La discrète crise du marché de l’art

Lancée le 7 mars,
la bourse très spécialisée Artex Stock Exchange ne compte encore qu’une seule "action" : le triptyque "Trois études pour un portrait de George Dyer" de George Bacon.

Loin des indices boursiers ou de l’or volant de record en record, le marché de l’art connaît une sévère rechute depuis un an. Un déclin qui découle avant tout d’une faible demande, y compris pour les pièces maîtresses.

Selon le rapport de référence Art Market, réalisé annuellement par Art Basel et UBS, les ventes mondiales d’œuvres d’art et d’antiquités se sont tassées de 4% à 65 milliards de dollars en 2023. En tenant compte de l’inflation (américaine), la baisse est même de 26% depuis le record de 2014. Et l’année 2024 s’annonce encore pire. Selon le Financial Times, les revenus de Sotheby’s et Christie’s, les deux principales maisons de vente dans le monde, ont ainsi chuté de plus de 20% au premier semestre.

Le marché de l’art est même proche d’un bear market, les prix moyens ayant baissé de près de 20% depuis le pic de l’année dernière. L’indice All Art (toutes œuvres) d’Art Market Research a ainsi chuté de 16% entre mai 2023 et septembre 2024.

La correction est encore plus marquée pour l’indice des artistes les plus vendus (Top Traded) qui a subi une correction de 19% depuis le sommet de novembre 2023. Les œuvres les plus chères sont même les plus affectées. Lors des ventes aux enchères printanières à New York, cinq œuvres avaient dépassé le cap de 40 millions de dollars en 2023 contre une seule en 2024, une peinture de Jean-Michel Basquiat adjugée à 46,5 millions de dollars, dans le bas de sa fourchette d’estimation (40-60 millions). Deux œuvres majeures avaient même été retirées faute de demande.

Et les foires d’automne ont démarré assez mollement. Christie’s a, par exemple, enregistré des ventes de 90,6 millions d’euros en marge d’Art Basel Paris (du 16 au 20 octobre), en baisse de 28% par rapport à l’année précédente. Et ce, même si l’organisation de la foire d’art contemporain a mis les petits plats dans les grands avec un déménagement dans le Grand Palais et une hausse de 26% du nombre d’exposants, ayant attiré la grande foule (65.000 visiteurs, +70%).

Recul de la demande sur le marché de l’art

Si l’art suscite donc toujours une grande curiosité, les acheteurs se montrent beaucoup moins nombreux/dépensiers. Pour l’expliquer, Noah Horowitz, CEO d’Art Basel, épinglait récemment “le bruit géopolitique”. Ce qui peut évidemment jouer entre les sanctions ciblant les oligarques russes et les vives tensions au Proche-Orient.

Mais cela n’explique pas entièrement une baisse qui s’éternise depuis plus d’un an, étayant déjà provoqué la fermeture de nombreuses galeries de New York (une quinzaine depuis août 2023) à Bruxelles (dont la célèbre galerie Baronian après 51 ans d’activité) en passant par Paris.

Couvrant le marché de l’art pour l’agence Bloomberg, James Tarmy épingle également “l’absence de nouvelles tendances marquantes. Dans cet univers qui génère son propre élan, malgré (ou plutôt à cause de) la cacophonie des galeristes vantant leurs artistes, rien ne semblait réellement percer. Pas de jeunes peintres en vogue, pas de redécouvertes historiques spectaculaires dynamisant le marché secondaire, et aucun signal fort incitant les collectionneurs à saisir une opportunité brûlante”.

Retour de manivelle

Enfin, Paul Leong, collectionneur et directeur financier de Galaxy Capital Partners, estime que la faible demande sur le marché de l’art découle aussi indirectement de la succession de records à Wall Street depuis l’année dernière. “L’art était présenté comme un investissement de long terme (…) avec comme principal argument qu’il n’est pas corrélé aux fluctuations des marchés boursiers.”
Maintenant que les Bourses s’envolent, ces investisseurs voient plutôt cette décorrélation comme un handicap. Ils ont ainsi tendance à se détourner de ce marché en berne. Cet environnement réduit aussi la pression sur les amateurs d’art et collectionneurs, qui peuvent profiter d’un marché plus favorable aux acheteurs et davantage prendre le temps. Ils ne se précipitent donc plus sur les œuvres proposées.

En Bourse, un marché baissier est traditionnellement le meilleur moment pour investir. Sur le long terme, l’art demeure aussi très lucratif avec un rendement de près de 10% par an depuis 1978, le début de l’indice All Art d’Art Market Research.

Selon Alex Logsdail, CEO de Lisson Gallery, le critère primordial pour relancer le marché est une baisse des taux d’intérêt. Le lent reflux du loyer de l’argent, tout particulièrement pour les échéances plus longues, est ainsi de nature à redonner une plus grande marge de manœuvre financière aux acheteurs et à soutenir le marché.

Les spécialistes pointent d’ailleurs quelques premiers signes encourageants comme les ventes lors d’Art Basel Paris et de Frieze London (début octobre) qui n’étaient pas aussi mauvaises que redouté. Il semble toutefois prématuré de parler de redressement, Wendy Cromwell, fondatrice de Cromwell Arts, évoquant surtout un marché inégal, avec des fortunes très diverses entre galeries et entre artistes.

Très long terme

Malgré ces signes de stabilisation, il est loin d’être acquis que le rebond sera rapide. Marion Maneker, rédactrice de Wall Power (ex-Artelligence), souligne ainsi que le principal ingrédient d’un redressement est davantage psychologique que financier : “On saura que le marché va bien quand les gens achèteront par enthousiasme, et non simplement parce qu’ils pensent avoir fait une bonne affaire”.
Ce qui peut parfois prendre beaucoup de temps sur le marché de l’art. Après la correction de 1990-1992, l’indice des artistes les plus vendus n’est ainsi revenu à son sommet qu’en 2006, soit16 ans plus tard.

Un long décrochage qui est notamment lié au Japon. Dans les années 1980, en pleine bulle spéculative, de nombreux riches Japonais ont investi dans l’art, faisant exploser les prix (x12 en 7 ans). Ryoei Saito avait ainsi acquis en 1990 le Portrait du docteur Gachet de Vincent Van Gogh pour 82,5 millions de dollars, un record qui ne sera battu qu’en 2004. Ces acheteurs ont ensuite vu leurs moyens fondre après l’explosion de la bulle japonaise et la longue déflation qui a suivi.

Acheteurs chinois

De même, l’envolée des prix observée entre 2005 et 2016, uniquement interrompue par la profonde crise financière de 2008-2009, correspond à l’arrivée sur le marché de l’art de riches Chinois. Ces derniers se montrent aujourd’hui bien plus prudents, alors que la Chine semble souffrir des mêmes maux que le Japon durant les années 1990 : déflation, tassement de la population active, explosion d’une bulle immobilière.

À la fin de l’année dernière, la vente par le milliardaire Liu Yiqian de 39 œuvres majeures (dont Le miroir universel, de René Magritte) à Hong Kong a ainsi été particulièrement décevante. Dix œuvres n’ont pas trouvé preneur et le tableau phare, Paulette Jourdain d’Amedeo Modigliani, a été vendu pour 34,8 millions de dollars, 18% de moins que le prix payé par Liu Yiqian en 2015. Encore plus notable, l’indice de l’art chinois développé par Mei Jianping, professeur de finance, a chuté de 40% depuis 2020 et est aujourd’hui au même niveau qu’en 2009.

Investir dans l’art

Les prochains acheteurs à propulser le marché de l’art seront peut-être indiens ou saoudiens. Quoi qu’il en soit, le redressement pourrait prendre du temps. Si vous ne manquez pas de patience et n’avez pas le budget pour vous offrir une collection de référence – sachant que le prix d’une œuvre de valeur internationale se chiffre au moins en dizaines de milliers d’euros –, vous pouvez recourir aux club deals.
Concrètement, vous achetez une fraction d’une œuvre de référence sélectionnée par des experts. Parmi les principales plateformes, retenons notamment le leader américain Masterworks. Les plateformes françaises associées Matis.club et Ramify nécessitent une mise de départ plus conséquente (20.000 euros).

À épingler également l’Artex Stock Exchange, une Bourse spécialisée dans les œuvres d’art cofondée et présidée par le prince Wenceslas de Liechtenstein. Lancée le 7 mars, elle ne compte encore qu’une seule “action” : le triptyque Trois études pour un portrait de George Dyer, de George Bacon. Chaque action représente 1/550.000e de l’œuvre. En hausse de 6% depuis l’introduction, le cours est resté relativement stable malgré des volumes d’échange très limités depuis mai. Cette Bourse ultraspécialisée n’est toutefois accessible que via peu de banques.

L’art numérique en berne
Selon les données d’Art Market Report, les ventes en ligne n’échappent pas à la tendance baissière généralisée. L’an dernier, elles ont totalisé 11,8 milliards de dollars, un peu mieux qu’en 2022, mais toujours 11% de moins qu’en 2021. Ce n’est toutefois rien comparé à l’effondrement du marché des NFT, des jetons non fongibles représentatifs d’œuvres numériques. Les ventes ont chuté de 59% en deux ans à 1,2 milliard de dollars en 2023. Et les chiffres pour 2024 n’annoncent pas d’amélioration, les volumes continuant de baisser. La capitalisation de CryptoPunks, la première collection en importance, a ainsi fondu de 46% depuis le début de l’année, à 705 millions de dollars.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content