Cityforward, un modèle qui va se démultiplier
Retour sur les coulisses et ambitions d’une des plus grosses transactions jamais réalisées sur le marché des bureaux en Belgique. Un deal à 2 milliards qui doit reconfigurer le quartier européen. D’ici 2030, le fonds immobilier Cityforward va transformer 21 immeubles de bureaux obsolètes de la Commission européenne. La première brique d’un modèle appelé à se reproduire.
Il n’y a bien évidemment pas grand-monde dans les bureaux de Brucity en ce lundi de Pentecôte. La seule agitation vient du rooftop où des touristes en tous genres admirent les vues à 360° du centre de Bruxelles. Au sixième étage, l’ambiance est plus feutrée. Le maître des lieux, Philippe Close, accueille Isabelle Vanderkelen, head of real estate de l’assureur Ethias, et Frédéric Van der Planken, CEO du promoteur Whitewood. Deux des trois acteurs, avec la SPFIM, le bras immobilier du fédéral, de Cityforward, un fonds immobilier qui a mis la main fin avril sur un portefeuille de 21 immeubles de bureaux (300.000 m²) appartenant à la Commission européenne.
Un deal à 880 millions d’euros, auquel il faudra ajouter un montant similaire pour les rénover et les transformer. L’idée est d’ensuite les remettre en vente auprès d’investisseurs à la recherche de produits financiers premium, tant sur le plan énergétique que des méthodes de travail. La valeur de revente espérée à l’horizon 2030 avoisine les 2,4 milliards.
Une transaction hors norme à l’échelle belge, dont l’envergure permet surtout d’enfin reconfigurer une partie du quartier Léopold en y insérant du logement (25 % du deal soit 750 à 800 unités), des équipements publics (5 %) et en rénovant une série d’immeubles de bureau plus rapidement. “Cette opération est extrêmement positive, lance le bourgmestre de Bruxelles, Philippe Close, qui fait partie de la task force rassemblant une série d’acteurs publics. Elle sera un game changer pour le quartier. Il n’est encore jamais arrivé de travailler sur un projet d’une telle ampleur. Et surtout dans une période aussi courte. Elle permet également d’ancrer les institutions européennes dans notre capitale. Bruxelles a toujours été très discrète dans le développement du quartier européen. Elle l’a pratiquement laissé se construire tout seul. Or, ce quartier est une morne plaine en dehors des heures de bureau. Y activer une mixité des fonctions, avec notamment des logements et du commerce, est essentiel et va permettre de créer une nouvelle dynamique.”
Si Cityforward réussit son opération, il disposera d’une belle carte de visite en matière de reconversion d’un grand parc immobilier.
Si la première partie de l’opération est aujourd’hui bouclée, il ne faut pas oublier que ce dossier a fait grand bruit pendant 18 mois dans le petit monde immobilier bruxellois. Avec des rumeurs, spéculations et contre-vérités en tous genres. “Beaucoup d’acteurs immobiliers auraient en effet voulu être à la place de Whitewood, reconnaît Frédéric Van der Planken, le gestionnaire de Cityforward. Le deal est né lorsque nous avons négocié la location d’une des tours Engie avec la Commission. Ses responsables m’ont fait part de leur souhait de piloter la rénovation d’une série d’immeubles pour rentrer dans les clous du Green Deal européen prévu à l’horizon 2030. Je leur ai signifié qu’ils allaient au-devant de multiples déconvenues en agissant de cette manière. Et c’est de là qu’est née cette transaction.”
Doubler l’offre de logements
Alors que les premiers concours d’architecture sont lancés depuis quelques jours (Ilot 130 et Palmerston), on interroge le trio sur leur vision du quartier européen à l’horizon 2030. “La copropriété verticale était impossible il y a 20 ans, lance Philippe Close. Aujourd’hui, c’est la règle mais ce quartier reste monofonctionnel. L’Europe doit accepter que son quartier devienne vivant et mixte. Il y aura bien évidemment toujours davantage de bureaux. Mais nous devons reconquérir ce quartier.”
L’arrivée de 750 à 800 logements supplémentaires (dont un quart à finalité sociale), ce qui va doubler le nombre de ménages présents dans le quartier, devrait en tout cas y contribuer. “Il s’agit d’un bon catalyseur, pointe Frédéric Van der Planken. Sur les 2,5 millions de m² du quartier européen, ce n’est bien évidemment pas énorme. Mais la dynamique est présente. Nous souhaitons lancer un appel d’air pour les autres développeurs. Vendre chaque immeuble à un promoteur différent n’aurait pas permis cette mixité (ndlr : vu les prix, il est plus rentable de développer du bureau dans ce quartier).”
Les immeubles reconvertis en logements seront en tout cas entièrement dédiés à cette fonction. On en retrouvera notamment dans l’immeuble Palmerston. “L’idée n’est pas de concentrer les eurocrates dans ce quartier mais de parvenir à créer une mixité”, espère Isabelle Vanderkelen.
“Mais ce ne serait même pas très grave s’ils y résident, ajoute Philippe Close. L’important est surtout de créer la fonction résidentielle. Et d’activer les rez-de-chaussée pour changer l’attractivité du quartier. Pour les équipements, je ne pense pas qu’une école européenne soit adaptée vu les besoins en termes de superficie et d’équipements par rapport aux prix élevés du m² dans ce quartier.”
“La copropriété verticale était impossible il y a 20 ans. Aujourd’hui, c’est la règle.” – Philippe Close, bourgmestre de Bruxelles
“La monotonie architecturale va diminuer”
Après avoir défini les lignes directrices des 21 bâtiments sous forme de projectlines, les architectes vont pouvoir passer à l’action. Les concours vont se succéder dans les prochaines semaines. Le premier – l’Ilot 130 – est le plus gros morceau de Cityforward, un mastodonte d’environ 100.000 m². La mission concerne une requalification comprenant des bureaux, des logements, des équipements et du commerce. “Nous avions déjà déterminé des recommandations urbanistiques pour les tours Proximus ou l’immeuble Graaf de Ferraris, lance le maître-architecte bruxellois Kristiaan Borret. C’est un procédé intéressant. Ici, le cadre des différentes fonctions est établi. Pour Cityforward, c’est très intéressant car il y a un passage imminent à l’acte et que nous ne sommes pas simplement dans une vision.”
Les ambitions architecturales et urbanistiques seront en tout cas grandes pour le quartier. “Pour l’Ilot 130, l’enjeu sera de couper l’îlot en deux et de créer un passage pour favoriser les déplacements dans le quartier, poursuit le bouwmeester. Il faudra également dédensifier l’intérieur d’îlot pour le rendre plus agréable et le végétaliser. La circularité sera privilégiée. L’architecture existante et les matériaux utilisés doivent devenir le langage architectural sur lequel se baser. Beaucoup d’étages souterrains existent. Il serait intéressant de les rendre accessibles pour qu’on y installe des équipements comme une salle de sport ou un supermarché.”
L’ampleur du projet permettra en tout cas d’avoir une multitude d’architectures différentes. “C’est très positif. Nous allons créer une diversité architecturale dans le quartier grâce à ces concours. La monotonie va enfin diminuer.”
Timing trop optimiste ?
Si l’ambition architecturale sera laissée entre les mains du bouwmeester, du bureau Plusoffice Architects (chargé du master plan urbanistique) et des architectes retenus pour chaque projet, obtenir les différents permis restera la mission de Cityforward. Avec un timing pour le moins optimiste dans un pays où les recours sont légion. Les premières demandes seront déposées fin 2024 et s’étaleront jusqu’en 2027. Les premières livraisons sont, quant à elles, espérées dès 2028.
“Le dialogue en amont avec urban.brussels, le bouwmeester, perspectives.brussels et les communes concernées a été intense, fait remarquer Isabelle Vanderkelen. Nous avons aussi essayé d’être le plus transparent possible. Ce qui nous a permis de développer une vision partagée par tous. Nous espérons que cela accélérera la délivrance des permis. Quant aux recours éventuels, il est difficile de se prononcer. Mais l’objectif a été de diminuer un maximum les risques.”
Et Frédéric Van der Planken d’embrayer : “Nous avons des ambitions architecturales, mais nous avons surtout des objectifs en termes de durabilité. Soit rester dans les gabarits actuels, ne pas démolir les immeubles quand c’est possible, développer des bâtiments durables, ouvrir les intérieurs d’îlots et profiter du dénivelé entre les rues pour éventuellement activer les sous-sols. Entre la rue Joseph II et la rue de la Loi, il y a trois étages de différence. Cela offre des opportunités.”
Et Philippe Close d’ajouter : “Nous devrons de notre côté requalifier l’espace public et inciter les utilisateurs à s’approprier les lieux.”
On dévie alors vers le Loi 130, le plus gros morceau du portefeuille (100.000 m²) dont le concours d’architecture vient d’être lancé. “Ce sera une sorte de laboratoire pour nous puisque cet îlot comprend six immeubles et que nous allons reconvertir 25 % en logements, explique Isabelle Vanderkelen. Nous ne sommes pas certains que la Commission louera tous les immeubles rénovés. Mais cet immeuble pourrait en effet leur convenir.”
L’effondrement complet de la prise en location de bureaux auquel nous assistons ces derniers mois n’inquiète en tout cas pas les acteurs du fonds immobiliers. “La demande pour des immeubles durables sera gigantesque et cela ne va pas diminuer, pointe Isabelle Vanderkelen. La vacance locative est très faible dans le CBD. Ce projet Cityforward va aussi permettre d’attirer d’autres sociétés séduites par la redynamisation du quartier.”
Avec ou sans partenaires ?
On s’arrête ensuite quelques instants sur la manière dont Cityforward va se charger du redéveloppement des immeubles puisque maintenant que l’acquisition est bouclée, il va falloir passer à la seconde phase et rassembler de nouveaux capitaux pour rénover tous ces immeubles. On sait que les 21 bâtiments seront divisés en 12 entités juridiques – déterminées sur base de critères géographiques. Et que l’idée de départ était de faire appel à d’autres promoteurs pour monter dans une joint-venture à hauteur de maximum 50 %, Cityforward gardant le solde. Sauf qu’il nous revient que Whitewood ne serait pas opposé à gérer un maximum de réhabilitation sans faire appel à un partenaire extérieur.
“Ce n’est pas tout à fait exact, pointe Isabelle Vanderkelen. Trois options sont possibles pour chaque immeuble et rien n’est déterminé sur ce plan. Cela dépendra surtout du Comité d’investissement de Cityforward et du positionnement de nos nouveaux actionnaires. Aucune feuille de retour cachée n’existe en tout cas.”
Et Frédéric Van der Planken de préciser les détails de l’opération : “Les 800 millions nécessaires à la transformation des immeubles existent en fait déjà dans le système Cityforward. Les autres immeubles présents dans le portefeuille (tours Engie, IT Tower, etc.) permettent un développement séquentiel. La vente d’un projet peut financer le suivant. Quant à Whitewood, il se chargera du pré-développement alors que le comité d’investissement de Cityforward décidera par la suite quels immeubles seront ouverts à un partenaire, ceux qui seront développés par Whitewood ou ceux qui seront mis en vente, comme nous l’avons déjà fait avec le Science 11, vendu pour 20 millions d’euros à Alides.”
Reste que si Cityforward réussit son opération, il disposera d’une belle carte de visite en matière de reconversion d’un grand parc immobilier. Un avantage sur lequel le fonds entend bien capitaliser. D’autant plus que les acteurs qui ont besoin de rénover leur parc immobilier sont nombreux. Que ce soit le Parlement européen, d’autres institutions fédérales ou encore la Commission, cette dernière étant encore propriétaire de 300.000 m² de bureaux qui sont complètement à reconvertir (PEB E à B). Il est probable que, à moyen terme, ces immeubles tombent également dans l’escarcelle de Cityforward.
“N’allons pas trop vite, tempère Isabelle Vanderkelen. Gérons déjà ce premier volet qui est un gros morceau.”
Frédéric Van der Planken est, de son côté, un peu plus impatient : “Nous avons la vocation d’être un catalyseur pour la transformation des villes. C’est vrai que ce projet n’aurait pas été possible sans une certaine ambition. Mais nous sommes réalistes également. L’idée est de stabiliser ce premier projet, tout en rêvant qu’il inspire d’autres acteurs qui feraient appel à nous.”
Et Philippe Close de conclure : “Il s’agit en tout cas de quelque chose d’inspirant pour les pouvoirs publics. Ce serait donc une bonne chose s’il pouvait réussir et que d’autres projets de ce type pouvait voir le jour”.
Des investisseurs privés vont rentrer dans Cityforward
Pour bien comprendre, l’Etat belge, via son bras financier SFPIM, a donc acheté l’an dernier 23 bâtiments vétustes de la Commission européenne pour un montant de 900 millions d’euros. Il vient de revendre 21 bâtiments du quartier européen à Cityforward, un fonds détenu à parts égales par Ethias et la SFPIM (49,5 %) et Whitewood (0,5 %). Deux autres bâtiments, situés à Auderghem, ont été vendus à Vicinity et à Matexi pour y redévelopper du logement. Le montant payé par Cityforward correspond au canon unique des emphytéoses de 99 ans octroyées par SFPIM à Cityforward. “Ce n’est pas trop cher comme certains l’affirment, pointe Frédéric Van der Planken. D’autant qu’il faut y déduire 255 millions, soit l’équivalent des loyers payés par la Commission puisqu’elle va encore occuper certains immeubles pendant trois à sept ans.”
Rassembler la somme n’a toutefois pas été une mince affaire. Surtout qu’aucun acteur privé n’est monté à bord. “Mais quand nous avons entamé les premières discussions, nous étions dans un autre monde, rappelle Fréderic Van der Planken. Cityforward a dû lever des fonds entre septembre et novembre 2023. Soit le pire moment de ces 15 dernières années.”
Résultat, Ethias a finalement déposé 80 millions, la SFPIM 100 millions tout en accordant un prêt d’actionnaire “temporaire” de 233 millions d’euros alors que finance&invest.brussels et Belfius arrivent avec 25 millions chacun. Soit un total 460 millions.
“L’objectif aujourd’hui est de déconstruire ce prêt rapidement, confie Isabelle Vanderkelen. Il y a donc des chaises à prendre autour de la table. Les discussions en cours depuis un mois sont très positives. Cinq acteurs privés – au maximum – pourraient rentrer dans l’actionnariat de Cityforward d’ici la fin de l’année. Il y a des Belges et des étrangers. La conclusion du deal a facilité et relancé les discussions.” La rentabilité promise est de 12,5 % net.
Ajoutons que le financement bancaire a été plus facile. Une dette de 440 millions d’euros a été contractée auprès de six banques. Outre les quatre grandes banques belges (Belfius, ING, KBC et BNP Paribas Fortis), on retrouve la banque allemande Helaba et la banque luxembourgeoise BIL.
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