Les fonds ESG à nouveau dans la tourmente

Le 20 novembre, Gautam Adani a été inculpé par la justice fédérale américaine pour corruption et fraude envers des investisseurs américains. (Photo by PUNIT PARANJPE/AFP via Getty Images)

Quasiment deux ans après une première mise en garde, pas moins de 770 fonds durables ont été éclaboussés par l’inculpation de Gautam Adani aux États-Unis. Une dépendance qui interroge.

Le 24 janvier 2023, Hindenburg Research publie un rapport au vitriol sur Adani Enterprises, holding faîtier du conglomérat de Gautam Adani, qui était alors à la tête de la troisième fortune mondiale. Selon le hedge fund , le groupe a organisé “des manipulations boursières et un système de fraude comptable éhontés pendant des décennies”. Première tourmente des fonds ESG.

L’impact est d’autant plus sévère sur les marchés que Hindenburg Research possède déjà un beau palmarès à son actif, ayant notamment dévoilé les mensonges de Nikola Motors (dont le fondateur a été condamné pour fraude) ou les pratiques douteuses de Clover Health. Il s’était aussi illustré lors de la reprise de Twitter par Elon Musk, ayant correctement anticipé les doutes sur l’opération puis son dénouement (avec un passage devant les tribunaux).

Fonds durables

Adani Enterprises a ainsi rapidement dévissé et perdu 60% de sa valeur boursière en l’espace d’un mois, malgré de vigoureux démentis. Les autres entités du conglomérat, comme Adani Green Energy, Adani Ports ou Adani Power, n’ont pas échappé à la purge.

De nombreux fonds durables y ont perdu des plumes, attirés par les promesses du groupe de devenir le leader mondial du solaire d’ici 2025 et le numéro un des énergies renouvelables pour 2030. En Europe, plus de 500 fonds ESG (appliquant des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance) étaient ainsi exposés directement ou indirectement à au moins une entité de l’empire Adani, selon les recherches de l’agence Bloomberg.

Face aux doutes entourant la gouvernance du conglomérat, plusieurs grands noms de la gestion d’actifs prennent des mesures. Le fonds souverain norvégien, le plus important du monde, cède ainsi toutes ses positions. JP Morgan Chase annonce exclure l’empire Adani de ses portefeuilles ESG. Science Based Targets, une initiative de l’Onu et du WWF notamment, exclut trois entités du conglomérat Adani (Green Energy, Ports et Transmission).

Inculpé pour corruption

Le temps faisant son œuvre, Gautam Adani a retrouvé petit à petit les faveurs des investisseurs et des autorités indiennes. Le milliardaire est notamment proche de Narendra Modi, Premier ministre réélu en juin, que le parti d’opposition a même accusé de lier des engagements diplomatiques et des contrats pour le conglomérat Adani à l’étranger.

Adani Enterprises était ainsi revenu à seulement une dizaine de pour cent de ses niveaux de janvier 2023. Le rebond a toutefois été brusquement interrompu le 20 novembre. Après plus d’un an et demi d’enquête du FBI, Gautam Adani a été inculpé par la justice fédérale américaine pour corruption et fraude envers les investisseurs américains (en raison de la dissimulation des opérations de corruption).

Selon le procureur de Brooklyn (New York), Breon Peace, le milliardaire a participé, entre 2020 et 2024, avec sept coinculpés à un système de versements de pots-de-vin à des fonctionnaires indiens, pour un total de plus de 250 millions de dollars, afin d’obtenir des contrats d’une valeur de plusieurs milliards de dollars dans le domaine de l’énergie solaire.

Bis repetita

Adani Green Energy (activités renouvelables du conglomérat) s’est retrouvé en première ligne et a plongé de 36% en Bourse, en quelques jours, plombant une nouvelle fois les fonds durables. L’agence Bloomberg a, en effet, recensé 770 fonds durables exposés à Adani Green Energy.

Même si la position représente généralement moins de 1% des actifs du fonds, cette forte présence interpelle quasiment deux ans après le rapport de Hindenburg Research. D’autant plus que d’autres signaux avaient de quoi inquiéter, comme l’annonce de l’enquête aux États-Unis en juin 2023 ou son élargissement en mars 2024.

Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que les critères des fonds durables sont remis en cause. Lorsque la guerre en Ukraine a éclaté, les analystes de Morningstar avaient évalué que 14% des fonds durables dans le monde détenaient des actifs russes, essentiellement des actions dans les géants des hydrocarbures (Gazprom et Rosneft) et des obligations souveraines finançant les ambitions hégémoniques de Vladimir Poutine.

D’Orpea à la Silicon Valley Bank

Début 2023, plus de 900 fonds durables européens ont aussi fait les frais de la faillite de la Silicon Valley Bank (SVB). “Pour les investisseurs ESG, SVB semblait cocher plusieurs cases, la banque était un prêteur important pour les entreprises actives dans les énergies renouvelables, un favori parmi les gestionnaires ESG à l’affût de faibles empreintes carbone, écrivaient ainsi Tom Schoenberg et Ava Benny-Morrison de Bloomberg. Mais en ce qui concerne les risques de gouvernance, les gestionnaires de fonds semblent avoir été moins attentifs.”

En Europe, l’exploitant de maisons de repos Orpea faisait aussi partie des bons élèves en matière d’évaluation ESG, jusqu’à ce qu’éclate le scandale consécutif à la publication du livre-enquête Les Fossoyeurs. Auparavant, Volkswagen bénéficiait également de bonnes notes ESG avant le dieselgate en 2015.

Notes ESG

Pour se défendre, l’industrie des fonds ESG épingle régulièrement que fonds durable et fonds éthique sont des concepts différents. Cependant, les documents commerciaux mettent souvent en avant la mise en œuvre de critères de gouvernance comme un moyen d’éviter les scandales. Dans un sondage réalisé en début d’année par des chercheurs de la Stanford Graduate School of Business, les investisseurs sondés considèrent d’ailleurs avant tout l’ESG comme un moyen de réduire les risques extrêmes, tant en Europe qu’aux États-Unis.

Ce qui n’est pas vraiment le cas en pratique, le gendarme boursier américain (SEC) ayant même épinglé qu’Adani Green Energy a usé de sa bonne note ESG pour procéder à une émission d’obligations en 2021.

Il est également notable que les agences ESG ne mettent pour ainsi dire jamais au jour des cas de fraude, contrairement aux investisseurs activistes et hedge funds actifs dans la vente à découvert. Ce qui s’explique avant tout par leurs méthodes d’évaluation basées sur des quantités astronomiques de données, mais ne prévoyant généralement pas d’enquêtes de terrain ou d’entretiens avec les parties prenantes (salariés, clients…). Or, il est évident que les entreprises se livrant à la corruption ou à des fraudes vont tenter, par tous les moyens, de ne pas le laisser transparaître dans des documents officiels.

Dilution des critères

Par ailleurs, l’effet de dilution joue aussi pleinement, surtout dans le cas d’entreprises actives dans des secteurs verts. Adani Green Energy avait (et a toujours à l’heure d’écrire ces lignes) une note de risque ESG faible (14,6/100) chez Morningstar Sustainalytics. Ce que Hortense Bioy, head of sustainable investing research , explique “par les risques négligeables liés aux questions environnementales et sociales importantes, notamment le capital humain, la santé et la sécurité au travail, l’utilisation des sols et la biodiversité, ainsi que la gouvernance des produits”.

Pour les mêmes raisons, Tesla affiche toujours une note de risque ESG modérée (24,7/100) malgré des fébrilités évidentes en matière de gouvernance : énorme plan de rémunération à 56 milliards de dollars, nombreuses autres occupations de son CEO, absence de plan de succession, doutes sur l’indépendance du conseil d’administration (dont Kimbal Musk et Jeffrey Straubel, le premier étant le frère d’Elon Musk, le second son partenaire depuis 20 ans)…

Fonds actif ou passif

Faut-il en conclure que les critères ESG sont inutiles ? Sûrement pas car cela incite les entreprises à aller dans la bonne direction. Ils permettent aussi aux investisseurs d’éviter certaines pratiques particulièrement polluantes.

Mais ils ne constituent certainement pas une façon d’échapper aux scandales. Un paramètre à prendre en compte à l’heure, notamment, de choisir entre un fonds durable géré activement ou passivement ( en copiant des indices ESG ). Globalement, les deux approches sont en effet basées sur les mêmes évaluations des agences ESG.En l’absence d’engagement fort de l’équipe de gestion, comme des enquêtes, la plus-value financière et sociétale des fonds actifs pose question en comparaison avec un indice durable basé sur une application méthodique des notes ESG.

Il est également notable que les agences ESG ne mettent pour ainsi dire jamais au jour des cas de fraude.

Régimes autocratiques

Quelques gestionnaires vont toutefois plus loin que ces évaluations et peuvent prendre des décisions plus radicales. Mirova, une filiale de Natixis, avait par exemple annoncé en 2022 exclure l’ensemble des régimes autocratiques, comme la Russie et la Chine.

Cela reste cependant marginal et un tel choix est loin de répondre à tous les risques. L’Inde demeure, par exemple, un régime démocratique, malgré la politique autoritaire de Narendra Modi. Et à l’heure de la réélection de Donald Trump, il apparaît tout simplement impossible de vouloir éviter tous les pays dont le dirigeant a des penchants autoritaires.

Sans même évoquer les secteurs controversés que certains peuvent trouver éthiques et d’autres pas, comme les OGM, le nucléaire ou l’armement, secteur historiquement exclu des fonds ESG mais, en partie réhabilité face au besoin de l’Ukraine de se défendre. 

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