Le spleen des grands architectes bruxellois
Le paysage architectural bruxellois laisse toujours certains observateurs sur leur faim. Peu d’audace, de diversité et de grandes stars internationales. Dans un secteur immobilier pour le moins conservateur, tout le monde se rejette la balle. Avec, en toile de fond, une relation tendue entre le “bouwmeester” bruxellois et certains grands bureaux.
Règlements de compte, menaces et coups dans le dos. Le petit monde de l’immobilier bruxellois assiste depuis quelques mois à une guerre ouverte entre certains architectes et le bouwmeester maître-architecte) Kristiaan Borret, dont la mission est, pour rappel, de veiller à la qualité de l’espace dans la capitale.
Ce dernier a, dès son entrée en fonction en janvier 2015, annoncé vouloir donner un bon coup de pied dans la fourmilière d’un secteur bien trop sclérosé selon lui. Objectif : casser des liens entre promoteurs et architectes parfois trop nombreux, ouvrir le paysage bruxellois aux bureaux qui n’ont pas pignon sur rue et encourager les promoteurs à multiplier les concours entre architectes lors de projets privés, histoire de renforcer une diversité et une créativité architecturale bien trop pauvres. Des idées qui, on s’en doute, ont eu quelques difficultés à passer la rampe dans un milieu relativement conservateur. Et qui ont suscité quelques animosités. ” Bruxelles vivait en circuit fermé, explique-t-il. Des architectes ont une position monopolistique et cela ne pouvait continuer. Quand la situation est sclérosée, certains ne font plus les efforts nécessaires pour stimuler leur créativité, proposant alors les mêmes produits. C’est cela que j’ai voulu modifier. ” Des acteurs d’envergure comme les bureaux Jaspers-Eyers, Art & Build, A2RC, voire Archi 2000, ont entendu leurs oreilles siffler. Kristiaan Borret n’hésitant pas à qualifier l’un ou l’autre architecte d’ old school, les opposants à une nouvelle génération qui ne peut émerger dans ce contexte. ” C’est un faux procès, explique Pierre-Maurice Wéry, du bureau Assar Architects. A l’exception des principaux associés, mon bureau est rempli de jeunes architectes qui fourmillent d’idées. C’est un luxe pour nous. Et un avantage pour eux d’évoluer dans une structure qui dispose des compétences pour obtenir des projets majeurs. ”
L’expertise des grands bureaux
L’équipe du bouwmeester a en fait décidé de multiplier les concours pour remettre tout le monde sur un pied d’égalité. Une centaine ont déjà été lancés. Soit, depuis son intronisation, la moyenne d’un concours tous les 10 jours. Elle a donc dû convaincre des propriétaires ou des promoteurs d’élargir leur champ de vision. Ce qui n’a pas vraiment été aisé dans tous les cas. D’après des statistiques fournies par l’équipe du bouwmeester, on voit, par exemple, que le développeur BPI a travaillé 15 fois avec le bureau A2RC lors de ses 24 derniers projets. Rien d’illégal bien évidemment, puisqu’il s’agit de deux sociétés privées. Mais une tendance que Kristiaan Borret ne souhaite pas voir perdurer. ” Il est évident qu’un promoteur choisit avant tout de travailler avec un architecte pour des questions de compétences et d’affinités, explique Frédéric Van Marcke de Lummen, responsable du développement immobilier chez Besix Red.
Comme dans un couple, quand cela fonctionne, on va rarement voir ailleurs. Pour les grands projets, nous nous tournons également plus aisément vers un bureau qui dispose d’une certaine expérience en la matière. Parfois, des architectes ont déjà étudié le site que nous venons d’acheter et ont développé une bonne idée. Il est alors normal de leur donner la mission. Il faut toutefois saluer cette volonté d’ouverture et de diversification vis-à-vis des bureaux d’architectes. Un procédé utilisé depuis longtemps chez Besix Red.
” Et Stéphan Sonneville, le patron d’Atenor, un acteur influent du secteur, d’ajouter : ” Pourquoi les grands bureaux sont toujours présents ? Car les bureaux de petite ou moyenne taille ne peuvent pas toujours suivre les exigences d’un grand projet. Ils n’ont pas toujours les capacités techniques ou humaines pour remplir certaines demandes dans des délais extrêmement courts ou pour des projets de grande ampleur. Un bureau comme Jaspers-Eyers a investi énormément pour pouvoir répondre à de grands projets. Il rassure aussi les promoteurs. Il n’est donc pas normal d’uniquement l’écarter juste car il est un peu trop présent. Tout comme il n’est pas normal de le rappeler pour rattraper les erreurs d’autres bureaux qui ne peuvent pas suivre. Il faut toutefois préciser que la plupart des promoteurs acceptent aujourd’hui cette nouvelle situation à Bruxelles. Et que, pour ma part, je ne peux que saluer la collaboration que j’ai eue avec le bouwmeester dans le cadre du projet City Dox à Anderlecht. ”
Le manque de courage des politiques
Difficile en tout cas de cacher que cette redistribution des cartes ne suscite pas une certaine irritation. Certains bureaux d’architectes acceptant difficilement la perspective de voir leur chiffre d’affaires diminuer. Sans parler des affirmations qui circulent sous le manteau. ” Le bouwmeester dit clairement à des promoteurs qu’il vaut mieux qu’ils ne prennent pas Jaspers ou Art & Build s’ils veulent obtenir leur permis dans des délais raisonnables “, lance cet architecte. Autre exemple, concernant l’encouragement à organiser un concours entre plusieurs architectes : ” Sans concours, on nous a clairement dit que le projet pouvait être reporté aux calendes grecques, regrette ce promoteur. Nous sommes arrivés à un point où un promoteur demande aujourd’hui au bouwmeester quel architecte il doit choisir pour obtenir son permis. C’est insensé. ”
Des avis que tempère bien évidemment Kristiaan Borret, qui regrette les quelques incompréhensions : ” Un développeur a besoin d’être rassuré. Il a toujours une certaine appréhension à lancer un concours car il perd quelque peu le contrôle des opérations. Mais cette procédure est très utile. Quant aux architectes, s’ils s’estiment suffisamment compétents, je ne vois pas en quoi ils doivent être inquiets. Les meilleurs sortent toujours du lot “. Sauf que certains avancent un manque d’objectivité dans les concours ou une prédominance de lauréats néerlandophones. Ce que rejette en bloc le bouwmeester. ” Il y a eu le même nombre de concours sous mon prédécesseur Olivier Bastin que sous ma direction. Et la proportion de lauréats francophones est passée de 47 à60 % sous ma direction alors que la proportion néerlandophone a baissé de 28 à 25 %. Il est donc faux d’avancer que je privilégie les candidats du nord du pays. Et l’argument relatif au fait que les bureaux flamands remportent les projets les plus importants ne tient pas la route non plus. ”
Pour certains observateurs, la racine du problème – la soi-disante pauvreté architecturale – n’est pas liée au travail fourni par ces bureaux, mais bien par l’environnement politique et urbanistique bruxellois. ” En fait, le vrai problème actuel n’est pas lié à la qualité architecturale des projets bruxellois mais bien à la qualité des décideurs politiques, estime Stéphan Sonneville. Les bureaux belges sont-ils suffisamment créatifs et compétents ? Oui. Les politiques ne sont par contre pas suffisamment courageux, ce qui entraîne un appauvrissement architectural. Si les permis d’urbanisme étaient délivrés plus rapidement, il y aurait davantage de créativité architecturale. Les concours, c’est une aubaine pour les politiques car ils peuvent se retrancher derrière eux pour ne pas se positionner. “
Sans oublier le fait que les architectes travaillent dans des conditions plus difficiles qu’avant, les normes réglementaires en matière d’environnement ou d’urbanisme étant devenues de plus en plus nombreuses. Et cela alors que les prix n’ont pratiquement pas augmenté. Difficile dans ces conditions de réaliser des miracles. ” Mais je reste persuadé qu’il est possible de proposer une architecture de qualité à Bruxelles, estime Jean-Michel Jaspers, CEO du bureau Jaspers-Eyers. ”
Peu de portes de sortie à court terme
Le mandat de Kristiaan Borret arrivera à son terme fin 2019. D’ici là, rien ne devrait vraiment changer. Il est toujours largement suivi par le gouvernement bruxellois, même si certains estiment qu’il pourrait être un peu moins clivant. ” Sur le fond, il a raison. Sur la forme, il doit parfois être moins brutal “, fait remarquer ce membre du cabinet Vervoort. ” Le premier bouwmeester a été trop timoré, lance Stephan Sonneville. Le second veut faire bouger les choses et se fait taper dessus. Je pense qu’il s’agit avant tout d’une question de temps. Il ne faut surtout pas revenir en arrière. Il s’agit d’une nouvelle fonction qui doit trouver sa place. ”
Quant à savoir sur quel modèle il faut s’appuyer, il y a pratiquement autant d’avis que d’architectes. Certains opteraient pour un collège de bouwmeesters, où la décision serait diluée, d’autres prônent une fonction qui ne serait pas nécessairement occupée par un architecte. ” Le processus de construction de la ville fait intervenir une multitude d’acteurs, lance David Roulin, le CEO d’Art & Build. Le rôle du bouwmeester doit être d’organiser la conversation, pas de l’orienter. Il ne doit d’ailleurs pas être forcément architecte. Il peut être historien de l’art, sociologue, philosophe. L’important est de ne pas s’enfermer dans une vision rigide de la gouvernance du territoire, mais plutôt de créer les conditions de la ‘fécondité’. ”
Art & Build est l’un des plus grands bureaux d’architectes belges. Il regrette le manque de considération des promoteurs et des politiques pour leur travail. Une belle architecture pouvant multiplier par deux ou trois la valeur d’un bâtiment. Comme on vient de le voir avec Docks.
TRENDS-TENDANCES. Quelle est votre position dans ce conflit qui semble opposer architectes et promoteurs au “bouwmeester ” ?
DAVID ROULIN. C’est un conflit stérile car nous passons à côté de l’essentiel, qui est de savoir quelle ville nous voulons. Il s’agit de gouvernance du territoire. Réduire ce conflit à une question de personnes est inutile. Les hommes ne restent pas, le bâti, oui.
Craignez-vous pour votre présence sur la place bruxelloise ?
Nous avons la chance de réaliser deux tiers de notre chiffre d’affaires hors Belgique, ce qui nous permet de regarder ce débat avec un peu de recul. La comparaison avec la France est, à ce titre, éclairante. La manière de travailler y est beaucoup plus professionnelle.
Sur quels axes par exemple ?
Il y a davantage de respect des autorités pour les acteurs de l’immobilier, pour leur savoir-faire, leur valeur ajoutée. Et un respect des professionnels entre eux. A Bruxelles, beaucoup de promoteurs s’inquiètent essentiellement de savoir comment obtenir leur permis dans le meilleur délai et au meilleur prix.
L’impact économique qui prend le dessus sur la sensibilité artistique. Vous n’êtes quand même pas surpris, j’imagine….
Non, bien évidemment. Mais il n’y a pas de raisons d’opposer ces deux notions qui sont interdépendantes. En France, les promoteurs viennent avant tout nous chercher pour notre vision.
Votre travail n’est pas suffisamment valorisé ?
Les promoteurs ne se rendent pas compte de la plus-value d’une belle architecture, réfléchie et visionnaire. Quand le Covent Garden ou le Docks Bruxsel sont revendus deux à trois fois leur prix de construction, j’ai la faiblesse de croire que l’architecture y est pour quelque chose.
Vu la tournure des événements ces derniers mois, sentez-vous que votre activité est quelque peu en danger ?
Nous ne manquons pas de travail et nous avons toujours su nous adapter. Mais bon, sur la vingtaine d’appels à candidature auxquels nous avons répondu ces derniers mois à Bruxelles, nous n’avons été retenus pour aucun ! C’est quand même surprenant.
Par la force des choses, cette situation peut-elle vous pousser à quitter Bruxelles ?
Quand bien même nous réaliserions 100 % de notre chiffre d’affaires hors Belgique, cela ne nous empêcherait pas de continuer à y apprécier la qualité de vie… On nous reproche d’être un bureau d’architecture ” installé ” et ” vieillissant “, sous prétexte que nous sommes là depuis 30 ans. Dans n’importe quel autre secteur, avoir acquis une telle expérience serait un gage de valeur ajoutée. C’est d’ailleurs assez vexant pour les dizaines de jeunes qui sont un vivier extraordinaire de créativité au sein de l’agence.
L’idée du “bouwmeester” est de renouveler le paysage architectural bruxellois qui serait trop standardisé…
Mais c’est surtout le marché de l’immobilier qui est très conservateur et frileux en matière d’innovation, pas les architectes. Amener de la diversité, de la mixité, contribuer à rendre la ville positive, généreuse, bienveillante à l’égard de chacun, j’y souscris avec plaisir bien sûr ! Ma perception est que cela n’en prend pas vraiment le chemin, mais je peux me tromper.
Quelles sont les perspectives de développement d’Art & Build ?
Accélérer notre développement international, hors Europe. Notre savoir-faire en matière de projets d’envergure à empreinte écologique positive et notre expertise en matière de bâtiments dédiés aux soins de santé y sont particulièrement appréciés. Notre enthousiasme n’est pas près de fléchir !
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