essentiellement imputable aux Etats-Unis (-5,1 milliards).

En Europe, les souscriptions nettes de 3,3 milliards de dollars sont toutefois particulièrement faibles au regard des plus de 100 milliards injectés chaque trimestre en 2021. De plus, elles découlent entièrement des fonds passifs (indiciels) qui ont collecté 21,3 milliards de dollars alors que les fonds gérés activement ont subi des retraits de 18 milliards.

Cacophonie

Malheureusement, l’investisseur particulier semble être le grand perdant de ce nouveau combat politique autour de l’ESG. Le greenhushing amplifie en effet encore la cacophonie entourant les placements durables, entre green­washing, fonds article 8 ou 9 (dits vert clair ou vert foncé), gestion thématique ou best-in class, etc. D’autant plus que les pressions politiques freinent la divulgation de données, essentielles pour juger l’exposition à la transition durable d’une entreprise. Ces informations, collectées et normalisées par des agences spécialisées, demeurent ainsi payantes, pas entièrement fiables et inaccessibles pour la plupart des investisseurs qui ne peuvent faire leurs choix en connaissance de cause.

L’investisseur particulier semble être le grand perdant de ce ­nouveau combat politique ­autour de l’ESG.

Et les gestionnaires d’actifs sont loin d’être toujours les mieux positionnés pour répondre à leurs interrogations. Sur les 108 grands acteurs mondiaux analysés par Morningstar, seuls huit ont décroché le titre de Leader ESG : Affirmative Investment Management, Australian Ethical, Boston Trust Walden, Domini, Impax, Parnassus, Robeco et Stewart Investors. Des noms assez peu connus chez nous, à l’exception de Robeco.

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