Altice France, géant des télécoms, inquiète et secoue les marchés

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Bien que sorti de la Bourse en 2021, Altice France continue d’inquiéter. Le groupe de Patrick Drahi a sommé ses créanciers de contribuer à l’allégement de sa dette de 24 milliards. Un bras de fer qui risque d’affecter les marchés obligataires et le secteur des télécoms.

Remplissant généralement la poche défensive d’un portefeuille, les obligations ne sont pas pour autant sans risque, surtout si vous vous laissez séduire par des taux élevés. Les obligations à haut rendement sont en effet traditionnellement émises par des entreprises à la santé financière fragile. Concrètement, leur note financière est inférieure à BBB ou Baa chez les agences de rating.

Cette fragilité financière découle généralement de la détérioration de leurs résultats, d’une forte exposition aux cycles économiques et/ou d’un endettement très élevé. Ce qui est le cas d’Altice, le géant des télécoms créé de toutes pièces par Patrick Drahi à coups de rachats (SFR-Numericable, Portugal Telecom, Cablevision et Suddenlink aux Etats-Unis, etc.), quand les taux étaient bas.

Maintenant que les taux sont beaucoup plus élevés, le groupe voit le coût de ses dettes s’envoler à chaque refinancement. L’été dernier, Patrick Drahi avait déjà donné le ton en affirmant que le désendettement était sa seule priorité. Différentes cessions ont ainsi été annoncées comme la vente d’Altice Media (BFM, RMC) pour 1,55 milliard d’euros et la cession de l’exploitant de centres de données UltraEdge pour 535 millions d’euros.

La dette nette d’Altice France dépassait les 24 milliards d’euros fin 2023, soit l’équivalent de 6,4 fois son Ebitda.

Restructuration imposée

Mais ce n’est pas assez pour Altice France dont la dette nette dépassait les 24 milliards d’euros fin 2023, soit l’équivalent de 6,4 fois son excédent brut d’exploitation annuel (Ebitda). Ce qui n’est plus tenable alors que les échéances de dettes (et donc les besoins de refinan­cement) vont aller crescendo entre 2025 et 2028.

L’objectif de désendettement a même été relevé, le management d’Altice France visant une dette inférieure à 4 fois l’Ebitda contre 4,5 précé­demment. En tenant compte du tassement attendu de l’Ebitda en 2024, Altice France devrait réduire son fardeau de 10,4 milliards d’euros selon le bureau d’études CreditSights. Pour y parvenir, Gerrit Jan Bakker, trésorier d’Altice France, a clairement indiqué que les détenteurs d’obligations devraient accepter une décote (directe ou via un échange de titres).

Cette “invitation” à négo­cier est même assortie d’une menace. S’ils refusent, le produit des récentes et futures cessions pourrait ne pas être utilisé pour le désendettement, Altice France usant d’un subterfuge (légal) pour maintenir cette cagnotte hors d’accès des créanciers. Une mise en garde qui concerne donc également la participation majoritaire d’Altice France dans XpFibre (réseau fibre de SFR) que le groupe souhaite vendre pour 5 milliards d’euros – se privant ainsi d’une importante source de profits pour l’avenir.

Au bord de la rupture

Cette annonce a semé un vent de panique sur les marchés obligataires. Les cours des obligations d’Altice France ont plongé. Les titres sécurisés (assortis d’une garantie) ont baissé vers 70% à 80% du pair – montant principal normalement remboursé à l’échéance – et les obligations non sécurisées (sans garantie spécifique) ont chuté sous 40%. A l’heure d’écrire ces lignes, l’obligation non sécurisée en euros à échéance 2027 affiche ainsi un rendement théorique de 67% par an…

Autant dire que les marchés anticipent la concrétisation des projets d’Altice France (ou pire). Une décote de 20% des obligations sécurisées (total de 12,4 milliards) et de 60% sur les obligations non sécurisées (4 milliards) représenterait un allégement de dette près de 5 milliards d’euros. Les porteurs de lignes de crédits syndiquées (8 milliards) pourraient aussi être sollicités dans une moin­dre mesure.

Toutefois, il n’y a aucune obligation pour les créanciers d’accepter une telle décote en l’absence de procédures collectives (sauvegarde, etc.), ce qui ne serait pas dans l’intérêt de Patrick Drahi. Il perdrait en effet la main sur les négociations et risquerait fort d’être le principal perdant en tant qu’unique actionnaire d’Altice France. Sortir des fonds (via la distribution de dividendes) avant de laisser couler le navire pourrait également engager sa responsabilité personnelle.

L’homme d’affaires mise surtout sur la crainte des détenteurs d’obligations de perdre davantage et leur division. S’appuyant sur le fait que la dette d’Altice France est régie par la réglementation new-yorkaise, il pourrait engager un “exercice de gestion du passif (liability management exercise), pointe l’agence Bloomberg. Dans ces situations, les entreprises concluent généralement un accord avec une partie de leurs créanciers dans des conditions préjudiciables aux autres; une tactique connue sous le nom de ‘violence entre créanciers’.”

L’été dernier, Patrick Drahi avait déjà donné le ton en affirmant que le désendettement était sa seule priorité. © REUTERS

Toutefois, les créanciers semblent plus unis que prévu. Un groupe d’investisseurs conseillé par le cabinet Gibson Dunn & Crutcher a ainsi déjà coalisé des porteurs de 15 milliards d’euros d’obligations et de crédits, soit 60% du total.

Effets en cascade

Cependant, même en l’absence de décote, les manœuvres d’Altice France auront un impact sur les marchés. La perspective d’une restructuration a amené Moody’s à réduire son rating à Caa2 et Standard & Poor’s à CCC+. La dette du groupe de télécoms est ainsi considérée comme ébranlée (distressed). Ce qui a des répercussions sur un véhicule d’investissement populaire auprès des fonds de pension et compagnies d’assurances, le CLO (collateralized loan obligation). Concrètement, un CLO investit dans un portefeuille de prêts, généralement dans le cadre de rachats d’entreprises, et d’obligations à haut rendement. Pour se financer, il émet différentes tranches de titres, allant de l’obligation la plus sûre (notée AAA) à la partie equity absorbant les premières pertes.

Pour assurer le niveau de sécurité des tranches les plus élevées, les CLO ne peuvent généralement détenir plus de 7,5% de créances d’entreprises à la solvabilité ébranlée. Un seuil que plusieurs dizai­nes de véhicules risquent de dépasser à cause d’Altice France, un acteur de poids présent dans le portefeuille de 90% des CLO européens selon Citi. L’agence Bloomberg signale ainsi que ce contrecoup pourrait freiner la reprise du marché des CLO après l’impact de la remontée des taux en 2023. Ce qui, par ricochet, pourrait limiter la volonté/capacité des banques à préfinancer des opérations de fusion et acquisition.

Les difficultés d’Altice, secoué par ses dettes ainsi que par des enquê­tes pour corruption en France et au Portugal, risquent aussi d’avoir des répercussions sur le secteur des télécoms. Aux Etats-Unis, Altice USA s’est effondré de plus de 90% en Bourse, ne valant plus qu’environ 1 milliard de dollars. Un très faible niveau de valorisation qui suscite les convoitises d’un autre câblo-opérateur, Charter, qui pèse près de 50 milliards de dollars. Toutefois, la dette nette de 25 milliards de dollars d’Altice USA, avec d’importantes échéances en 2027-2028, demeure un obstacle de taille.

Même en l’absence de décote, les manœuvres d’Altice France auront un impact sur les marchés.

En Europe, les déboires du groupe de Patrick Drahi pourraient remodeler le paysage des télécoms au Portugal. Altice International, également perclus par une dette importante et un faible rating (B chez Standard & Poor’s), a en effet mis en vente sa filiale portugaise, incluant le principal opérateur de télécoms du pays, Meo. Patrick Drahi espérerait en obtenir 10 milliards d’euros mais les offres sont loin du compte, selon Bloomberg. Saudi Telecom, opérateur public saoudien, aurait soumis la meilleure proposition, mais une telle vente serait sensible politiquement. Les autres candidats (Warburg Pincus et Iliad) ne semblent pas prêts à relever leur offre.

Consolidation en péril ?

D’un point de vue sectoriel, les déboires d’Altice amenuisent aussi les perspectives de consolidation. Il y a moins de trois ans, Patrick Drahi annonçait avoir acquis 18% de British Telecom (BT Group) et était ainsi perçu comme un rouage important d’une consolidation paneuropéenne. Depuis, la prime spéculative de BT Group s’est évaporée alors qu’un rachat apparaît tout simplement inenvisageable.

Et l’ensemble du mouvement de consolidation est au point mort. Même si des opportunités se présentent, comme la vente de Meo, voire une opération autour de SFR, les principaux acteurs ne semblent tout simplement pas avoir les moyens de les saisir. Les grands opérateurs européens sont engagés dans des processus de contrôle de leurs dettes en raison des pressions sur les résultats d’exploitation, de la hausse des taux et des investissements nécessaires dans les réseaux (5G, fibre).

Deutsche Telekom, Orange, Telefonica et Vodafone ont ainsi un rating BBB offrant peu de marge de manœuvre s’ils veulent éviter une bascule dans la catégorie spéculative. Ils ont, de plus, déjà cédé une partie importante de leurs infrastructures (pylônes, réseau fibré), ce qui permet de réduire l’endettement mais impli­que le versement de loyers et donc des surcoûts, à l’exception notable d’Orange. Ce dernier reste toutefois prudent et semble se contenter de la finalisation de la fusion de sa filiale espagnole avec son concurrent Masmovil, opération annoncée il y a près de deux ans. La consolidation restera de plus limitée puisque les deux groupes ont dû revendre des actifs à l’opérateur roumain Digi, également sur le point de secouer le marché belge en tant que quatrième opérateur.

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