Faudra-t-il, en 2025, vendre Magritte ou Rubens à Paris ?
En réagissant maladroitement à une directive européenne, la Belgique va-t-elle torpiller le négoce des œuvres d’art en favorisant son exode vers l’étranger ? C’est inéluctable si on ne corrige pas le tir, proteste la profession.
Dissipons d’emblée deux malentendus : non, ce n’est pas le taux de TVA frappant le négoce des œuvres d’art qui va augmenter le 1er janvier de l’an prochain, comme laissé entendre ici ou là. C’est l’assiette de la perception qui est modifiée en profondeur. Et dans le sens d’une hausse qui peut, suivant les cas, aller de sensible à monstrueuse. Par ailleurs, ce changement dramatique ne vise qu’une partie du marché. Explications.
A la marge…
Le négoce des œuvres d’art est redevable de deux taux de TVA, suivant les circonstances, à savoir 6 et 21%. Un artiste vendant une œuvre s’acquitte du taux réduit de 6 %, tandis qu’un marchand est redevable d’une TVA de 21 %. En pratique pourtant, ce taux ne s’applique pas à la totalité du prix de vente. Qualifié de régime particulier, c’est en effet le régime de la marge qui prévaut le plus largement : la TVA de 21 % acquittée par le marchand d’art ou autre galeriste frappe, non son prix de vente, mais la marge entre son prix d’achat et son prix de vente. C’est le système qui prévaut depuis 1995. Avant cela, la TVA frappait le prix de vente, mais au taux réduit de 6 %. Si ce régime est qualifié de particulier, c’est parce que cette TVA n’est pas déductible. C’est du reste impossible… puisqu’elle n’apparaît pas sur la facture. Par souci de discrétion à l’égard du vendeur, car sa marge est a priori confidentielle. Une étude récemment réalisée à grande échelle en France la situe en moyenne à 30 % environ, signale au passage Patrick Mestdagh, galeriste au quartier du Sablon, à Bruxelles, et président de la Chambre des Antiquaires (Rocad, pour Royal Chamber of Art Dealers). Concrètement donc, quand un marchand achète un objet 100 euros et le revend 150, il paie une TVA de 21 % sur 50 euros, soit 10,50 euros.
… ou en totalité ?
Une directive impose un changement de régime fiscal au 1er janvier 2025. Elle vise la suppression du régime de la marge au profit d’une TVA sur le prix de vente. Les Etats membres peuvent toutefois compenser cet élargissement de l’assiette par un taux de TVA réduit. La France a déjà décidé que ce serait 5,5 % au lieu de 20 %, comme c’est le cas aujourd’hui pour le régime de la marge. Il faut cependant savoir que cette suppression du régime de la marge ne vise pas toutes les transactions, souligne le président de Rocad : seulement lorsqu’une TVA peut être récupérée. De quoi s’agit-il ? Ou plutôt, pour commencer, de quoi ne s’agit-il pas ? Lorsqu’un marchand achète un tableau de famille à un particulier, ce dernier n’étant en principe pas assujetti à la TVA, celle-ci n’intervient pas dans la transaction et le marchand ne peut, par définition, pas la récupérer. De ce fait, il pourra continuer à adapter le régime de la TVA sur la marge. Même chose pour ce qu’on appelle les opérations de second marché, soit les objets qui sont vendus, puis revendus, etc. Ou encore pour des achats à des professionnels ou en ventes publiques : les factures précisent en principe que l’objet est vendu sous le régime de la TVA sur la marge, non déductible.
Tout ceci sera toujours possible en 2025… au point qu’on peut se demander ce qui change. Serait-ce une tempête dans un verre d’eau ? Ce serait oublier un pan non négligeable du marché, qui est l’achat d’une œuvre directement auprès de l’artiste, qui doit appliquer une TVA de 6 %. Celle-ci étant déductible dans le chef du marchand, ce dernier ne pourra plus prétendre au régime de la marge. Il devra donc appliquer la TVA au prix de vente. C’est le régime qui prévalait avant 1995, mais à 6 %. Cette fois, ce serait 21 % !
Si la Belgique ne change pas son fusil d’épaule, les ‘petits’ vont souffrir et les ‘grands’ vont s’organiser. – Patrick Mestdagh (Royal Chamber of Art Dealers)
Expatriation très rentable
Compte tenu de la promotion qu’un marchand assume quand il représente un artiste, il pratique une marge plus élevée; elle atteint 40 ou même 50 % du prix de vente. Soit une toile vendue 500 euros par l’artiste et revendue 1.000 euros par le galeriste. La TVA de 21 % à acquitter portant sur 1.000 euros et non plus sur la marge de 500 euros, elle passe de 105 à 210 euros. “Je vous accorde qu’il n’y a pas mort d’homme pour des montants réduits, sourit Patrick Mestdagh, mais quand on a affaire à un artiste plus connu dont la cote est d’une autre ampleur… Sur une œuvre vendue 100.000 euros et revendue le double, la TVA passe de 21.000 à 42.000 euros !”
L’ordre de grandeur est bien différent, on en convient, mais ce n’est pas tout. Un tel artiste sera peut-être déjà représenté aussi par une galerie à Paris… ou pourra le devenir. Or, comme signalé plus haut, la TVA y sera de 5,5 %. Résultat : le prix de vente sera de 242.000 euros à Bruxelles et de 211.000 euros seulement à Paris. De quoi prendre un billet de première sur Eurostar et même de passer la nuit au Ritz. Les artistes belges d’un certain renom risquent donc clairement de ne plus vendre qu’à l’étranger, y compris à leurs acheteurs belges. Dommage, on en conviendra, mais aussi dommageable pour le secteur comme pour les caisses de l’Etat, directement et indirectement. Et dommage pour le rôle culturel du secteur qui, en galerie ou à l’occasion de foires, permet à tout citoyen d’admirer des œuvres de très grande qualité, regrette le président de Rocad.
TVA parfois impayable
L’autre question épineuse, c’est l’importation des œuvres d’art dans l’Union européenne. Elles sont aujourd’hui redevables d’une taxe de 6 %. En 2025, cette taxe aura le statut de TVA, fiscalement récupérable donc. Avec pour conséquence que le régime de la TVA sur la marge doit faire place à celui de TVA sur le prix de vente. Mais avec des conséquences réellement dramatiques. Imaginons en effet un marchand rapatriant un Magritte de New York ou de Genève, qu’il acquiert en vente publique pour 2 millions d’euros. Il faut savoir qu’à un tel niveau de prix, la marge se limitera à 10 %, voire moins. Parce que c’est suffisant ? Peut-être, mais aussi parce qu’avec un prix en vente publique qui est instantanément connu de tous, il est impensable de se montrer trop gourmand… Quoi qu’il en soit, ce marchand vendra par exemple le tableau 2,15 millions, prenant donc 150.000 euros de marge. La TVA atteindra toutefois 451.000 euros, une somme impossible à répercuter sur le prix de vente !
Si la Belgique ne change pas son fusil d’épaule, les “petits” vont souffrir et les “grands” vont s’organiser, conclut Patrick Mestdagh, par exemple en ouvrant une antenne en France. Il espère que tout ceci, qui s’écrit aujourd’hui au conditionnel, ne doive pas l’an prochain s’écrire au présent.
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