Aéronautique : les retards dans les livraisons, un risque pour les marges de Boeing et Airbus ?

AU BOURGET, Airbus et Boeing ont montré un carnet de commandes de 8.000 et 6.000 appareils. © Belgaimage

Airbus et Boeing ont multiplié les annonces de commandes durant le Salon du Bourget, témoignant des perspectives de développement du transport aérien. Mais la production constitue un véritable défi que les deux avionneurs peinent à relever, ce qui pourrait leur coûter cher.

Printemps 2021, les perspectives de reprise du secteur aérien sont au plus bas après l’effondrement du trafic passagers durant les confinements de 2020. En Europe, Eurocontrol évoque même le risque d’un retour à la normale seulement en 2029. Au niveau international, les compagnies s’attendent à ce que leur volume d’activité reste inférieur à 2019 pendant encore quelques années, très loin de la croissance attendue avant la pandémie. Généralisation du télétravail et des visioconférences, appréhension sanitaire, conscientisation environnementale, tout semblait indiquer un ralentissement durable du trafic aérien.

Dès l’été dernier, il est toutefois apparu que la reprise du secteur aérien était bien plus forte qu’attendu. Selon les dernières données d’Eurocontrol, le trafic pour l’ensemble de l’Europe est désormais revenu à quelques pour cent de son niveau de 2019, ce qui équivaut à une quasi-normalisation si on tient compte de l’impact de la guerre en Ukraine. Au niveau mondial, l’Association du transport aérien international (Iata) prévoit que le nombre de passagers transportés atteindra un nouveau record en 2024.

Et les perspectives à plus long terme sont au beau fixe selon cette même Iata. Cette dernière prévoit que le nombre de passagers augmentera en moyenne de 3,3% par an entre 2019 et 2040, soit un quasi-doublement, à 8 milliards de passagers. Actuellement à la traîne en raison de la levée récente des mesures sanitaires dans plusieurs pays, dont la Chine, l’Asie devrait connaître la plus forte croissance.

© National

L’Inde en pointe

Au niveau national, le pays le plus prometteur est sans surprise l’Inde, avec une croissance attendue de 6% par an. Preuve de cet optimisme, la compagnie low cost indienne IndiGo a annoncé pour l’ouverture du Salon aéronautique du Bourget une commande record de 500 Airbus de la famille A320 d’une valeur catalogue de plus de 50 milliards. A titre de comparaison, cela équivaut à peu près à l’ensemble de la flotte de Ryanair, première compagnie européenne avec 169 millions de passagers transportés au cours de son exercice 2022-2023. IndiGo prendra livraison de ce demi-millier d’appareils entre 2030 et 2035, dans la foulée de la livraison de sa commande de 300 autres monocouloirs Airbus passée en 2019. Toujours dans le cadre du Paris Air Show, Air India a confirmé une double commande de 250 Airbus (familles A320 et A350) et 290 Boeing (737, 777 et 787) d’un montant total de 100 milliards de dollars initialement annoncée en février.

Les performances exemplaires de l’équipementier TransDigm Group depuis son introduction en Bourse ont renchéri sa valorisation d’actuellement 35 fois le bénéfice prévu.

Carnets archipleins

Mais cela ne concerne pas seulement l’Inde. Turkish Airlines pourrait battre le record établi par IndiGo, la compagnie étant en tractation pour une commande de 600 appareils. Mais elle n’a pas fait son choix durant le Salon du Bourget qui se termine sur un total de commandes de plus de 1.300 appareils selon le consultant IBA.

Airbus et Boeing clôturent ainsi ce Paris Air Show avec un carnet de commandes total de respectivement environ 800 et 5000 appareils. Sachant que les deux groupes ont chacun livré un peu plus de 800 appareils en 2018, l’horizon des deux avionneurs est assez dégagé. D’autant plus que le flux de commandes restera nourri par la croissance du trafic et la nécessité pour les compagnies d’adopter des appareils plus modernes et plus propres. Par exemple, Ryanair évalue que le Boeing 737 “Gamechanger”, dont la compagnie irlandaise prend actuellement livraison, lui permet de réduire de 16% la consommation de carburant et les émissions de CO2 par siège. En outre, les Airbus et Boeing actuellement produits peuvent déjà utiliser un kérosène composé à 50% de CAD (carburant d’aviation durable), comme des biocarburants, et à l’avenir, du kérosène de synthèse (à base d’hydrogène et de CO2 capté). Pour 2030, les deux avionneurs visent des moteurs pouvant fonctionner avec 100% de CAD. Emirates, leader mondial des vols internationaux, en a notamment fait un élément stratégique et commercial. Alors que Dubaï doit accueillir la Cop 28 en fin d’année, la compagnie émiratie a effectué en janvier un vol de démonstration en Boeing 777 avec 100% de CAD et en a profité pour annoncer viser 50% de CAD pour ses vols réguliers d’ici 2030.

Le défi de la production

Il ne suffit toutefois pas de remplir le carnet de commandes pour générer du chiffre d’affaires, il faut encore produire et livrer les appareils commandés. L’année dernière, Airbus avait déjà dû revoir ses ambitions à la baisse, ayant livré 661 appareils contre une prévision initiale de 720. L’avionneur européen a fixé le même objectif de 720 appareils pour cette année. Mais le compteur n’était toujours que de 244 à la fin mai, à peine mieux qu’au cours des cinq premiers mois de 2022 (237). Et l’avionneur européen doit aussi gérer les problèmes rencontrés avec les moteurs Pratt & Whitney sur ses A220 et A320.

8 milliards

Estimation du nombre de passagers transportés en 2040. Il était de 4,5 milliards en 2019.

Outre-Atlantique, Boeing a livré 480 avions civils l’année dernière, échouant également à atteindre son objectif de 500 livraisons alors que le groupe devait relancer les lignes de production de ses deux appareils phares, le 737 et le 787. Ce qu’il est globalement parvenu à faire, mais de nouveaux problèmes sont apparus cette année. Tout d’abord, un raccord livré par un de ses fournisseurs était potentiellement défectueux, ce qui l’a obligé à interrompre les livraisons et à remplacer la pièce sur les appareils déjà finis. La semaine dernière, l’équipementier Spirit AeroSystems a annoncé la suspension des activités d’une usine fabriquant des éléments de la structure des Boeing 737 et 787. Des enjeux sociaux concernent également directement les deux avionneurs, comme le rappelle l’agence Bloomberg: “Rien que cette année, Airbus souhaite recruter 13.000 personnes dans le monde dans ce que l’entreprise a qualifié de marché du travail tendu. Boeing a augmenté ses effectifs de 15.000 personnes l’année dernière et vise 10.000 embauches en 2023.”

Retards, un risque pour les marges?

Alors que ces difficultés engendrent d’importants retards, Airbus ayant même déjà prévenu que certaines livraisons 2024 ne seraient pas réalisées à temps, les clients commencent à s’impatienter. “Si vous avez passé des années à dire à tout le monde que votre valeur fondamentale réside dans le fait d’être un intégrateur, à un moment donné, vous devez commencer à assumer les problèmes de votre propre chaîne d’approvisionnement”, a ainsi déclaré à Reuters une personne impliquée dans les discussions avec les avionneurs. Aengus Kelly, directeur général du géant du leasing d’avions AerCap, est encore plus direct: “Ils ont tout simplement été follement trop optimistes quant à ce qu’ils pouvaient produire [et ils] ne sont pas du tout excusables”. Dans le langage aéronautique, un retard “excusable” ne doit pas être indemnisé… alors qu’un retard non excusable entraîne des pénalités. Les clients des avionneurs veulent également rediscuter les clauses d’ajustement à l’inflation. Ce dernier point n’est évidemment pas négligeable dans la période actuelle. En cas de retard de six mois avec une inflation (basée sur les prix à la production et les salaires) de 6%, le manque à gagner est de 3%, soit près d’un tiers de la marge opérationnelle d’Airbus en 2022.

Valorisation élevée

Dans ce contexte, l’investisseur souhaitant miser sur le développement de l’aérien à long terme a tout intérêt à se prendre une marge de sécurité, ce que n’offre pas Airbus qui s’échange à 23 fois le bénéfice prévu cette année et est sous la menace de pénalités de retard. Boeing devrait, de son côté, à nouveau subir une perte cette année, souffrant toujours des problèmes rencontrés ces dernières années par ses modèles phares.

Du côté des équipementiers, un des préférés des analystes est le groupe américain TransDigm Group. Agissant comme un conglomérat, il identifie les opportunités dans les équipements aéronautiques et se positionne par rachat (plus de deux acquisitions par an en moyenne). Ses performances exemplaires depuis son introduction en Bourse en 2006 ont renchéri sa valorisation d’actuellement 35 fois le bénéfice prévu. Toutefois, cela semble justifié par ses perspectives de forte croissance rentable grâce à son développement et ses fortes positions de marché (seul fournisseur pour 90% de ses références). Une autre option est le groupe français Safran. Il est présent dans plusieurs domaines de l’aéronautique, de l’espace ou de la défense et surtout, sa co-entreprise avec General Electric, CFM International, s’impose comme le motoriste de référence. Le CFM LEAP équipe en effet les avions le plus populaires que sont le Boeing 737 Max et l’Airbus A320 Neo (pour lequel l’alternative de Pratt & Whitney souffre d’avaries). Il a même été retenu par le groupe chinois Comac pour son modèle monocouloir (C919) récemment mis en service. Au total, sa division propulsion représente la moitié de son chiffre d’affaires et a généré 70% de ses profits en 2022. La valorisation est tendue (27 fois le bénéfice 2023) mais les perspectives sont solides avec un quasi-monopole dans les moteurs pour monocouloirs.

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