Amaury De Crombrugghe (AG Real Estate): “Tous les centres commerciaux doivent se réinventer”
Les défis se multiplient pour AG Real Estate, l’un des plus grands propriétaires belges d’immobilier commercial. La pandémie n’a fait qu’accélérer les besoins de transformation d’un secteur déjà en difficulté. Ce qui l’oblige à se réinventer pour garder ses visiteurs, ainsi qu’à proposer une offre bien plus attractive, histoire de tenter aussi de récupérer les clients séduits par l’e-commerce.
Avec plus de 300.000 m2 d’espaces commerciaux en portefeuille, AG Real Estate, la filiale immobilière d’AG Insurance, est l’un des principaux acteurs belges en matière d’immobilier commercial. Elle possède notamment City 2, The Mint, la Galerie Anspach, le Westland et le Woluwe Shopping Center (à 25%) à Bruxelles, Ninia à Ninove, Gent Zuid à Gand et les Galeries Saint-Lambert à Liège. Une observatrice avisée, donc, des grandes tendances qui marquent actuellement le segment retail, de même que des difficultés auxquelles il est confronté. Entretien avec Amaury de Crombrugghe, chief investment officer retail, office & warehouse, soit le patron du département retail (commerce de détail) d’AG Real Estate.
Les gens ne viennent plus pour déambuler mais pour faire des achats. Avec moins de fréquentation, nous faisons pour le moment pratiquement le même chiffre d’affaires.
Trends-Tendances. De grands groupes mondiaux, comme le numéro deux mondial Unibail-Rodamco-Westfield ou le britannique Intu, propriétaire d’énormes centres commerciaux au Royaume-Uni, ont des difficultés financières. Avec huit centres commerciaux en portefeuille, craignez-vous que le segment “retail” pèse fortement sur les résultats d’AG Real Estate cette année?
Amaury De Crombrugghe. Non, je reste très serein. Contrairement aux deux groupes cités, nous n’avons pas de dette et la Bourse n’est pas notre actionnaire. La valeur de nos actifs risque bien évidemment de diminuer, mais nous espérons que la majorité de nos locataires pourront traverser cette période difficile et continuer à payer leur loyer. Des réductions de loyer ont été consenties en avril et en mai pour les y aider. Notre atout est l’extrême diversification de notre portefeuille. Le bureau se maintient, le résidentiel et la logistique performent. Seul un pan de nos activités, donc, fonctionne moins bien.
Comment se portent les enseignes de vos shoppings aujourd’hui?
Nous avons négocié des “deals Covid” avec chacun de nos 300 locataires. Des réductions de 50% et de 100% pour l’horeca. Il s’agit d’une démarche proactive menée début avril. Les occupants respectent leurs engagements et paient leur loyer. Les arriérés sont très limités. De toute façon, nous n’avions pas vraiment le choix: propriétaires et locataires ont besoin les uns des autres.
Qu’en est-il du recul de votre chiffre d’affaires dans le segment “retail”?
A la fin de l’année, il devrait atteindre 10% environ. Il est lié aux réductions de loyer octroyées et aux baux qui venaient à échéance et qui n’ont pas été remplacés. Ce pronostic ne se concrétisera toutefois que si les magasins restent ouverts d’ici à la fin de l’année…
Quid en cas de nouveau confinement?
Nous participerons à nouveau à l’effort collectif. Notre marge de manoeuvre est toutefois quelque peu limitée, et c’est regrettable. Je m’explique: dans le segment du bureau, quand un locataire demande une réduction de loyer ou une participation aux investissements privatifs, il est possible de la lui accorder car locataire et propriétaire peuvent décider ensemble de la durée du bail, de sorte que la concession peut être amortie sur six ou neuf ans. En retail, c’est impossible. Si le loyer est réduit de moitié, son paiement ne peut être étalé dans le temps puisque nous sommes liés par des baux commerciaux de trois, six ou neuf ans. Les négociations actuelles sont donc asymétriques. La loi belge, qui date de 1951, est unique en Europe. C’est douloureux, car nous sommes prêts à faire des efforts. Mais pour cela, il faut faire sauter le verrou de la durée, ce qui nous permettrait d’être plus créatifs dans les gestes que nous sommes en mesure d’accorder. Une modification de la loi serait bénéfique pour tout le monde.
Avec quelles conséquences concrètes?
Quand nous discutons avec des enseignes internationales comme H&M ou Zara, qui sont bien plus riches que nous, ce n’est pas à armes égales. Il serait possible d’avoir une négociation beaucoup plus équilibrée, dans laquelle tout le monde se retrouverait. Certaines enseignes souhaitent des baux variables liés à leur chiffre d’affaires. Cela ne nous dérange pas, mais le procédé est difficilement applicable avec des baux de trois ans.
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La fréquentation des centres commerciaux baisse de 15% en moyenne cette année. Les mois qui viennent ne s’annoncent pas meilleurs. Les clients perdus reviendront-ils un jour, vu l’essor de l’e-commerce?
La fréquentation n’est pas excellente mais il y a encore du monde dans nos shoppings. Les gens n’ont pas freiné leur acte d’achat. Certains commerçants sont ravis, d’autres souffrent. La crise sanitaire a surtout accéléré certains process d’ores et déjà en cours et révélé d’autres failles. Des enseignes actives dans le textile ne fonctionnaient par exemple déjà pas à plein régime avant la pandémie. Aujourd’hui, la situation reste floue pour des acteurs comme H&M ou Inditex (Zara, Massimo Dutti, etc., Ndlr). Si ces marques déplorent un tassement de leur chiffre d’affaires en magasin, elles ne communiquent pas sur les ventes à distance ; leurs chiffres globaux restent donc nébuleux.
Nous avons vécu 25 années fantastiques, tant pour les commerçants que pour les propriétaires. Aujourd’hui, il faut réfléchir à une nouvelle offre.
D’une manière générale, les enseignes présentes dans vos shoppings parviennent-elles à s’en sortir?
La fréquentation n’est qu’un paramètre parmi d’autres. Chaque mois, 80% de nos locataires nous communiquent leur chiffre d’affaires. Nous pouvons donc suivre l’évolution de chaque secteur d’activité. Le panier moyen des ménages est un paramètre supplémentaire. Et que constate-t-on aujourd’hui? Que le fun shopping a nettement diminué. Les gens qui se déplacent ne viennent plus pour déambuler, mais pour faire des achats. Avec moins de fréquentation, nous faisons pour le moment pratiquement le même chiffre d’affaires. C’est une donnée très importante! Autre point à relever: le dwell time (temps passé par un client dans le shopping, Ndlr) est en hausse. Cela veut dire que les gens viennent moins souvent, mais restent plus longtemps.
La crise ne va-t-elle pas irrémédiablement accélérer la transition vers l’e-commerce, au détriment du magasin physique?
Elle va en effet accélérer le passage vers l’e-commerce pour une série de clients qui ne le pratiquaient pas. La part de marché des ventes en ligne était de 10 à 15% avant le Covid, elle devrait passer à 20% d’ici peu. Ce qui signifie quand même que 80% des transactions s’effectueront toujours sur place. Les meilleures localisations perdureront en tout cas, avec un mix d’enseignes plus équilibré.
En quoi l’e-commerce modifie- t-il votre approche du marché?
La vente par Internet, telle qu’elle existe actuellement, ne peut pas subsister. Recevoir son colis gratuitement chez soi en 24 heures n’est pas un modèle susceptible de tenir la route. Le commerce en ligne s’est emballé, mais il va devoir se structurer pour être rentable. Et pour devenir durable, au lieu de tout jeter, il va bien falloir qu’il se penche sur la gestion des retours de marchandises. Mais il ne nous concurrence pas directement car qu’est-ce qui est le plus rapide: aller chercher certains produits textiles en magasin, ou attendre 24 heures? Je pense en revanche que les shoppings doivent évoluer et proposer au consommateur des services et une expérience qu’il ne peut pas obtenir en ligne. Les centres commerciaux doivent être plus attractifs, pour donner envie aux visiteurs d’y rester le plus longtemps possible.
Justement, les experts du “retail” ne cessent d’évoquer la nécessité d’introduire un volet loisirs dans les centres commerciaux. Il s’agit d’une tendance mondiale, qu’AG Real Estate n’a toutefois pas encore adoptée.
Mais c’est imminent! Nous finalisons plusieurs deals avec des locataires actifs dans l’ entertainment.
Est-ce possible dans des shoppings existants, vu l’espace qu’exigent ces enseignes de loisirs?
Oui. Avec l’extension de 12.000 m2 du Westland Shopping à Anderlecht, nous atteindrons les 50.000 m2, dont 10% sera dédié aux loisirs. A City 2, la Fnac va réduire de moitié sa surface, de 5.000 m2 actuellement. Une sélection naturelle s’opère, qui permet de libérer des espaces et d’attirer des enseignes de loisirs. Nous n’avons même pas à chercher: ce nouveaux mix se réalise par lui-même, en quelque sorte. Au shopping de Woluwe, un grand restaurant, Eat and tea, n’arrive plus à atteindre son chiffre d’affaires: c’est une autre grande surface qui va se libérer. Il s’agit d’une évolution normale. Jusqu’à présent, le shopping était monoproduit ; nous avons connu 25 années fantastiques, tant pour les commerçants que pour les propriétaires. Aujourd’hui, il faut réfléchir à une nouvelle offre. Dans tous les cas, nous observons que les retailers actifs dans les loisirs pensent déjà à l’après-crise, dans un an ou deux. Ce qui est très encourageant et montre qu’ils y croient.
10% Baisse de fréquentation des centres commerciaux en moyenne, cette année.
Allez-vous concentrer cette offre dans certains de vos shoppings?
Nous allons essayer de la répartir sur tous nos centres. Nous commencerons par les plus grands: Westland, Galeries Saint- Lambert, City 2. L’offre dépendra du profil des visiteurs de chaque shopping.
Vous exploitez huit centres commerciaux. Quels sont ceux qui ont particulièrement bien performé ces derniers mois?
Tous ceux qui sont accessibles en voiture. En ville, le télétravail, le manque d’étudiants et de touristes nous ont fait souffrir.
Le contexte a-t-il remis en cause votre attachement à l’un ou l’autre de ces centres commerciaux?
Non, nous n’avons pas changé notre stratégie de désinvestissement. Nous maintenons les décisions prises avant la pandémie, à savoir mettre en vente 50% du Westland Shopping. Il est évident que la période n’est pas favorable à l’arrivée de nouveaux investisseurs. Pour le reste, nous croyons plus que jamais dans le retail. Nos récents investissements en matière de rénovation le prouvent: 20 millions d’euros dans The Mint, 50 millions pour City 2, 100 millions au Westland. Et la demande de permis pour l’extension du shopping de Woluwe sera bientôt déposée. Nous étions partis sur 120 appartements et 11.600 m2 supplémentaires ; le contexte va probablement nous obliger à revoir cette répartition.
Pensez-vous continuer à élargir votre portefeuille de centres commerciaux?
Nous sommes de grands opportunistes (sourire). Il y a toutefois peu d’actifs disponibles. Les plus importants sont détenus par de grands groupes institutionnels comme nous, des acteurs qui peuvent faire le gros dos durant cette période compliquée. Et nous n’avons pas pour vocation de faire du high street, du out of town ou du pied d’immeuble.
Etes-vous inquiet pour l’avenir du secteur du “retail” au sens large?
Non, le commerce existe depuis la nuit des temps. Il doit juste se réinventer et être plus créatif. La vente à distance est une donnée supplémentaire. Les commerçants doivent penser autrement. L’accueil doit être meilleur, par exemple: multilingue, plus courtois, etc. Pour les propriétaires, les années de vaches grasses sont terminées. Nous devons être beaucoup plus créatifs, de manière à rendre nos shoppings plus attractifs.
Y a-t-il trop de mètres carrés commerciaux aujourd’hui en Belgique?
Oui, clairement. Il y a surtout trop de mètres carrés qui ne sont pas de qualité. Les espaces commerciaux moins bien localisés souffrent particulièrement, notamment dans les petites villes.
La fin d’un modèle de centre commercial semble arriver. Est-ce aussi la fin des nouveaux projets?
Vouloir construire un projet de 50.000 ou 60.000 m2 aux alentours de Bruxelles, Anvers ou Liège, me semble illusoire. Sans oublier qu’il est devenu terriblement difficile de positionner un shopping et de créer une marque. La grande question, actuellement, est celle du type de reconversion dont peuvent faire l’objet ces surfaces commerciales. La démarche sera plus compliquée que pour le secteur du bureau.
Et pour les projets en cours?
J’espère pour les promoteurs qu’ils verront le jour mais je ne pense pas qu’une ville comme Verviers puisse supporter un grand shopping. Neo semble compromis, d’autant qu’il a été conçu il y a plus de 10 ans. Aujourd’hui, les centres commerciaux des grandes villes doivent être rénovés pour être plus attractifs. L’émergence de nouveaux projets sera compliquée et obtenir des permis le sera tout autant! Seule Namur pourrait constituer une exception. Le projet de Besix Red a du sens.
Le marché de l’habillement s’effondre, une chute que le “food and beverage” compense partiellement. Comment voyez-vous votre futur mix commercial?
Il y a 10 ans, l’horeca représentait 5% des surfaces des shoppings. Aujourd’hui, nous allons vers 15 à 20%. Le loisir devrait atteindre 20%. Le solde sera composé des commerçants que nous connaissons aujourd’hui, même si, en matière d’équipement de la personne, on peut s’attendre à une diminution du mix de marques disponibles.
Profil
- Né le 27 juin 1967
- 1990: bachelier en business administration à l’European University of Antwerp
- 1993: directeur commercial de Cofinimmo
- 1999: directeur général de CBRE jusqu’en 2004
- 2005: Investment manager et directeur de Banimmo
- 2013: Chief investment officer chez AG Real Estate
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