Dette publique: comment la Belgique a gagné deux milliards
Les taux d’intérêt négatifs apparus en 2014 ont permis à la Belgique d’encaisser plus d’un milliard à ce jour. Et ce chiffre va doubler dans les années à venir. Notre pays a même gagné plus encore en empruntant à des taux très bas!
Le 25 avril dernier, la Belgique émettait pour 1.542 millions d’une obligation à 10 ans, à 1,412%. Un taux très faible dans une perspective historique, mais au plus haut depuis juillet 2014, a-t-il été souligné dans les médias. C’est que les taux d’intérêt n’ont quasiment pas arrêté de baisser depuis le milieu des années 1990, au point d’être devenus négatifs en 2014, après un petit ballon d’essai en 2012 déjà. Premiers touchés: les certificats de Trésorerie, instruments de financement à quatre, six et 12 mois. Dès avril 2015, les obligations à 5 ans basculent à leur tour en territoire négatif. En juillet 2019, ce sont les obligations à 10 ans qui passent au rouge. “Je ne l’aurais jamais imaginé quelques années plus tôt, confie Jean Deboutte, directeur de l’Agence fédérale de la dette, responsable de la stratégie, de la gestion du risque et des relations avec les investisseurs. Pour la Suisse ou l’Allemagne, oui, mais pour notre pays, c’était quand même assez surprenant…”. Précision: l’Agence de la dette gère la dette publique au niveau fédéral, ce qui représente un bon 80% de l’ensemble de celle du secteur public.
S’il n’y a plus de taux négatifs à espérer pour les nouvelles émissions d’obligations, il y en aura encore pour les certificats.”
Jean Deboutte, directeur de l’Agence fédérale de la dette
Les petits ruisseaux…
Ces taux sont négatifs, oui, mais faiblement. Si le champion en la matière, le certificat à trois mois émis le 7 décembre dernier, peut se targuer de frôler le pour cent (à -0,926%), il n’est généralement question que de quelques dixièmes de pour cent pour les obligations, appelées OLO. Celle à 10 ans, symbole du long terme, est ainsi descendue à un minimum de “seulement” -0,4% (plus précisément 0,399%! ) le 19 octobre 2020. Il n’empêche: les petits ruisseaux faisant les grandes rivières, sur les plus de 40 milliards d’OLO que la Belgique émet bon an, mal an, et sur le stock d’environ 30 milliards de certificats, les bénéfices chiffrent rapidement. Dès l’année 2015, notre pays avait ainsi encaissé 33,5 millions, un montant fusant à 120 millions l’année suivante et à 170 millions en 2017. Comme l’indique le graphique ci-après (“Total des intérêts négatifs reçus“), cette manne sympathique provenait alors presque exclusivement des certificats de Trésorerie. C’est à partir de 2020 que les obligations apportent à leur tour une contribution significative au total.
“Il y a de bonnes chances que nous dépasserons cette année les 276,5 millions de l’an dernier, explique Jean Deboutte. On pourrait approcher les 300 millions. En effet, s’il n’y a plus de taux négatifs à espérer pour les nouvelles émissions d’obligations, il y en aura encore pour les certificats.” C’est dire que les 1.137 millions comptabilisés jusqu’en 2021 ne sont que provisoires! Provisoires pour deux raisons. La première vient d’être évoquée: les certificats de Trésorerie se situent toujours dans le rouge. Ce même 25 avril, l’échéance d’un an était ainsi gratifiée de -0,21% sur le marché secondaire, tandis que le trois mois affichait carrément -0,65%, un niveau proche de la moyenne des dernières années.
… font les grandes rivières
La seconde raison de ces chiffres encore provisoires pèse beaucoup plus lourd. Les 1.137 millions cités plus haut s’entendent en effet sur une base comptable. Qu’est-ce à dire? Tout simplement qu’ils retiennent le bénéfice – pour donner un autre nom aux intérêts négatifs – engrangé pour l’année en cours. Or, pour une OLO à 10 ans par exemple, ce bénéfice court par définition… sur 10 ans. Exemple: l’OLO lancée le 12 janvier 2021, au taux de -0,216% et pour un montant impressionnant de six milliards. Elle a offert un bénéfice de 12,3 millions en 2021 et il sera de 13 millions cette année. Mais sur la totalité de sa durée de vie, ce bénéfice dépassera 140 millions! Ce qui vaut pour cette obligation vaut de la même manière pour les autres. “Ainsi les 109 millions comptabilisés pour cette année au niveau des OLO se retrouveront-ils automatiquement dans les comptes durant quelques années encore, souligne Jean Deboutte. Ce montant diminuera ensuite progressivement, pour disparaître dans une dizaine d’années.” C’est-à-dire quand toutes les OLO à taux négatifs auront été remboursées. Combien ceci représente-t-il? Sur la base des émissions existantes à ce jour, on arrive à 777 millions. Dont 359 millions rien que pour l’année en cours et la suivante, un chiffre qui gonflera encore. Ce montant s’ajoute donc aux 1.137 millions comptabilisés jusqu’en 2021. En un mot comme en cent, le bénéfice que la Belgique a tiré des intérêts négatifs sera de l’ordre de deux milliards.
Quand la BCE se retire…
Certains investisseurs institutionnels, banques ou compagnies d’assurance notamment, sont tenus de détenir une proportion définie d’obligations de première qualité. Et donc d’en acheter, même si les taux sont très bas, voire négatifs. Ces dernières années cependant, c’est la BCE qui fut le principal acteur du marché, ses achats colossaux ayant pour but de peser sur les taux. Jusqu’à les entraîner dans le rouge. Avec le turbo mis lors de la pandémie (le Pandemic Emergency Purchase Programme, ou PEPP, porta finalement sur 1.850 milliards d’euros), ses achats sur le marché secondaire équivalaient presque à la totalité des nouvelles émissions, ont observé les professionnels, pour la Belgique comme pour l’Allemagne et d’autres pays. La BCE a dès lors véritablement asséché le marché et gonflé le portefeuille des banques centrales nationales qui la constituent. Les titres belges achetés par la Banque centrale européenne sont en effet logés à la Banque nationale (BNB). N’ayant pas encore osé abaisser son taux d’intérêt de base, contrairement à sa consoeur américaine, la BCE a par contre décidé le 14 avril de modérer ses achats dans le cadre de son programme de base, l’APP (Asset Purchase Programme): de 40 milliards en avril, il reviendra à 30 milliards en mai et 20 en juin. Il prendra fin au 3e trimestre, probablement dès juillet.
Une belle moisson de taux bas
Ces milliards engrangés sans effort font rêver, mais là n’est pas nécessairement l’essentiel. Le directeur de l’Agence de la dette a toujours souligné que le plus important était de profiter des taux très bas pour émettre avec des échéances plus longues que naguère. Pour en profiter longtemps et ainsi alléger la charge pour l’avenir. Illustration: l’échéance moyenne des émissions de l’année a atteint un record en 2021, à 17,9 ans. Quant à l’échéance moyenne du total des obligations existantes, elle est passée aux environs de 10 ans à partir de 2019, venant de moins de sept ans en 2011. C’est plus spectaculaire qu’il n’y paraît, car ce chiffre comprend les certificats à court terme, qui font évidemment plonger la moyenne.
De toute manière, on ne peut pas non plus abuser des très longues durées. “Nous avons émis une obligation à 30 ans cette année, après une deuxième à 50 ans l’an dernier (la première fut lancée en avril 2016, Ndlr). Il n’y a pas beaucoup de sens d’aller au-delà car il n’y a pas vraiment de marché actif pour de pareilles durées.” Quant au demi-siècle en question, il répond aux besoins des compagnies d’assurances et fonds de pension qui ont des engagements portant sur plusieurs décennies.
La BNB, premier détenteur des OLO
Les OLO sont aujourd’hui détenues à 54% par l’étranger, avec un quart du total hors Eurozone. Cette proportion prévaut dans les grandes lignes depuis une vingtaine d’années. Il en va donc de même pour les 46% détenus en Belgique, mais avec une nuance: un sommet à près de 60% lors de la crise de l’euro en 2012. Et avec une évolution marquante: le poids croissant de la Banque nationale (résultant des “achats de la BCE”), qui détient aujourd’hui 27,7% du total, contre 18,3% pour le secteur privé.
Cette obligation à 50 ans de février 2021, l’OLO portant le numéro 93, fut très bien accueillie puisqu’ayant obtenu cinq milliards. Le taux: 0,69% à peine. Un taux bas, mais pas négatif… sauf qu’il est très inférieur à l’inflation actuelle. Le rendement est donc bien négatif en termes réels! En adoptant cette vision des choses, et compte tenu d’un taux d’inflation que l’on attend plus élevé que prévu durant plusieurs années, c’est en (gros) milliards que se chiffre le bonus de l’Etat.
Comme neige au soleil
De toute manière, la chute du taux d’intérêt moyen affiché par les emprunts de l’Etat belge est spectaculaire: 1,29% en ce début 2022, venant de 3,81% encore en 2011. Résultat: le service de la dette, soit le total des intérêts à payer, est attendu à 6,5 milliards en 2022, comme en 2023 du reste, contre une douzaine de milliards jusqu’en 2013. Et ceci pour une dette publique (fédérale) ayant dans le même temps progressé d’un bon quart. Exprimé en pour cent du PIB, cette charge est, en 10 ans, revenue de 3,21 à 1,21%. Il n’est pas certain qu’on descende encore un peu plus bas cette année, comme annoncé dans les prévisions budgétaires, car celles-ci tablaient sur une remontée des taux à long terme beaucoup plus modeste, soit une moyenne de 0,76% pour l’année entière. Or, on est à 1,4%… Au moins peut-on se réjouir des taux extrêmement bas des dernières années par rapport au niveau actuel, dont l’Etat tirera un immense bénéfice. S’en réjouir, mais sans euphorie, tempère Jean Deboutte: ces taux bas résultent des crises importantes des dernières années, de la crise financière à celle du covid, en passant par la crise de l’euro, qui ont coûté très cher à l’Etat. Ce n’est donc pas vraiment un cadeau, plutôt une compensation.
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