Wokisme, clap de fin ?

Le terme wokisme est aujourd’hui brandi comme une cible à abattre par le président des États-Unis. © Getty Images
Frederic Brebant Journaliste Trends-Tendances  

Avec le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, le courant woke est clairement dans la ligne de mire. Aux États-Unis, les entreprises renoncent peu à peu à leurs objectifs en matière d’inclusion et de diversité, tandis que les marques semblent revenir à leurs valeurs originelles dans leur communication.

Trop loin. Deux mots qui résument le récent virage idéologique de Mark Zuckerberg à l’heure où Donald Trump fait son grand retour à la Maison Blanche. Dans une interview accordée à la star américaine du podcast Joe Rogan, le CEO de Meta s’est, en effet, repositionné par rapport à ses engagements en matière d’inclusion et de diversité. “C’est une chose de vouloir créer un environnement accueillant pour tout le monde, mais c’en est une autre de dire que la masculinité est toxique et que nous devons nous en débarrasser, a déploré Mark Zuckerberg dans cet entretien largement médiatisé. À un moment donné, ça va trop loin. Une grande partie de la culture d’entreprise a été castrée. Or, l’énergie masculine est bonne. Je pense que le fait d’avoir une culture qui célèbre un peu plus l’agressivité a ses mérites.”

Serait-ce le grand retour de la testostérone aux États-Unis ? Visiblement oui, avec un Donald Trump qui a transformé sa campagne présidentielle en un sport de combat, musclant ses discours à coups de punchlines féroces et de shows à la gloire du mâle alpha. Quelques jours avant son intronisation à Washington, le 47e président américain l’a d’ailleurs répété devant une foule de jeunes conservateurs réunis à Phoenix : “Le wokisme doit s’arrêter ! (…) La politique officielle des États-Unis sera qu’il n’y a que deux genres : homme et femme. Je signerai des décrets pour mettre fin aux mutilations sexuelles des enfants, exclure les transgenres de l’armée et les exclure aussi des écoles primaires, des collèges et des lycées.” Le ton est donné.

Piqûre de rappel

Décliné à toutes les sauces, le terme wokisme vient de l’anglais woke qui signifie littéralement être “éveillé” à toutes les inégalités. Ce courant s’est développé avec l’apparition du mouvement Black Lives Matter en 2013 qui visait à dénoncer le racisme systémique envers la communauté afro-américaine aux États-Unis, avant de trouver un écho auprès des féministes, puis des minorités sexuelles LGBTQIA+ qui combattaient, elles aussi, les injustices et autres discriminations.

Mais au fil du temps, le mot wokisme a été détourné par ses détracteurs, et surtout les conservateurs américains, pour dénoncer ce qu’ils considèrent comme un excès de militantisme de la part des mouvements de gauche et leur volonté d’imposer une forme de cancel culture (le boycott d’œuvres artistiques ou de personnalités en raison de stéréotypes racistes ou misogynes dans leur contenu ou leur discours). Résultat des courses : le terme wokisme est devenu péjoratif et est aujourd’hui brandi comme une cible à abattre par le président des États-Unis.

Nicolas Baygert © PG
“Du côté de l’administration Trump, il y a une véritable guerre qui est déclarée contre le wokisme.” – Nicolas Baygert (Ihecs, ULB et Sciences Po Paris)

“Du côté de l’administration Trump, il y a une véritable guerre qui est déclarée contre le wokisme, confirme Nicolas Baygert, professeur en communication politique à l’Ihecs, l’ULB et Sciences Po Paris. Aujourd’hui, c’est clair qu’il y a un changement de paradigme avec un retour à des principes qui sont d’abord basés sur le mérite individuel plutôt que sur des quotas et des critères identitaires. Elon Musk parle d’ailleurs du ‘woke mind virus’ (le virus de l’esprit woke) qu’il faut combattre et éradiquer. Le but, c’est d’éliminer tout ce qui est perçu comme une idéologie woke dans les entreprises, les institutions publiques, le système éducatif – là, ce sera un peu plus compliqué – et aussi dans l’armée. On pourrait donc parler de ‘déwokisation’ structurelle, avec une forme de ‘revirilisation’ de la rhétorique autour de la masculinité qui, jusque-là, était présentée comme toxique et qui, aujourd’hui, reprend vigueur. On est clairement dans un agenda contre la cancel culture et contre les revendications du wokisme militant qui sont parfois perçues comme déconnectées de toute réalité économique et sociale.”

Croisade pour le “politiquement correct”

Le mouvement woke, il est vrai, a connu quelques excès dans son intense croisade pour le “politiquement correct” qui ont fini par irriter une bonne partie de la population américaine, et même à indisposer certaines grandes entreprises qui s’étaient pourtant engagées à respecter leurs objectifs “DEI” (diversité, équité, inclusion).

Avec la (re)montée en puissance de Donald Trump et sa victoire à la dernière présidentielle, le vent idéologique a tourné et les conservateurs font désormais pression sur les acteurs économiques pour qu’ils cessent leurs pratiques de discrimination positive à l’égard de ces minorités (communauté LGBTQIA+, personnes racisées, etc.).

Ces derniers mois, plusieurs marques emblématiques et autres acteurs de la grande distribution ont ainsi renoncé à leur fameuse politique “DEI”. Après le constructeur automobile Ford, le whiskey Jack Daniel’s, les motos Harley-Davidson ou encore les supermarchés Walmart (n°1 du secteur avec 1,6 million de travailleurs), l’enseigne de restauration rapide McDonald’s a annoncé à son tour, il y a deux semaines à peine, sa volonté de mettre fin à certains programmes et pratiques en matière de diversité et d’inclusion. Parmi ses mesures, McDo annonce par exemple la fin de “l’établissement d’objectifs ambitieux en matière de représentation” (sic) et l’arrêt des enquêtes externes qui mesurent le respect de ces objectifs “DEI”.

Depuis, Mark Zuckerberg a annoncé, lui aussi, la fin de la politique interne de “discrimination positive” chez Meta lors de cette interview plutôt musclée.

Retour de bâton

“Comme toujours, quand vous allez trop loin dans certaines décisions, vous avez forcément le retour de bâton, note la journaliste française Anne de Guigné, auteure du livre Le Capitalisme woke paru en 2022. Aux États-Unis, cela a sans doute basculé du côté conservateur par agacement vis-à-vis de toutes les provocations progressistes, mais il ne faut pas oublier non plus une décision qui a beaucoup pesé. Depuis un an et demi, de nombreux DRH étaient déjà sur le frein dans les programmes de diversité en raison d’une décision de la Cour Suprême des États-Unis qui a invalidé, en juin 2023, les programmes de discrimination positive qui existaient dans les universités depuis 60 ans. Et donc, par un phénomène de capillarité juridique, cela a fragilisé tous les programmes de diversité dans les entreprises.

Mais cela démontre aussi ce que je disais déjà dans mon livre il y a trois ans : toutes ces prises de position des entreprises sont complètement opportunistes parce que, dès que le vent tourne, on constate qu’elles tournent casaque et qu’elles épousent finalement les valeurs du moment pour défendre leur propre intérêt.”

Anne de Guigné © PG
“Comme toujours, quand vous allez trop loin dans certaines décisions, vous avez forcément le retour de bâton.” – Anne de Guigné, journaliste

Le virage des banques

Si les banques américaines n’ont pas encore renié leurs objectifs en matière d’inclusion et de diversité, elles n’en restent pas pour autant hermétiques au changement de paradigme. Dans ce grand mouvement de “rétropédalage” idéologique, plusieurs institutions de prestige ont en effet renoncé à leurs engagements pris dans le développement durable avec l’arrivée de Trump au pouvoir.

Coup sur coup, Bank of America, Goldman Sachs, Wells Fargo, Citigroup ou encore Morgan Stanley ont ainsi décidé de quitter la Net-Zero Banking Alliance (NZBA), l’alliance bancaire pour le climat. Lancée en 2021 au moment de la COP26 de Glasgow, cette initiative rassemble près de 150 banques à travers le monde et vise à atteindre l’objectif de neutralité carbone à l’horizon 2050. Mais là aussi, le vent a tourné. Les grandes banques américaines quittent désormais l’aventure NZBA sous la pression des conservateurs. Ces derniers leur reprochent d’enfreindre les règles de la concurrence en limitant le financement des entreprises de combustibles fossiles.

… et de l’industrie du divertissement

Le courant anti-woke pourrait-il gagner, à leur tour, l’industrie du divertissement et la sphère publicitaire aux États-Unis ? Dans ces deux secteurs, il est fort probable que le retour de balancier se fasse ressentir. À commencer par la Walt Disney Company qui a payé le prix fort, ces dernières années, de ses concessions accordées aux revendications (parfois farfelues) des militants wokistes dans ses productions (par exemple, gommer la scène du baiser “non consenti” du prince charmant dans le remake de Blanche Neige).

Résultat des courses : le géant du divertissement, qui occupait encore la quatrième place dans le classement mondial Axios Harris dédié à la bonne réputation des entreprises en 2019, a chuté à la 77e de ce même top 100 en 2023, avant de remonter péniblement à la 67e place en 2024. Dans cette chute de renommée, le groupe Disney a également perdu la moitié de sa valeur en Bourse (passant ainsi de 340 milliards de dollars en 2021 à 170 milliards en 2023), ce qui a amené ses actionnaires à secouer le cocotier de la bien-pensance et à forcer les dirigeants à faire machine arrière pour revenir à ses valeurs originelles.

Retour aux sources

D’autres entreprises ont souffert de leurs excès en matière d’inclusion, au risque de fâcher une grande partie de leurs fans. Propriété du groupe AB InBev, la marque de bière américaine Budweiser a ainsi subi un méchant retour de flamme en choisissant, au printemps 2023, une influenceuse transgenre pour promouvoir sa Bud Light. Vécue comme un sacrilège par les conservateurs, cette option marketing a électrisé la droite américaine qui a immédiatement appelé au boycott de la marque. En quelques semaines à peine, les ventes de la Bud Light ont chuté de plus de 25%, avec une répercussion sur la marque coupole Budweiser qui a vu, elle aussi, ses résultats baisser de 10% dans le même laps de temps. Depuis, l’entreprise brassicole a corrigé le tir pour revenir à ses fondamentaux et tenter de reprendre des parts de marché. Preuve en est avec la dernière campagne de Bud Light qui, il y a deux mois à peine, a joué la carte de l’autodérision avec un nouveau spot baptisé Wrong commercial (mauvaise publicité), histoire de reconquérir son public avec un “bon Américain blanc à casquette de plus de 40 ans” comme vedette principale.

La marque de bière Bud Light a subi un méchant retour de flamme en choisissant une influenceuse transgenre pour sa promotion,
un sacrilège pour les conservateurs américains. © Getty Images

Retour de balancier dans la pub

“Avec les dérives du wokisme, la pub est tombée dans une espèce de caricature où l’on voit, aujourd’hui, 90% des campagnes avec des blacks ou des LGBT, ce qui n’est absolument pas représentatif de la population en Belgique comme aux États-Unis, constate Bruno Liesse, directeur général de Polaris, département de l’agence médias Space. Or, forcer l’inclusivité provoque des réactions contraires dans le public, et on l’a encore vu avec le virage woke de Jaguar qui s’est fait bousculer sur les réseaux sociaux (sa dernière pub met uniquement en scène des personnages à l’esthétique non binaire, ndlr). Cela peut sembler pertinent d’un point de vue sociétal, mais cela ne l’est absolument pas par rapport à la marque, qui compte surtout de vieux conservateurs parmi ses clients. On a ici deux mondes que tout oppose ! Personnellement, je m’attends donc à un retour de balancier dans la publicité et à ce que les entreprises deviennent plus pragmatiques dans un avenir proche.”

De là à ce que le mâle alpha soit le héros commercial de toutes les prochaines pubs, il y a un large fossé que les marques n’oseront certainement pas franchir, du moins sur le Vieux Continent.

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