Watch Style
l’art de ralentir pour les nuls
Dans ce monde au rythme effréné et plein de distractions, enlever sa montre pendant une journée est un acte de rébellion assez simple. Pourquoi vivons-nous à une telle cadence ? La patience n’est-elle plus une vertu ?
TEXTE / Maya Toebat Illustration / Gorgeous Georges Studio
J’enfourche mon vélo pour aller au boulot et
je roule à toute vitesse. Pile au moment où je trouve mon rythme, le feu passe au rouge. Debout sur les pédales, mes yeux sont rivés sur le feu de circulation. Vert ! C’est reparti. La même chose se reproduit au moins cinq fois :
le feu rouge m’oblige à freiner et je suis rejointe, quelques instants plus tard, par un cycliste qui roule le plus tranquillement du monde et qui, pourtant, arrivera tout aussi vite à destination.
Cela me fait réfléchir. Pourquoi ai-je envie de me presser autant ? Quand un ami a du retard ou que je dois faire la queue à la caisse, je
laisse souvent s’échapper un profond soupir. J’ai la soif de vivre et toute minute manquée est une expérience manquée. En m’énervant au lieu d’accepter l’attente, est-ce que je rate justement de beaux moments ?
L’attente du marshmallow
Alors que festina lente, c’est-à-dire « hâte-toi lentement », était autrefois un adage très respecté, aujourd’hui, nous voulons tout, et
de préférence tout de suite. Devoir se dépêcher est devenu un symbole de statut social. Plus notre emploi du temps est chargé, plus nous avons l’impression d’être importants. Souvent, nous prenons l’expression time is money au pied de la lettre. Mary Jane Ryan décrit dans son livre The Power of Patience un fast-food
à Tokyo où la commande est gratuite si
on doit l’attendre plus de 90 secondes.
Et ce n’est pas tout : plus vous mangez vite, moins vous payez.
«Il existe un fast-food à Tokyo où la commande est gratuite si on doit l’attendre plus de 90 secondes»
Cette impatience, nous la connaissons dès le plus jeune âge, comme l’a démontré le célèbre test du marshmallow mené à l’université de Stanford. Le chercheur Walter Mischel a placé un marshmallow devant un groupe d’enfants
en bas âge. Ceux qui parvenaient à attendre
20 minutes avant de le manger en recevaient un deuxième, en guise de récompense. Pourtant, la plupart des enfants ont vite avalé leur friandise.
Je me souviens d’avoir eu l’impression, enfant, que les années passaient de plus en plus vite. C’est comme monter dans un train à grande vitesse et, après un certain temps, ne plus se rendre compte que l’on traverse la vie à toute allure. Carl Honoré, journaliste et auteur de l’Éloge de la lenteur, était lui aussi en mode turbo, jusqu’à ce que ce train s’arrête brutalement il y a vingt ans. Tous les soirs, il lisait une histoire à son fils et s’est rendu compte que, même là, il sautait des paragraphes parce que l’histoire n’avançait pas assez vite. « Nous sommes tellement imprégnés de la culture de la vitesse », explique-t-il dans son TED Talk intitulé In praise of slowness, « que nous ne nous rendons pas compte qu’elle pèse sur tous les aspects de notre vie : notre santé, notre alimentation, notre travail, nos relations, notre environnement et notre société. Parfois, il faut un petit rappel à l’ordre pour comprendre que nous traversons la vie trop vite au lieu de la vivre vraiment. »
L’embarras du choix
Cette addiction à la vitesse est plus ancienne que nous ne le pensons, dit Carl Honoré.
« L’humain est ainsi fait », a-t-il expliqué au journal De Morgen. « Quand nos ancêtres se trouvaient face à un prédateur, ils n’avaient pas le temps de prendre une décision mesurée. C’était ici et maintenant que cela se passait. »
Aujourd’hui, nous avons plus de temps pour réfléchir à nos réactions, mais c’est précisément cette réflexion que nous évitons parfois en préférant la vitesse. « La vitesse devient
un stratagème pour éviter les questions plus importantes et plus profondes », dit également Carl Honoré dans son TED Talk. « En étant occupés constamment, nous nous détournons des grands questionnements de la vie. Suis-je heureux ? Mes enfants grandissent-ils bien ? Les politiciens prennent-ils de bonnes décisions ? »
«Occupés constamment, nous nous détournons des grands questionnements de la vie. Suis-je heureux ? Mes enfants grandissent-ils bien ?»
Les mécanismes de distraction sont nombreux, surtout depuis l’arrivée d’Internet. Par le passé, pour trouver des informations sur l’économie indienne, on allait à la bibliothèque, on cherchait un livre sur le sujet et on l’étudiait. Aujourd’hui, Google vous offre la réponse sur un plateau d’argent. La technologie numérique fournit des résultats instantanés, au détriment de notre patience. Et le smartphone offre encore plus de possibilités. Prendre des nouvelles de mon amie finlandaise ou commander mon dîner en un seul clic est aujourd’hui d’une simplicité effarante.
Dans son livre Rusteloosheid, le philosophe Ignaas Devisch note que l’éventail des choix dans tous les domaines de la vie s’élargit énormément. « Quand on rentre chez soi, on a le choix entre une télévision avec des dizaines de chaînes, une pile de livres, ou l’Internet et ses possibilités infinies, qui nous maintiennent en relation constante avec la mobilité et le dynamisme du monde. De plus, il est devenu facile de voyager dans le monde entier,
on change souvent de job, d’adresse et de partenaire, ce qui fait qu’être un individu
est devenu synonyme de mobilité et de transformation perpétuelles. »
Nous voulons tirer le maximum de toutes ces possibilités et, selon lui, il n’y a pas de mal à cela. « La fébrilité peut aussi être le moteur de la passion et de la créativité. Elle semble être une force motrice dans la vie pour beaucoup d’entre nous. La passion peut rompre l’équilibre de nos vies, mais quel intérêt aurait une vie équilibrée sans passion ? »
Confiance
Ainsi, au lieu de freiner l’agitation, il vaut mieux, selon Dries Glorieux, « chercher des façons de calmer son agitation dans le mouvement ». Carl Honoré est aussi d’avis qu’il ne sert à rien de bannir complètement la vitesse. Parfois, la lenteur n’est pas du tout agréable, comme quand on passe trois heures dans les embouteillages. « Mais », poursuit-il dans son TED Talk, « il existe aussi une bonne lenteur, qui consiste à prendre le temps de manger en famille avec la télé éteinte, à examiner un problème au bureau sous tous les angles pour prendre la meilleure décision ou tout simplement à prendre le temps de ralentir et de profiter de la vie. » Après tout, plus on se hâte, plus la vie passe vite, et, ne voulons-nous pas en profiter le plus longtemps possible ?
En outre, la patience est bénéfique pour notre santé mentale. Dix ans après, les petits participants au test du marshmallow ont été réexaminés. Selon leurs parents, les enfants qui, à l’âge de quatre ans, ont réussi à patienter pour obtenir un deuxième marshmallow étaient plus doués pour s’organiser et pour faire face au stress et aux frustrations, ils avaient plus d’assurance et de meilleures compétences verbales et parvenaient à
mieux se concentrer que les autres enfants
de leur âge.
Bien sûr, c’est plus facile d’attendre un résultat ou une récompense que l’on connaît déjà. Cependant, on ne sait pas toujours à quel marshmallow s’attendre, et même, si cela vaut la peine de l’attendre. Est-ce mieux d’attendre le nouveau modèle d’un smartphone ou d’acheter le dernier modèle disponible sur le marché ? Le professeur Alexander Gattig définit la patience comme « la capacité de différer la satisfaction de ses besoins et de faire des choix qui ne
seront gratifiants que dans le futur ». Pratiquer la patience, c’est aussi pratiquer la confiance : s’attendre à ce que la bonne solution émerge, même si l’on ne sait pas encore comment.
La curiosité
Vivre lentement est une forme de vie à long terme, mais cela permet aussi de lâcher prise sur l’avenir. Ralentir, c’est vivre davantage dans le présent, être plus ouvert à ce qui se passe autour de soi. L’auteur Marjolein van Heemstra le décrit dans son livre ‘In lichtjaren heeft niemand haast’ : « Être détendu permet de s’ouvrir. La réflexion. L’écoute. N’est-ce pas de cela qu’il s’agit ? Car la précipitation provoque un stress qui empêche d’entendre et de voir. »
Ce n’est pas pour rien que les bonnes idées surviennent quand on n’y pense pas, par exemple sous la douche ou à vélo. « L’une des conditions de la créativité est l’association de pensées, qui est plus simple quand notre cerveau n’est pas surchargé », dit Carl Honoré dans De Morgen.
« Un état d’esprit ‘lent’ est un catalyseur de curiosité. On prend littéralement le temps d’explorer le monde et de réfléchir. »
Aujourd’hui, je me suis à nouveau retrouvée devant un feu rouge. Doucement, j’ai laissé aller mon regard et j’ai posé les yeux autour de moi, les autres cyclistes, l’oiseau qui passait et le couple qui s’arrêtait au passage pour piétons. Mon regard s’est attardé sur cette femme qui, apparemment, se sentait plus à l’aise en chaussettes qu’en chaussures. On découvre plein de choses en attendant.
Ralentir, comment faire ?
Arrêter le multitasking : effectuer plusieurs tâches
en même temps semble être un bon moyen de gagner
du temps, mais les études
révèlent le contraire.
Le multitasking nous fait faire plus d’erreurs et chaque tâche prend plus de temps. Ne faites donc qu’une seule chose à la fois.
Faites certaines choses plus lentement : flânez au lieu
de marcher rapidement,
lisez chaque mot de votre livre en étant pleinement
attentif, posez vos couverts après chaque bouchée ou choisissez la file d’attente
la plus longue à la caisse.
La prochaine fois, l’attente
sera déjà bien plus simple.
Enlevez votre montre
pendant une journée :
le fait de s’extraire de la course contre la montre
nous aide à mieux nous concentrer sur l’activité
dans laquelle nous sommes engagés. Cela vous donnera même une meilleure perception du rythme de votre corps. Vous pouvez aller encore plus loin en occultant toutes les horloges de la maison.
Pratiquez la pleine conscience dans vos
activités : si vous souhaitez accomplir une tâche rapidement, demandez-vous
pourquoi vous êtes si pressé et rappelez-vous la fonction de l’action. En vous rappelant, par exemple, que vous
cuisinez pour offrir, à vous et à vos proches, un repas sain et délicieux, vous pourrez mieux vous y consacrer.
Dites plus souvent « non » :
nos agendas sont souvent remplis de tâches qui ne sont pas prioritaires. En osant dire « non » plus souvent ou en
annulant des projets, vous laissez de la place aux choses qui valent vraiment la peine que vous y consacriez du temps.