Serge Fautré (AG Real Estate): “L’immobilier se perd dans les procédures interminables”

La transformation de l’ancien CCN à la gare du Nord est à l’enquête publique. Nor.Bruxsels, un projet qui comprend 80.000 m² de bureaux et 518 logements, est développé avec Atenor.

Alors que de nombreux promoteurs vacillent, les interrogations pleuvent sur le secteur immobilier. La plupart des acteurs veulent dorénavant minimiser les risques. Dans ce contexte, AG Real Estate a décidé de recentrer ses investissements en privilégiant les projets qui disposent déjà d’un permis. Reste à voir si le modèle peut se démultiplier.

C’est un patron emblématique du monde immobilier. L’un des plus fins connaisseurs du secteur. Serge Fautré (63 ans), CEO d’AG Real Estate, la filiale immobilière d’AG Insurance et l’un des plus importants acteurs immobiliers du pays, jette un regard inquiet sur la situation actuelle mais confiant sur l’avenir du secteur immobilier. Il appelle le monde politique à se mobiliser pour le soutenir davantage. Et entend, malgré la crise ambiante, malgré ses 860.000 m² en développement et ses 6,5 milliards d’actifs en détention (résidentiel, bureau, retail, maisons de repos, infrastructures publiques), repasser à l’offensive en matière d’investissement. Mais plus question de se perdre dans les procédures administratives interminables.

TRENDS-TENDANCES. De nombreux promoteurs connaissent des difficultés et actionnent des solutions en tous genres pour tenter de s’en sortir. Le secteur immobilier a-t-il déjà été en aussi mauvaise posture qu’aujourd’hui ?

SERGE FAUTRÉ. Il est évident que la situation est compliquée pour de nombreux acteurs. Mais il faut éviter de noircir le tableau outre mesure. La crise est davantage liée à la structure financière de certains acteurs plutôt qu’aux fondamentaux du secteur immobilier. Certains promoteurs éprouvent des difficultés vu la hausse des taux d’intérêt, ce qui entraîne une dévalorisation de leurs actifs et des faisabilités financières plus complexes de leurs projets. Mais la plupart ont pris des mesures pour s’en sortir. De plus, les banques continuent à soutenir le secteur.

Et où en est AG Real Estate dans ce contexte ?

Nous n’avons quasiment aucune dette et nous finançons la majorité de nos projets sur fonds propres. Nous avons donc été moins pénalisés par l’évolution des taux d’intérêt. Aujourd’hui, notre relative prudence de ces dernières années nous permet de disposer d’une enveloppe financière pour investir dans de nouveaux projets.

Profil
1960 : Naissance à Québec
1982 : Master en économie à l’UCLouvain
1983 – 2012 : ­Passage chez Schroder Bank, Citibank, ­Glaverbel, JP Morgan, ­Belgacom et ­Skynet
2002 – 2012 : CEO de ­Cofinimmo
Depuis 2012 : CEO d’AG Real Estate
Depuis 2012 : Président du CA d’Interparking
2017 – 2020 : Président de ­l’UPSI

Et où en est AG Real Estate dans ce contexte ?

Nous n’avons quasiment aucune dette et nous finançons la majorité de nos projets sur fonds propres. Nous avons donc été moins pénalisés par l’évolution des taux d’intérêt. Aujourd’hui, notre relative prudence de ces dernières années nous permet de disposer d’une enveloppe financière pour investir dans de nouveaux projets.

“La crise est davantage liée à la structure financière de certains acteurs plutôt qu’aux fondamentaux du secteur immobilier.”

Certains médias ont pourtant évoqué le fait qu’AG Real Estate venait de subir ses premières pertes en 15 ans suite à la dévalorisation de deux de ses immeubles new-yorkais…

Cette information est totalement incorrecte. Nous avons cédé mi-août notre participation dans la société DTH Capital, qui détient les immeubles. Et sur la période de détention de ces actifs, nous avons eu un rendement légèrement positif et cette cession ne génère absolument aucune perte. Au contraire, elle génère un résultat comptable net positif au moment de la vente dans les comptes consolidés du groupe AG. Ce n’était pas notre investissement le plus rentable mais nous n’avons rien perdu.

Le marché résidentiel neuf traverse une crise ces derniers mois. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ce segment ?

Le logement occupe une place prépondérante dans la vie des ménages. Il est même au cœur de tous leurs équilibres économiques. Or, on constate que les prix de vente ont augmenté partout et que la hausse des taux d’intérêt a accentué la pression sur les coûts des crédits hypothécaires. Résultat, la part dédiée au logement dans le budget global a fortement augmenté. Le problème, c’est que nous sommes dans un contexte politique où certaines idéologies, de même que l’effet Nimby, prévalent trop souvent. Cela se traduit par une remise en question de la délivrance des permis et une augmentation des recours, ce qui freine le développement résidentiel. Je ne suis pas partisan des démolitions à tout prix. Mais sans nouvelles constructions, nous n’arriverons pas à résoudre la crise du logement ni à répondre aux contraintes ESG.

C’est aussi simple que cela ?

Bien sûr que non. Mais pour juguler la hausse des prix, il faut agir sur l’offre et la demande. Certains affirment qu’il suffit de bloquer les loyers et les prix pour permettre au plus grand nombre de disposer d’un logement décent. Or, la plupart des économistes avancent pourtant que ces décisions ne mèneraient qu’à une réduction des investissements et donc à des hausses de prix. Pour endiguer ces augmentations, il faut construire. Il n’y a pas l’ombre d’un doute. Et n’oublions pas que dans ce contexte de crise du logement, on demande en plus aux ménages qui sont propriétaires de dépenser en moyenne 65.000 euros supplémentaires pour mettre leur logement à niveau sur le plan de la PEB. Or, il est évident que ces ambitions ne sont pas finançables par l’État via l’octroi de primes. Il n’y a donc pas d’autres choix que de construire davantage de logements neufs.

Certains affirment toutefois que les logements neufs sont vendus à des prix élevés et ne s’adressent donc pas au public cible…

Il faut en construire davantage alors ! Seul un choc de l’offre peut entraver la hausse des prix de vente. Je ne vois pas d’autres solutions. Et ne me parlez pas d’actionner le levier de la diminution de la superficie des appartements pour diminuer les prix. Le maintien d’une qualité de vie est essentiel.

Les ventes d’appartements neufs restent compliquées. Cela vous inquiète ?

Oui, clairement. Les ménages qui peuvent encore acheter du neuf se réduisent de plus en plus. Il faut travailler à des alternatives pour contrôler ces hausses de prix excessives car les besoins en la matière et la demande sont présents. De notre côté, nous allons mettre trois projets en vente début 2025 : à Braine-l’Alleud, Evere et Namur. Suivra un projet à Uccle quand nous obtiendrons le permis (la dernière demande a été refusée par la Région pour cause de gabarits trop élevés, ndlr). Je suis relativement optimiste sur le rythme de vente même si ces projets risquent de mettre plus de temps à s’écouler. Et cela, alors que nos bénéfices seront déjà probablement moins importants vu la durée de développement et d’obtention de permis de ces projets, plus longue qu’à l’accoutumée. Il est d’ailleurs très frustrant de se dire que la marge bénéficiaire sera mangée par le temps au détriment de la qualité d’un projet.

Quelles mesures attendez-vous alors des différents gouvernements pour redresser la barre ?

Qu’ils prennent conscience que posséder un logement de qualité est un droit universel. Il est évident qu’il faut maintenir la TVA à 6% pour les opérations de démolition et de reconstruction mais la question essentielle est surtout de délivrer plus de permis et de construire davantage. C’est en plus un cercle vertueux pour l’économie belge. Des réponses doivent être apportées par les prochains gouvernements sur ce plan. Les dimensions fiscales et environnementales doivent être mieux alignées. Diminuer la TVA est important mais je reconnais que c’est un message compliqué à faire accepter par le fédéral car il s’agit d’une diminution des rentrées pour l’Etat. Il faudrait par contre faire preuve de plus de créativité. La démographie augmente, le maintien d’une perméabilité des sols est capital : il faut donc par exemple accepter de construire un peu plus haut. Si les règlements autorisent la construction d’un immeuble de huit étages, il pourrait être intéressant d’octroyer un permis avec deux étages supplémentaires et que, en contrepartie, ces étages soient dédiés à du logement abordable. Pour ce faire, il faut renforcer le dialogue et la confiance entre autorités et promoteurs, qui laissent quelque peu à désirer.

L’envolée du prix du foncier, que ce soit des terrains ou des immeubles, semble être un élément moteur dans l’explosion des prix. Comment tempérer les ardeurs de ces propriétaires ?

Il est clair que les prix ont été poussés à la hausse par la concurrence ainsi que par des taux d’intérêts bas. Aujourd’hui, il y a moins d’acquisitions, les prix du foncier se stabilisent. Le marché ne peut donc que s’ajuster. Mais la concurrence est également moindre pour le moment car des promoteurs ne souhaitent plus se lancer dans des procédures d’obtention de permis qui peuvent s’étendre sur 10 ans. La culture des recours et les chantages qui les accompagnent ne peuvent perdurer. Cette problématique a un impact sociétal important dans bon nombre de pays européens et nous fait clairement réfléchir quant à nos investissements.

Cela signifie que vous les freinez actuellement ?

Nous privilégions dorénavant des projets qui possèdent déjà leur permis. C’est une approche plus pragmatique du marché. Nous venons d’ailleurs d’acheter un projet de bureaux à Paris. Il possède son permis et nous commencerons les travaux en janvier. La stratégie est similaire en Belgique. Nous avons de l’argent que nous pouvons dépenser mais nous ciblons davantage nos investissements. C’est une prudence supplémentaire.

Quelles sont vos nouvelles cibles dans ce contexte ?

Des projets qui disposent d’un permis d’urbanisme, pour une valeur qui oscille entre 40 et 80 millions et qui sont liquides. Un bon portefeuille est un portefeuille qui vit. Or, le marché est peu liquide aujourd’hui. Il y a peu de transactions.

“Il faut construire davantage de logements. Seul un choc de l’offre peut entraver la hausse des prix de vente.”

Partons sur le segment du bureau. Si le loyer prime a augmenté, la prise en occupation reste faible. L’évolution de ce marché vous inquiète-t-elle ?

Non, car il est bien différent du résidentiel. Le parc de bureau est aujourd’hui particulièrement segmenté, avec deux catégories : les actifs neufs ou rénovés et les autres. Cela se reflète clairement dans les loyers et les prix de vente. Le prime rent est à 390 euros/m² pour un immeuble qui possède des qualités environnementales élevées. Cette hausse des loyers compense nettement l’augmentation des taux d’intérêt. Reste toutefois à développer ou à détenir des immeubles de qualité. Ce qui n’est pas une mince affaire vu les nombreuses contraintes administratives et techniques. Quand je regarde notre portefeuille de bureaux, nous sommes en avance de cinq ans sur la courbe CRREM, qui dicte la vitesse à laquelle nous devons améliorer la performance énergétique de notre portefeuille. C’est une bonne chose.

La rénovation de l’immeuble de bureaux EQ (20.000 m² avec BPI Real Estate), situé dans le quartier européen, démarrera en septembre. Cet immeuble veut propulser le patrimoine bruxellois à la pointe du développement urbain durable.

La prise de décision des entreprises quant à leur volonté de déménager dans des bureaux de qualité semble bien plus lente qu’auparavant. Quand espérez-vous un retour à la normale ?

Cela prendra encore un peu de temps. Le marché de bureau est donc aujourd’hui fort segmenté entre les bureaux de qualité et les autres. Certaines entreprises ont intégré l’importance de la dimension ESG mais toutes ne sont pas encore prêtes à franchir le cap et à payer des loyers plus élevés. Par ailleurs, je pense que la tendance au télétravail fait l’objet d’une vraie réévaluation, comme l’exprime un nombre croissant de dirigeants d’entreprise. Les critiques tournent autour des pertes organisationnelles, de productivité et de culture d’entreprise. Il faudra donc revoir certains modèles, en encourageant un retour progressif au bureau. Cela devra s’accompagner de solutions de mobilité efficaces car les collaborateurs craignent de perdre trop de temps dans les trajets.

On a évoqué une aversion d’AG Real Estate pour l’opération Cityforward. Vous confirmez ?

Non, pas du tout. Cityforward (rachat par l’Etat belge de 21 immeubles de bureaux situés dans le quartier européen pour les transformer et rénover, ndlr) est une opération remarquable pour l’Etat belge. Cette décision stratégique était capitale pour maintenir les institutions européennes à Bruxelles. AG Real Estate n’a cependant pas investi dans cette opération car elle ne répondait pas à l’ensemble de nos critères d’investissement. Le prix proposé était notamment trop élevé.

Cityforward mettra bientôt sur le marché des immeubles à redévelopper qui possèdent un permis, ce qui devrait par contre vous séduire…

Cela correspond en effet à notre nouvelle stratégie d’investissement. Nous pourrions donc nous y retrouver. Cette vision de mixité fonctionnelle du quartier européen est essentielle. Même si cela ne figure pas précisément dans les plans, y ajouter une école ne serait pas non plus négligeable pour attirer les familles.

Des projets en développement

Sur le plan résidentiel, après une période plus calme de 18 mois, AG Real Estate va lancer la vente de plusieurs projets d’appartements au premier trimestre 2025 : à Braine-l’Alleud avec L’Alliance (115 unités), à Evere avec ­Helvetica (102 unités) et à Namur avec Thémis (155 unités). Suivra le projet Schlumberger (environ 180 appartements) à Uccle dès que le permis sera octroyé.
En matière de bureaux, la rénovation de l’immeuble EQ (20.000 m² avec BPI), situé dans le quartier européen, va démarrer en septembre. Le projet Newto|w|n (12.800 m², situé rue du Noyer) sera lancé à blanc dès que le permis est obtenu (un recours a été déposé mi-août) alors que l’enquête publique pour le mastodonte qu’est l’ancien CCN à la gare du Nord (Nor.­Bruxsels, qui comprend 80.000 m² de bureaux et 518 logements développés avec Atenor) vient de démarrer.
Autre gros morceau du portefeuille, le Trade Mart situé sur le plateau du Heysel (150.000 m²). On le sait, sa transformation est dépendante de l’urbanisation de toute cette zone. Un dossier qui ne parvient pas à se décanter. “Tant que la Ville de Bruxelles n’a pas ­dénoué la ­situation avec Unibail-Rodamco-­Westfield pour déterminer les aménagements situés de l’autre côté du plateau du Heysel, ­aucune avancée n’est à ­attendre, précise Serge Fautré. Notre volonté serait de transformer le Trade Mart en un ensemble résidentiel.”

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