Bourse: vers une nouvelle bulle technologique?
Les récents records du Nasdaq en pleine pandémie mondiale ont renforcé les craintes : assiste-t-on à une nouvelle bulle technologique ? Les signes ne manquent pas mais la hausse des valorisations repose également sur des éléments concrets.
Les dégâts d’une explosion d’une bulle technologique seraient considérables. Les Gafam (Google-Alphabet, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) pèsent au total près de 6.000 milliards de dollars en Bourse. Et une société comme Tesla est désormais le premier groupe automobile mondial en termes de capitalisation boursière.
Les craintes d’une nouvelle bulle technologique ne sont toutefois guère récentes. En 2011, il y a donc neuf ans, le très sérieux magazine The Economist titrait déjà ” The new tech bubble ” (la nouvelle bulle technologique), épinglant que ” l’exubérance irrationnelle avait fait son retour dans le monde d’Internet “.
Une domination écrasante
Il est vrai que les arguments ne manquent pas depuis de longues années. Les cinq géants techno logiques américains et leurs deux homologues chinois (Alibaba et Tencent) constituent désormais les sept plus grandes capitalisations boursières mondiales si l’on exclut Saudi Aramco dont seule une infime partie du capital est cotée en Bourse. Et à la huitième place, on retrouve le conglomérat de Warren Buffett, Berkshire Hathaway, dont la principale position est désormais occupée (de loin) par Apple.
Mais pour ces sociétés, ce bon classement est plutôt un mauvais signe, selon les analystes d’Advisor Perspectives. ” L’histoire montre qu’en moyenne, seules deux actions de la liste des 10 premières capitalisations boursières mondiales se maintiennent dans le top 10 une décennie plus tard. Les deux survivantes incluent presque toujours la première classée, mais qui occupe une place moins favorable 10 ans plus tard. Quant à la deuxième action survivante, elle n’a en moyenne qu’une chance sur deux de battre le marché. Si l’histoire se répète, neuf des dix premières valeurs boursières seront donc moins performantes que le marché au cours des 10 prochaines années, et une seule a 50% de chances d’afficher une surperformance. ” En résumé, le risque de sous-performance est de 95% pour les 10 premières capitalisations boursières actuelles.
Des valorisations à faire frémir
Actuellement, Apple domine le classement avec une capitalisation qui vient de passer le cap des 1.500 milliards de dollars. En l’espace de quatre ans, son cours de Bourse a quasiment quadruplé, mais on ne peut en dire autant de ses résultats. Entre 2015 et 2019, ses revenus n’ont progressé que de 11% à 260 milliards de dollars. Son bénéfice n’a même augmenté que de 3%. L’envolée du titre repose ainsi essentiellement sur les rachats d’actions propres et sur la hausse de la valorisation.
Apple s’échange à 28 fois les bénéfices selon les données de Bloomberg, dans la même catégorie que Facebook (29 fois), Alphabet (30 fois) ou Microsoft (34 fois). Le rendement bénéficiaire théorique ne dépasse donc guère 3% par an pour ces sociétés technologiques plus matures et en phase de ralentissement (croissance annuelle du chiffre d’affaires de 0% à 15%).
Pour les géants technologiques à la croissance plus vigoureuse (de 25% à 40%) comme Amazon ou Netflix, le rapport cours/bénéfices tourne autour de 100. Comparativement, les actions dites value se traitent à 13,5 fois les profits sur les marchés développés, soit un rendement bénéficiaire de 7,4%.
Des acteurs comme Tesla ou Uber sont pour leur part toujours déficitaires. Comme c’est le cas également de nombreuses licornes, ces sociétés qui ne sont pas encore cotées en Bourse mais qui valent déjà plus d’un milliard de dollars. La plateforme CB Insights en recense désormais 473 dans le monde, dont 24 ” décacornes ” (soit des société valant plus de 10 milliards de dollars). Et récemment, le site spécialisé Techcrunch épinglait la très faible marge bénéficiaire de Vroom et de Kingsoft Cloud après leur introduction en Bourse.
Emballement collectif
Le goût des investisseurs pour les valeurs technologiques s’est encore pourtant accru depuis le début de la pandémie. L’économie numérique a en effet beaucoup moins souffert du confinement que de nombreux secteurs classiques. ” Il est clair que les investisseurs veulent miser sur les perspectives des sociétés de croissance, surtout depuis que cette croissance est devenue une denrée encore plus rare “, observe ainsi Frank Vranken, stratégiste en chef de Puilaetco.
La psychologie de l’investisseur joue aussi un rôle non négligeable dans l’emballement. ” L’attention portée aux succès des autres, et peut-être le sentiment d’être laissé de côté, font partie de l’ambiance émotionnelle d’une bulle “, expliquait ainsi Robert Shiller, prix Nobel d’économie et auteur d’ Exubérance irrationnelle, juste avant l’explosion de la bulle internet en 2000.
Des bulles déjà dégonflées
N’y a-t-il dès lors qu’à attendre que la bulle explose ? C’est probablement plus compliqué que cela. Vincent Juvyns, stratégiste des marchés chez JP Morgan AM, souligne que l’on peut difficilement comparer la situation actuelle avec la bulle de la fin des années 1990. ” Même si les multiples peuvent sembler élevés, la valorisation des géants technologiques repose désormais sur du concret, sur des profits consistants et récurrents, assure-t-il. Cela n’était pas du tout le cas des dot.com valorisés sur la base de promesses. ”
Certaines bulles se sont d’ailleurs déjà dégonflées à l’image de l’impression 3D en 2014 avec les plongeons des leaders 3D Systems ou Stratasys. Côté réseaux sociaux, tous sont par ailleurs loin d’avoir connu le succès de Facebook en Bourse. Twitter affiche toujours une perte de 50% par rapport à ses plus hauts atteints fin 2013 peu après son introduction en Bourse. Il y eut ensuite l’envolée suivie d’un terrible crash des cryptomonnaies. L’année dernière, c’était au tour de la bulle du cannabis d’exploser. Quant aux actions Uber et Lyft, les spécialistes de l’économie collaborative, elles ne font pas recette depuis leur introduction en Bourse. Et le constat est encore plus accablant pour Trivago ou TripAdvisor dont le plongeon s’est accentué avec le confinement et l’arrêt du secteur touristique.
La confiance des investisseurs dans les sociétés de croissance n’est donc pas aveugle. Leur optimisme est subordonné à des perspectives de croissance rentable concrètes.
La fin des Gafam ?
Si les Gafam sont toujours plébiscités, c’est donc avant tout pour leurs perspectives a priori plus favorables que celles de nombreux secteurs traditionnels : le secteur énergétique pâtit de la chute des prix du pétrole depuis 2014, les banques souffrent des taux structurellement bas, l’évolution des bénéfices du secteur industriel est inférieure à la moyenne depuis de longues années, le secteur minier est affecté par le ralentissement de l’économie chinoise, le commerce de détail fait face au développement des ventes en ligne, etc.
Les géants technologiques restent ainsi les principaux bénéficiaires de l’abondance de liquidités sur les marchés, une situation qui devrait perdurer. Cela ne signifie toutefois pas forcément que les Gafam continueront de s’envoler. Un impact plus marqué du ralentissement des ventes d’iPhone sur les autres activités d’Apple amènerait par exemple sans nul doute les investisseurs à revoir leur copie. Et la saturation du marché de la publicité en ligne guette Facebook et Alphabet.
Mais même avec de nouveaux acteurs, les technologies resteront à n’en pas douter un thème majeur en Bourse. Voyez ceux qui ont misé sur l’Invesco QQQ, le plus ancien fonds indiciel répliquant le Nasdaq 100, lors de son lancement en mars 1999. Celui-ci a quasiment quintuplé les mises de départ alors que des entreprises majeures de l’époque, comme Cisco, Sun Micro, Dell, Yahoo ! , Applied Materials ou JDS Uniphase, sont, elles, quelque peu tombées dans l’oubli.
Evidemment, ces réalités ne prémunissent en rien les géants technologiques d’un retournement subit du climat boursier…
La Fed ne se préoccupe pas des bulles boursières
Le risque de bulles est traditionnellement associé à une menace pour la stabilité financière. La crise de 2008 en est un parfait exemple. La bulle immobilière aux Etats-Unis avait fait perdre aux investisseurs toute notion du risque quand ils misaient sur l’immobilier, mais aussi sur les produits financiers adossés à des crédits hypothécaires qui ont propagé la crise aux quatre coins du monde. A l’époque, le maintien des taux à un niveau trop bas par la Réserve fédérale américaine (Fed) avait été épinglé comme élément ayant contribué à la formation de la bulle sur le marché immobilier. Désormais, les injections de liquidités par les banques centrales sont pointées comme le premier facteur expliquant la bonne tenue des Bourses malgré un contexte économique particulièrement difficile.
Cela ne semble toutefois pas préoccuper le président de la Fed. ” Nous nous concentrons principalement sur l’état de l’économie et du marché du travail ainsi sur l’inflation “, a ainsi répondu Jerome Powell à une question relative au risque d’une bulle sur le marché des actifs (actions, obligations, immobilier). Il a ensuite étayé son point de vue. ” L’inflation est bien sûr faible, et nous pensons qu’elle le restera très probablement pour un certain temps en dessous de notre objectif, a-t-il poursuivi. Il s’agit en fait de remettre le marché du travail en état et de lui rendre la forme. C’est notre principal objectif. Si nous devions nous limiter parce que nous pensons que les prix des actifs sont trop élevés – d’autres peuvent ne pas le penser -, qu’arriverait-il aux personnes que nous sommes légalement supposés servir ? Nos objectifs sont le plein emploi et la stabilité des prix, et c’est ce que nous essayons d’atteindre. ”
En résumé, le risque de bulles est secondaire pour la Fed qui continuera d’injecter des liquidités et maintiendra les taux bas tant que l’économie ne tournera pas à plein régime.
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