“Acheter à un prix inférieur à la valeur réelle aura toujours du sens”
Voilà 10 ans que les Bourses flambent, mais tout le monde n’en profite pas de la même manière. Les investisseurs “value”, dont Warren Buffett est le symbole, n’arrivent plus à tirer leur épingle du jeu. Ce qui ne les empêche pas de rester fidèles à leur stratégie.
Les investisseurs en actions se frottent les mains. Depuis 2009, les Bourses ne connaissent qu’une seule orientation : la hausse. Etonnamment, une stratégie est à la traîne : celle de l’investissement value (dans la valeur). Pour rappel, les disciples de cette stratégie repèrent les actions qui, n’ayant plus la faveur des marchés, cotent à des niveaux inférieurs à ce qu’elles valent en réalité. ” Nous sommes surtout en quête d’entreprises et de secteurs qui, bien que pénalisés par le sentiment négatif ou par l’évolution macroéconomique, demeurent rentables et financièrement sains “, témoigne Javier Sáenz de Cenzano, gestionnaire de fonds chez Azvalor. Cette société espagnole gère 1,7 milliard d’euros environ, conformément à cette stratégie de l’investissement dans la valeur. ” Il faut acheter à bas prix et attendre que le marché valorise à nouveau le titre à sa juste valeur “, théorise-t-il.
L’investisseur value est donc le chasseur de bonnes affaires des marchés financiers. Son exact opposé est l’investisseur dans la croissance. Celui qui, lui, à l’inverse, est disposé à débourser plus pour une action dont il est convaincu que la croissance future, et la rentabilité de l’entreprise émettrice, le récompenseront largement à terme.
136 % de moins en 10 ans
Warren Buffett est l’exemple même de l’investisseur value, son symbole, son emblème ! Enormément d’observateurs estiment que son succès est la preuve de la supériorité de cette stratégie… Du moins le pensaient-ils il y a 10 ans encore. Le gestionnaire de patrimoine américain O’Shaughnessy Asset Management a calculé l’écart de rendement entre les deux écoles : depuis 2007, l’investissement dans la croissance a rapporté 136 % de plus. Soit 4,3 % par an. Les contre-performances des investissements dans la valeur durent depuis si longtemps maintenant que d’aucuns se demandent même si la stratégie connaîtra un jour un second souffle. Value is dead, clame-t-on désormais dans le secteur.
Pour Andrew Evans, qui gère le fonds Equity Value chez Schroders, il n’y a pourtant aucune raison de s’affoler. ” Nos clients nous interrogent souvent sur les raisons pour lesquelles l’investissement value se porte mal depuis si longtemps, relate-t-il. Sachez toutefois que 150 ans d’histoire démontrent qu’à long terme, l’investissement dans la valeur est plus performant que le marché. ” D’après notre interlocuteur, ce phénomène s’explique par le comportement grégaire de l’être humain. ” Quand tout va bien, l’investisseur paie trop ; quand les choses vont mal, il fuit en abandonnant des opportunités. L’investissement dans la valeur profite des sentiments de crainte et de cupidité. Du reste, ce n’est pas la première fois que ses résultats déçoivent “, relativise-t-il.
Reste qu’une conjoncture mondiale orientée à la hausse depuis près de 10 ans n’est pas le meilleur terreau pour investir dans la valeur : comme tous les cours s’envolent, il y a moins d’affaires à faire en Bourse. ” Pour que cette politique porte ses fruits, il faut que la conjoncture fluctue, ce qui permet de profiter des réactions excessives du marché, analyse Andrew Evans. Or, nous sommes dans un cycle haussier inhabituellement long. ” ” C’est effectivement plutôt en période de redressement économique que nous enregistrons les meilleurs résultats “, acquiesce Kris Hermie, gestionnaire chez le belge Value Square.
Concurrence des fonds indiciels
Si l’investissement value peine actuellement à convaincre, c’est tout d’abord parce qu’une large part de l’argent injecté dans le système financier grâce aux programmes de rachats de titres de dette des banques centrales a filé vers les Bourses. ” La principale raison pour laquelle l’investissement dans la valeur se porte si mal, depuis si longtemps, est l’expérience de politique monétaire totalement inédite menée ces dernières années “, acquiesce Javier Sáenz de Cenzano.
Deuxièmement, au vu de l’atonie des taux d’intérêt, beaucoup cherchent leur salut dans les actions. ” Les investisseurs sont aujourd’hui disposés à payer très cher d’éventuelles perspectives de croissance “, constate Kris Hermie. Les marchés, actions de croissance en tête, sont donc exagérément valorisés : les investisseurs sont prêts à mettre des montants excessifs sur la table, dans l’espoir d’engranger à terme une croissance supérieure à la moyenne. ” L’écart entre la valorisation des actions de croissance et des actions de valeur n’a jamais été aussi important “, constatent à l’unisson Kris Hermie et Javier Sáenz de Cenzano.
La progression des marchés d’actions est en outre renforcée par le succès des investissements passifs, au travers des Exchange Traded Funds (ETF, ou trackers) et des fonds indiciels. Lesquels ont attiré, ces 10 dernières années, non moins de 2.700 milliards de dollars. Mais pour les sceptiques, c’est autant d’argent qui part stupidement dans des indices dont la valeur des actions qui les composent est méconnue. ” L’indice d’actions mondial le plus célèbre est constitué à 60 % d’entreprises américaines, alors que les Etats-Unis ne représentent que 24 % du PIB international, s’insurge Kris Hermie ; au sein de l’indice des 500 plus grandes entreprises américaines, les cinq principales équivalent aux 300 plus petites. L’investisseur passif ignore souvent ce qu’il achète et ne sait pas que la majeure partie de son argent va alimenter ces grandes entreprises. ”
Il ne reste donc plus qu’à attendre le moment où l’investissement dans la valeur recommencera à faire mieux que la moyenne. ” Il est peu vraisemblable qu’un seul et unique déclencheur engendre un retournement de situation, avertit Andrew Evans. Le succès de l’investissement dans la valeur ne dépend pas d’un scénario particulier : souvent, il suffit d’attendre que les actions soient exagérément sous-évaluées. ” Et c’est là, justement, que Kris Hermie distingue des signes encourageants : ” C’est sur fond de redressement économique, quand la conjoncture commence à aller mieux, que l’investissement dans la valeur prend tout son sens, rappelle-t-il. Or, actuellement, les baromètres conjoncturels de l’industrie et du secteur tertiaire sont orientés à la baisse. Les cours de nombre d’entreprises cycliques ont d’ores et déjà reculé de 40 à 50 %. C’est source d’opportunités. ”
Conséquence positive du Brexit?
Azvalor, par exemple, compte beaucoup sur le Brexit. ” Les investisseurs fuient les entreprises qui pourraient pâtir du divorce entre le Royaume-Uni et l’Europe, mais toutes ne souffriront pas dans les mêmes proportions, prédit Javier Sáenz de Cenzano. Pour autant qu’il analyse bien la situation, qu’il y croie et qu’il soit patient, l’investisseur a toutes ses chances. ”
Par ailleurs, la stratégie peut évoluer avec le temps. ” La définition de ce qu’est l’investissement dans la valeur est une éternelle discussion. Quoi qu’il en soit, il est impératif de rester fidèle à sa propre stratégie, énonce Kris Hermie. De nombreux facteurs interviennent, mais il est indispensable de prévoir une marge de sécurité suffisante. ” Pour Andrew Evans, la stratégie s’articule autour de sociétés possédant toutes un triple profil : ” Tout d’abord, des entreprises offrant de bonnes perspectives. Ensuite, des entreprises que le marché ne valorise pas toujours comme il le devrait. Enfin, des entreprises qui nous paraissent coter à des niveaux trop bas “, énumère-t-il.
En tout cas, aucun de nos trois spécialistes ne se laisse actuellement démonter par les contre-performances récentes de leur stratégie. ” Acheter à un prix inférieur à la valeur réelle a du sens et en aura toujours “, conclut Javier Sáenz de Cenzano.
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