Wallonie : la laine des moutons redonne du fil à tordre

"L’or doux" peut-il renaître en Belgique ? Lentement, une filière de valorisation de la laine de mouton se met en place en Wallonie. © PG/Woolconcept
Caroline Lallemand

Longtemps reléguée au rang de vulgaire déchet agricole, la laine wallonne retrouve progressivement ses lettres de noblesse. Grâce à la mobilisation d’éleveurs, de tondeurs, d’industriels et d’artisans, combinée à une collecte structurée, cette matière première locale et durable s’impose dans la construction écologique et la literie, et révèle un potentiel économique encore largement sous-exploité.

Dans les prairies wallonnes, 100.000 moutons broutent paisiblement. Si ces ovins sont principalement élevés pour leur viande, ils produisent aussi une ressource précieuse : près de 300 tonnes de laine par an, soit environ trois kilos par animal selon l’espèce, parmi les 46 répertoriées. La Texel, race emblématique du territoire, se distingue par une toison dense et gonflante, idéale pour le feutre et la literie.

Une ressource précieuse

Malgré ses qualités – respirante, durable, isolante, dépolluante… – seule une infime partie de cette matière est réellement collectée. Selon une enquête menée en 2023 par Valbiom, 67% de la laine tondue en Belgique n’est pas valorisée, la Wallonie concentrant 50% du cheptel ovin du pays. “Aujourd’hui, la laine wallonne est trop souvent négligée, alors qu’elle possède de nombreux atouts. Quatre-vingt pour cent des moutons sont élevés pour leur viande, 15% pour l’entretien du paysage et seulement 5% pour les races lainières. La laine des autres animaux est en grande partie jetée ou compostée”, explique Pauline Gillet, cheffe de projet au sein du centre de référence pour l’économie biosourcée en Wallonie. Depuis 2022, l’ASBL coordonne un plan de relance du secteur, soutenu par la PAC.

Pauline Gillet, cheffe de projet chez Valbiom.

“Après les années 1990, l’industrie textile belge, autrefois prospère, s’est effondrée. La laine est devenue un coût pour les éleveurs, au lieu d’une ressource. On a perdu les outils, les débouchés et la culture même de cette matière”, retrace Pauline Gillet. Avant la crise sanitaire, l’essentiel de la laine wallonne était exporté, notamment vers la Chine, pour y être valorisé industriellement. La pandémie a interrompu ces circuits laissant les éleveurs avec d’importants stocks de laine brute sur les bras.

Une manne économique sous-exploitée

Le problème dépasse le simple cadre de l’élevage : les tondeurs manquent parfois de formation, et beaucoup d’éleveurs ignorent encore les débouchés possibles. Le secteur recèle pourtant un réel potentiel économique et pourrait contribuer à réduire notre dépendance aux importations textiles. “La quantification exacte reste complexe, une industrie lainière structurée en Wallonie pourrait générer jusqu’à 11 millions d’euros de produits finaux, estime la cheffe de projet de Valbiom. Le principal intérêt de la laine est de prendre une part de marché liée à l’épuration de l’air, via la captation des COV (composés organiques volatils, ndlr) et formaldéhyde en isolation.” Une perspective prometteuse pour un marché qui part quasiment de zéro.

“Aujourd’hui, la laine wallonne est trop souvent négligée, alors qu’elle possède de nombreux atouts.”

Pour redynamiser la filière, Valbiom organise depuis deux ans des collectes dans six lieux stratégiques en Wallonie. La laine y est triée selon sa qualité, puis lavée chez Traitex à Verviers, la dernière grande entreprise de lavage de laine en Europe vieille de 120 ans, avant d’être acheminée vers les transformateurs. La laine blanche et propre est vendue 1,30 euro/kg. Elle sert à la fabrication de couettes ou de matelas. La laine plus grossière, à 0,30 euro/kg, est transformée en isolants ou en feutres maraîchers. En 2024, ces collectes ont donné un résultat encore marginal : à peine 14% de la production totale estimée a pu être valorisée, soit 42 tonnes provenant de 13.000 moutons détenus par 115 éleveurs. “Pour 2025, nous atteindrons les 50 tonnes”, annonce Pauline Gillet.

Les collectes de laine de Valbiom.

Multiplier les collectes

Si ces initiatives permettent aux éleveurs de récupérer une fraction du coût de la tonte – de 2,50 à 15 euros par animal selon la taille du cheptel – la faible rentabilité reste un frein. “Le prix bas proposé pour la laine ne couvre souvent ni les coûts de tonte ni les frais de transport”, constate Cédric Delveaux, éleveur d’une trentaine de bêtes dans le Brabant wallon. Beaucoup préfèrent stocker leur laine en attendant une meilleure solution. Pour y remédier, Cédric Delveaux plaide pour des points de collecte plus nombreux et mieux organisés, à l’échelle des communes, provinces ou intercommunales. “Des hubs ou parcs à containers dédiés permettraient aux éleveurs de déposer leur stock sans devoir effectuer de longs trajets”, insiste-t-il.

Du côté de Valbiom, on laisse entendre que l’ambition est bien d’augmenter le nombre de collectes. “Cela dépendra de la revente des produits finis. De nombreux contacts sont pris avec des acteurs locaux, en construction, maraîchage et dans des hébergements pour proposer des produits réalisés en laine collectée dans leur région.”

Artisans et industriels en première ligne

La renaissance de la laine wallonne repose également sur des professionnels capables de l’exploiter. “Plutôt que de recréer une industrie ex nihilo, il est plus judicieux de coopérer avec des transformateurs artisanaux ou semi-industriels en Belgique ou dans les pays voisins”, expose Pauline Gillet.

Woolconcept est l’un des partenaires principaux. Fondée en 2012 par les frères Jeremy et William Zanzen, cette entreprise de Sourbrodt, en province de Liège, est l’une des rares du Royaume à transformer la laine brute en produits finis à valeur ajoutée. La société, avec une croissance à deux chiffres, produit notamment des panneaux isolants thermiques et acoustiques, prisés par le secteur de la construction durable. Naturellement ignifuge et régulatrice d’humidité, la laine se prête à des applications où performance et écologie se rencontrent.

Le métier de tondeur n’est exercé que par une dizaine de professionnels en Wallonie. © PG/Woolconcept

Explorer de nouveaux débouchés

Dans le cadre de la relance portée par Valbiom, Woolconcept joue un rôle central : mettre en valeur la laine récupérée en explorant de nouvelles opportunités commerciales. “Valbiom structure la collecte en amont, et nous apportons les capacités de transformation ainsi que l’accès au marché”, résume Jeremy Zanzen. Cette complémentarité est cruciale. Sans partenaires industriels fiables, la laine reste inutilisée. À l’inverse, sans volumes réguliers fournis par une collecte organisée, nous ne pouvons pas développer nos produits.”

“Nous pouvons développer des applications adaptées à nos besoins : isolation, literie, ameublement. C’est là que se joue notre avenir.”

Pour l’entrepreneur, l’avenir passera par des produits différenciés, qui capitalisent sur leur origine locale et écoresponsable. “Nous ne pourrons pas concurrencer l’Australie sur le fil à tricoter haut de gamme. Mais nous pouvons mettre au point des applications adaptées à nos besoins dans l’isolation, la literie et l’ameublement. C’est là que se joue notre avenir”, est d’avis ce passionné de “l’or doux”. Dans cette logique de diversification, les deux frères ont récemment repris Lanado. Il s’agit d’une marque belge haut de gamme de literie en pure laine wallonne.

Valérie Keyzer, fondatrice de la Belle Laine, confectionne des oreillers à base de laine locale.

Matelas, couettes et petits gilets

D’autres professionnels enrichissent cet écosystème. Au début de l’année 2025, Annick Van den Bossche a ouvert Ankva, au centre de Liège, un atelier baigné de laine gonflante qu’elle utilise pour fabriquer des matelas. “Woolconcept récupère la laine et s’occupe du lavage, je la rachète ensuite pour l’utiliser dans mes produits. J’aimerais, à terme, collecter directement la laine chez les éleveurs”, raconte l’une des rares matelassières wallonnes.

Valérie Keyzer, fondatrice de La Belle Laine, transforme, de son côté, la laine locale en couettes, oreillers, surmatelas, traversins, couvre-lits, et bientôt en petits gilets. “Même si la collecte progresse, de nombreux éleveurs ignorent encore comment bien valoriser leur laine. Une matière propre et bien triée est un véritable trésor”, souligne-t-elle. Pour encourager cette pratique, Valérie Keyzer met un point d’honneur à trier méticuleusement la laine sur place. Elle l’achète parfois deux fois plus cher, jusqu’à 3,50 euros/kg, selon l’effort de tri. “Cela incite les éleveurs à maintenir les toisons propres et sèches”, affirme-t-elle.

Une tonte soignée

Dans le négoce, de nombreux paramètres déterminent les usages d’une toison. Une laine de qualité commence par un mouton en bonne santé et une tonte soignée. Amandine Degen, tondeuse, applique la technique néo-zélandaise dite “de Bowen”, pensée pour le confort de l’animal et la sécurité du tondeur. “La meilleure toison sort en un seul morceau, propre et à l’abri de la paille, de la boue ou du fumier. Elle doit être triée immédiatement après la tonte”, commente-t-elle.

La qualité de la coupe permet de repérer facilement les différentes parties de la laine sur la table de tri et de les orienter vers le débouché le plus approprié. La laine se juge à sa propreté, sa régularité, sa finesse (moins de 30  m pour le textile) et sa douceur. Selon l’usage, couleur, longueur, brillance et gonflant sont aussi déterminants.

Le renouveau de la filière commence donc par une meilleure connaissance de la matière première. “On dit souvent que la laine belge est de mauvaise qualité. En réalité, on ne la connaît pas, signale Pauline Gillet. On aimerait obtenir des données analytiques comme la finesse, la longueur ou la résistance des fibres pour orienter les lots vers les bons débouchés.”

Une collecte optimisée permettrait aussi de regrouper des lots homogènes, condition indispensable pour attirer les transformateurs. Annick Van den Bossche et Valérie Keyzer n’ont pas attendu pour s’organiser. Elles mutualisent déjà une partie de leur récolte afin de constituer des volumes plus importants et plus réguliers.

Un matelas artisanal requiert près de 30 kilos de laine. “Bien entretenue, la laine est fonctionnelle pendant 50 à 80 ans”, souligne Annick Van den Bossche. © PG

Lavage par fermentation

L’innovation dans le traitement de la laine passe également par des procédés plus respectueux de l’environnement. C’est l’objectif du projet Lainovation, développé au sein du programme entrepreneurial INEO de l’UCLouvain. Son principe est de remplacer les détergents par des bactéries anaérobies capables de dégrader graisses et impuretés présentes dans la laine.

“Notre méthode prend peut-être plus de temps (15 jours contre quelques minutes pour un lavage industriel). Mais elle est presque autonome en énergie grâce au méthane produit”, déclare Félix Charlier, bio-ingénieur en charge du projet. Destiné à de petits volumes (100 à 200 kilos), ce procédé, encore à l’état expérimental, pourrait offrir une solution locale, décentralisée et durable, sans concurrencer les grandes unités comme Traitex.

Changer l’image du “pull qui gratte”

Relancer le secteur lainier ne se limite pas à résoudre des défis techniques. Il est aussi primordial de recréer une demande et de changer la perception du grand public. Car la laine belge souffre encore de l’image du “pull qui gratte”. Les écoles de mode peuvent participer à sa réhabilitation comme fibre noble. “Dès qu’un créateur s’empare de la laine belge, cela change les représentations”, constate Pauline Gillet.

Reste aussi l’enjeu du prix, souvent jugé dissuasif auprès des consommateurs. Une couette en laine locale de qualité coûte environ 200 euros, soit plus qu’un produit vendu en grande distribution. Mais sa longévité dépasse les 20 ans. “À l’échelle d’une vie, cela revient à deux centimes par nuit”, relativise Pauline Gillet. Un matelas artisanal d’1,60 m sur 2 m requiert près de 30 kilos de laine. Et il se vend entre 1.300 et 1.500 euros. “La laine, bien entretenue, est fonctionnelle pendant 50 à 80 ans. Elle peut être réutilisée plusieurs fois, ce qui lui garantit un cycle très long”, rappelle Annick Van den Bossche.

Une laine de qualité commence par un mouton en bonne santé et une tonte soignée. Sur cette photo, le tondeur professionnel William Zanzen.

Des signes encourageants

Malgré les avancées, la filière en est à ses balbutiements. Elle montre toutefois des signes encourageants : entre 2016 et 2021, le cheptel wallon a progressé de 30%. La taille du secteur reste néanmoins modeste, sans commune mesure avec les quelque sept millions de têtes recensées en France. L’élevage attire aussi de nouveaux profils. Jeunes agriculteurs, femmes, exploitants en polyculture, qui y voient une activité complémentaire et plus accessible que d’autres productions.

Une véritable dynamique se déploie autour de projets artisanaux variés, tels que BlackWool, La Laine des Coccinelles, la Filature du Hibou, La Chouette Laine, Sous le Noyer ou encore Laine Fleurie, soutenue par Natagora. Cette effervescence trouvera un écho lors du salon Made in Wool, qui réunira 70 exposants, le 21 septembre prochain.

Éviter l’essoufflement

La principale faiblesse du réseau réside, à ce stade, dans le morcellement de ses intervenants. “Le risque, c’est l’essoufflement, avertit Pauline Gillet. Peu d’éleveurs ont intégré la laine de leur cheptel comme revenu potentiel. Les initiatives restent isolées et les flux mal organisés. Il manque une vision d’ensemble et une véritable coordination.” Et pour que l’élan ne retombe pas, il faut non seulement sensibiliser les éleveurs au bien-fondé des collectes, mais aussi adapter les lignes de production des industriels. La responsable de Valbiom appelle aussi à revaloriser le métier de tondeur, exercé par seulement une dizaine de professionnels en Wallonie.

Le risque, c’est l’essoufflement. Il manque une vision d’ensemble et une véritable coordination.

À l’avenir, le défi sera de relier tous les maillons existants. Et ce afin d’assurer des volumes crédibles, capables d’attirer les transformateurs afin de sécuriser les débouchés. “Si nous parvenons à mobiliser tous les acteurs et à convaincre les consommateurs de sa plus-value. Alors, la laine wallonne peut redevenir un atout économique et culturel majeur”, conclut Pauline Gillet.

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