Yves Verschueren (CEO d’essenscia): “La surréglementation menace notre chimie”

© KAREL DUERINCKX

Le secteur belge de la chimie, des matières plastiques et des produits pharmaceutiques a passé avec brio 2022, année marquée par la guerre en Ukraine. Il a presque atteint la barre des 100.000 emplois directs et demeure notre fierté nationale à l’exportation. Toutefois, croulant sous une véritable chape de réglementations, les entreprises chimiques risquent l’asphyxie. Telle est l’opinion d’Yves Verschueren, CEO de la fédération sectorielle essenscia.

L’année dernière, essenscia, la fédération belge de l’industrie chimique et des sciences de la vie, a craint le pire à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Mais les dégâts sont restés limités. “Beaucoup de chiffres propres à 2022 sont encore relativement positifs”, a déclaré son CEO, Yves Verschueren, lors d’une interview dans le cadre des résultats annuels de la fédération. “Cela s’explique entre autres par le fait que les entreprises chimiques sont parvenues à répercuter très rapidement les hausses des prix de l’énergie sur le marché. Elles ont ainsi pu enregistrer un chiffre d’affaires record, malgré un volume nettement inférieur.”

TRENDS-TENDANCES. Y a-t-il d’autres bonnes nouvelles?

YVES VERSCHUEREN. La nouvelle la plus positive pour 2022 est que la création d’emplois s’est poursuivie à plein régime, avec l’ajout de 2.400 postes, soit la plus forte augmentation depuis plus de 20 ans. La pénurie de main-d’œuvre sur notre marché du travail est abyssale, sinon nous aurions allègrement dépassé les 100.000 emplois directs. Il est clair que même quand la capacité de production tourne au ralenti, les entreprises veillent jalousement sur leur personnel. Elles n’osent guère recourir au chômage temporaire parce que le risque de perdre des effectifs est trop élevé. Les dépenses et investissements de R&D sont également très positifs. Ils reflètent bien les perspectives sectorielles et constituent la meilleure garantie que cette grande industrie reste dans notre pays.

Le recul de la production est préoccupant mais je ne vois pas encore de dommages irréversibles.

La chimie et les sciences du vivant jouent un rôle de premier plan dans les finances publiques, avec près de 3 milliards d’euros de contribution à l’ONSS. Les salaires moyens du secteur sont aussi nettement supérieurs au reste de l’industrie, de sorte qu’en proportion, la contribution des entreprises chimiques et pharmaceutiques à la sécurité sociale est plus élevée par employé que celle d’autres secteurs.

Il y a toutefois un “mais”…

Pour la première fois depuis très longtemps, nous observons un découplage entre la capacité de production du secteur chimique et celle de l’ensemble de l’industrie. Normalement, les deux capacités sont étroitement liées car nous desservons presque tous les autres secteurs. Cette évolution est une véritable énigme. Elle est sans doute imputable aux importations beaucoup plus importantes de produits chimiques de base, vu que les lignes de production en Europe demeurent inactives ou fonctionnent à moindre capacité en raison des coûts élevés de l’énergie. Les clients européens achètent leurs produits moins cher aux Etats-Unis ou au Moyen-Orient qu’en Belgique ou en Allemagne. Ils font leur shopping ailleurs parce qu’ils estiment le prix en Europe trop élevé. Cela dit, nous cherchons la confirmation de cette tendance. Mais si elle devait se maintenir, toutes les alarmes se déclencheraient. D’après nos observations, la baisse du volume de production semble se poursuivre.

Les fondations de l’industrie chimique seraient-elles en train de se dégrader?

La situation est préoccupante mais je ne vois pas encore de dommages irréversibles. Nos exportations demeurent également très solides. Nous sommes toujours un champion de l’export, bien plus que tout autre secteur. L’Allemagne, les Etats-Unis, la France et les Pays-Bas restent nos principaux partenaires commerciaux mais nous constatons que le Japon a connu une très forte croissance dans les secteurs de la chimie et des produits pharmaceutiques ces dernières années. Je suis convaincu que nous occupons la pole position avec les Pays-Bas car nous disposons d’un cluster intégré incroyablement fort. Prenons l’exemple de BASF, qui s’efforce d’adapter sa structure de coûts et supprime 3.000 emplois en raison d’une surcapacité: le fait qu’Anvers soit préservée dans le cadre de ce processus est un signal éloquent. On ne peut pas dire non plus que nous ayons reçu une dizaine de rapports de ce type et que notre service social soit en pourparlers avec les syndicats de tous bords concernant des restructurations ou des fermetures.

Mais quel avenir se profile pour le secteur?

Nous vivons une période très tendue. Nous nous dirigeons vers un type d’économie et d’industrie différent de celui que nous avons connu au cours des 40 à 50 dernières années. Le défi climatique impose d’œuvrer à une transition vers de faibles émissions de CO2. Reste à savoir à quelle cadence. L’Europe ouvre la voie et entend clairement donner l’exemple au reste du monde. Les Etats-Unis ont pris ce virage avec détermination via la loi sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act) qui encourage résolument l’industrie à décarboner et à miser sur les nouvelles technologies. Cette démarche va créer une concurrence beaucoup plus forte qu’au cours des 10 à 15 dernières années. Il y a aussi la Chine et le Moyen-Orient… Faut-il en conclure que l’Europe, et donc la Belgique, sont les perdantes? Je ne pense pas. Mais je ne crois pas non plus que nous soyons les gagnants. Les prochaines années seront déterminantes. Les entreprises continueront- elles d’investir en Europe ou estimeront-elles qu’elles peuvent obtenir un meilleur rendement aux Etats-Unis, au Moyen-Orient ou en Chine? L’industrie pharmaceutique doit également faire face à des défis importants, tels que la refonte complète de la fiscalité. L’OCDE évoque un impôt minimum pour les multinationales. Quelles en seront les conséquences pour un secteur qui mise énormément sur la recherche et le développement et a beaucoup utilisé les mesures de soutien fiscal?

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Tout cela n’est pas de bon augure…

Nous avons déjà traversé des périodes difficiles. Quand j’ai commencé à travailler ici en 2007, le programme Reach (programme européen qui réglemente plus strictement l’utilisation de substances chimiques, Ndlr) en était plus ou moins à ses débuts. L’industrie a alors déclaré qu’elle ne parviendrait pas à survivre ici avec une telle législation car il serait bien plus intéressant de produire en dehors de l’Europe. Mais elle est restée. La période 2011-2012 a connu le développement du gaz de schiste. L’Europe s’est alors alarmée du fait qu’elle ne pouvait pas rivaliser avec les Etats-Unis où le gaz de schiste était pour ainsi dire gratuit. A l’époque également, notre industrie était vouée à l’échec. Ce n’est donc pas la première fois que de sombres nuages planent sur notre secteur et nous trouvons toujours un moyen de les traverser. J’ignore néanmoins si ceux d’aujourd’hui sont du même ordre. Le risque me semble tout de même bien plus élevé.

Ce qui inquiète énormément nos entreprises, c’est que l’Europe ne cesse d’élaborer des réglementations influant sur la manière dont nous devons faire des affaires. Cette cascade réglementaire afflue en permanence du Parlement européen et de la Commission. Elle nous rend la tâche extrêmement pénible et arrache des cris de détresse à nos entreprises. L’obtention de permis au niveau local devient, par conséquent, également difficile. Nous avons eu le débat sur l’azote en Flandre et aux Pays-Bas, et nous parlerons bientôt de pipelines et de tracés. Cette surréglementation constitue un défi colossal et menace notre chimie et je ne vois pas encore la moindre prise de conscience au niveau européen que les choses vont trop loin. Peut-être vivons-nous dans une société où l’on n’est tout simplement plus disposé à accepter le risque? Je pense que c’est là que réside le plus grand défi. Dans quelle mesure l’Europe veut-elle encore être favorable aux industries?

Le secteur chimique européen risque de s’étioler entre une Europe réglementant à tour de bras, la Chine, le Moyen-Orient et les Etats-Unis.

Dans l’état actuel des choses, nous tirons la sonnette d’alarme et disons très clairement à la Commission européenne que nous ne pouvons pas continuer ainsi. L’Europe a, certes, entendu cet appel et lancé un programme de transition pour la chimie, appelé “Transition Pathway”. Reste à savoir si cette démarche débouchera sur des résultats concrets ou constitue un coup d’épée dans l’eau. J’espère néanmoins que les décideurs politiques se rendent compte que si nous continuons sur cette voie, l’industrie pourrait en faire les frais. Ce sera également notre principal message en vue des élections de l’année prochaine. Nous avons besoin d’autorités qui mènent une politique industrielle. Elle doit être durable, mais il faut aussi donner à l’industrie le temps de s’adapter. La volonté d’investir est bien présente, et les technologies sont disponibles dans de nombreux endroits. Donnez une chance au nucléaire ainsi qu’au captage et au stockage du carbone (stockage souterrain permanent du CO2, Ndlr). L’hydrogène est aussi une bonne idée. Mais s’il ne peut s’agir que d’hydrogène vert (produit uniquement à partir d’électricité provenant de sources renouvelables, Ndlr), nous n’y arriverons pas. Nous avons besoin d’une attitude plus ouverte de la part des autorités afin de donner toutes ses chances à l’industrie. Fixez les ambitions, mais laissez le libre choix des technologies.

Quelle devrait être la situation de votre secteur d’ici 10 ans?

Nous pourrions cesser de fabriquer certains produits fondamentaux ici, surtout ceux liés au gaz. Ce serait regrettable, mais pas dramatique. Nous avons pleinement entamé cette transition vers un autre type de chimie, à faible teneur en carbone et encore plus attentive à la santé et à la qualité de l’environnement. Cela va coûter beaucoup d’argent, mais nous y arriverons.

Profil

· 1958 Naissance à Malines

· 1981 Licencié en droit de la KU Leuven

· 1982-2004 Divers postes à responsabilités chez Unilever à l’étranger

· 2004 CEO d’Unilever Belgium

· 2007 Administrateur délégué d’Essenscia.

Le secteur en quelques chiffres

· Production*: chimie -6,9%, matières plastiques -4%, produits pharmaceutiques +2,3%

· Prix*: chimie +34%, matières plastiques +16%, produits pharmaceutiques +2%

· Exportations*: +21%, pour atteindre 210 milliards d’euros

· Investissements*: +9%, pour atteindre 3 milliards d’euros

· Contribution à la balance commerciale belge: 36,1 milliards d’euros

· Emploi: 99.799 emplois directs, 230.000 indirects ; en 2022, 2.400 postes ont été créés dans le secteur de la chimie, des matières plastiques et des produits pharmaceutiques

· R&D: 5,9 milliards d’euros de dépenses, 1.071 demandes de brevets, des records…

Chiffres 2022 – * Par rapport à 2021

À Anvers, Un projet ambitieux de craqueur d’éthane

En tant que CEO des divisions Phénol et Nitriles du géant de la chimie Ineos, le président d’essenscia, Hans Casier, occupe le devant de la scène mondiale. Ineos développe Project One à Anvers, un projet de craqueur d’éthane pesant plusieurs milliards de dollars qui devrait être inauguré en 2026 et qui n’a pas vraiment été un long fleuve tranquille, avec de multiples recours des riverains.

“Malgré les difficultés, nous croyons au marché européen et soutenons fermement ce projet, explique Hans Casier. Mais la tâche s’est avérée beaucoup plus complexe que prévu car en Belgique, les gens peuvent protester et intenter des procès à l’infini. L’industrie doit en effet respecter la concertation et se plier aux règles, même si elles deviennent plus strictes. Nous le faisons.”

“Entretemps, le monde entier observe l’évolution de ce projet industriel et tout le monde se demande si on peut encore faire de gros investissements dans l’industrie de base en Europe. Ce type de projet est synonyme d’emplois, de valeur ajoutée, de contributions à l’ONSS, de savoir-faire, etc. La société veut-elle encore avoir une industrie ou préfère-t-elle tout importer depuis l’extérieur de l’Europe, où l’on applique des normes environnementales différentes? Telle est la question fondamentale.”

“Ce n’est pas pour rien que le Moyen-Orient et la Chine investissent massivement dans la chimie de base. La chimie joue un rôle dans près de 95% des chaînes de valeur. Pendant le covid, on disait que la production essentielle s’était réfugiée dans d’autres contrées et devait revenir. Eh bien, Project One apporte une contribution majeure au maintien de la production dans nos régions. La question est de savoir si notre société estime suffisamment important de garder chez nous une telle industrie, qui se situe au début de la chaîne de valeur et dessert tout le reste, y compris les sciences du vivant. Si oui, il faut aussi créer les conditions requises. Et si vous me demandez si nous mènerions à nouveau ce projet compte tenu de tous les obstacles que nous avons dû franchir, je réponds catégoriquement oui! Mais ce ne serait peut-être pas obligatoirement à Anvers…”

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