Ni affranchis des logiques commerciales, ni émancipés des contraintes matérielles, peintres et sculpteurs ont dû élaborer des réponses créatives face à la nécessité d’écouler leur production. Avec “Vendre son art”, l’historienne de l’art Sophie Cras s’intéresse aux compétences économiques des artistes face au tabou de l’argent.
Vendre son art, est-ce vendre son âme ? Dans l’imaginaire collectif, art et argent ne font pas bon ménage. Peu d’artistes sont d’ailleurs capables de fixer eux-mêmes le prix de leurs œuvres et les montants ne sont guère affichés dans les galeries. Mais comme le montrent les historiennes de l’art Charlotte Guichard et Sophie Cras, l’argent n’a pas toujours été tabou : certains artistes ont réussi à développer des stratégies commerciales assez audacieuses et ont su se montrer convaincants face à leurs clients.
Dans leur ouvrage érudit et émaillé d’anecdotes savoureuses, elles explorent la façon dont peintres, sculpteurs et créateurs au sens large ont tenté d’agir sur le marché depuis la Renaissance jusqu’à nos jours. On y apprend comment la généralisation des intermédiaires et des marchands d’art à la fin du 19e siècle a modifié non seulement la condition économique des artistes, mais aussi la fixation des prix et parfois les œuvres elles-mêmes.
Les apparitions récentes des réseaux sociaux et de l’intelligence artificielle semblent néanmoins rebattre les cartes de cette filière aux règles singulières. Du côté des acheteurs, entre démocratisation des profils et soupçons de spéculation, les évolutions peuvent également paraître contradictoires. Rencontre avec Sophie Cras, co-autrice de Vendre son art, pour démonter les rouages de cette usine à fantasmes qu’est devenu le marché de l’art.
TRENDS-TENDANCES. Comment les artistes fixaient-ils le prix de leurs œuvres à la Renaissance ?
SOPHIE CRAS. Notre réflexion commence à un moment de bascule, entre la fin du Moyen Âge et l’entrée dans la Renaissance, où l’on sort d’un schéma très artisanal de fixation des prix. Certains critères hérités des guildes et des corporations restent objectivés. Par exemple, des artistes notent le nombre de journées travaillées ou de figures peintes. C’est le cas d’Artemisia Gentileschi au 17e siècle, qui compte généralement 100 écus par figure. Ce critère objectif du temps de travail sert de base, d’horizon.
Ensuite, tout passe par la négociation. La Renaissance est une période particulièrement intéressante car les artistes y développent un discours sur leur travail pour justifier une hausse des prix. La qualité de l’œuvre mais aussi le statut du client influencent le prix : plus un client est haut placé, plus il doit payer cher. Certains artistes, comme Gentileschi, refusent les contrats pour ne pas figer le montant, préférant la correspondance, qui permet de revenir à la charge.
Comment les intermédiaires sont-ils apparus ? Comment se sont-ils imposés sur le marché ?
À partir du 19e siècle, le marché de l’art, comme le capitalisme en général, devient beaucoup plus étendu, avec un nombre croissant d’acteurs. Les figures d’intermédiaires, qui existent depuis longtemps, se professionnalisent et deviennent peu à peu indispensables aux artistes. Par exemple, Durand-Ruel, le grand marchand des impressionnistes, met en place un contrat d’exclusivité : les artistes s’engagent à lui vendre une partie, voire toute leur production, et lui, en échange, achète régulièrement, assurant des paiements prévisibles. Cela offre aux artistes une relative sécurité financière dans un monde très compétitif. Le marchand joue aussi un rôle de banquier en réglant leurs notes auprès des fournisseurs, les libérant de nombreuses contraintes matérielles. Il assure enfin la mise en relation avec des collectionneurs à l’échelle mondiale, et non plus seulement locale.
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Quels facteurs entrent en jeu pour fixer la cote d’un artiste ?
Le mot cote désigne des réalités différentes selon qu’on parle du premier ou du second marché (revente, ndlr). Ce terme d’origine boursière, importé à la fin du 19e siècle, renvoie sur le second marché aux prix moyens atteints par un artiste, pour un type d’œuvre donné, lors des ventes aux enchères passées – une base pour l’estimation des prix futurs.
Sur le premier marché, la cote prend un sens différent : elle désigne un taux fixé de plus en plus par les marchands, appliqué à des critères objectifs, notamment les dimensions de l’œuvre. Ce taux, en quelque sorte le “prix de l’artiste”, dépend de sa réputation, de son expérience, de sa reconnaissance. Tout ce qui n’est pas totalement objectivé dans le prix passe par ce taux. En général, il est établi par comparaison : lorsqu’un artiste est recruté par une galerie, le galeriste examine des artistes comparables du même âge. Si tout se passe bien, la trajectoire de prix est ascendante. Et la cote augmente au fur et à mesure de la carrière.

Les prix des ventes aux enchères ont-ils une incidence sur le premier marché ?
Oui, mais de manière très indirecte et très lente. Les logiques, y compris sociologiques, diffèrent entre ces deux mondes. Les galeristes et marchands du premier marché se méfient des variations de prix sur le second marché. Et ils cherchent à en protéger leurs artistes. Ils évitent d’augmenter la cote trop vite, car il est difficile de la faire redescendre sans envoyer un signal défavorable au marché. Même si un artiste atteint des prix records aux enchères, cela ne se traduit pas automatiquement par une hausse équivalente de sa cote sur le premier marché.
La demande, liée par exemple à certaines tendances, influence-t-elle la production des artistes ?
L’art relève plutôt d’une économie de l’offre que de la demande. Dès qu’un artiste donne l’impression de répondre à une demande préexistante, l’authenticité de sa création est remise en question. Pour préserver leur intégrité, les artistes doivent maintenir une certaine distance face aux attentes du public. C’est ce qui explique le décalage du marché de l’art par rapport à d’autres marchés. Mais dans les correspondances, on voit que les galeristes et marchands ont souvent joué ce rôle de médiation des demandes du public. Ils sont dans une position un peu compliquée : expliquer aux artistes ce qu’il faudrait faire pour vendre plus ou mieux. Certains artistes sont devenus majeurs en répondant aux attentes du public au bon moment, d’autres précisément en les refusant.
Dans quelle mesure certains artistes, comme Andy Warhol, ont assumé une approche commerciale de leur art ?
Nous avons essayé de voir comment chaque artiste transformait des problèmes économiques en contraintes créatives sans trop spéculer sur leur sincérité ou au contraire sur leur cynisme. Chez Warhol, on a justement une création pensée sur le modèle d’une entreprise. Dissocier ce qui relève du business et ce qui relève du fantasme créatif est impossible dans son cas. Cette figure d’artiste businessman est très largement une construction artistique diffusée dans son magazine Interview. Une publication grand public qui racontait la vie des célébrités. Des recherches récentes ont montré que ce magazine n’était pas du tout rentable et qu’il était mené à perte. Cette manière provocatrice d’assumer les liens non seulement entre l’art et le business, mais aussi entre l’art et la culture populaire, a été suivie de manière plus large par d’autres artistes, comme Damien Hirst.
Comment expliquez-vous l’absence de prix affichés dans les galeries ? Sur quelle logique s’appuie-t-elle ?
Quand on va dans une galerie, en général, on peut demander une liste. Et dans certains cas, il faut arriver dans le bureau du directeur de la galerie pour obtenir les prix. Cette volonté de ne pas afficher les prix est l’héritage d’une conception commune selon laquelle l’art et l’argent ne devraient pas fonctionner ensemble. D’ailleurs, quand on est dans une galerie, on a plutôt l’impression d’être dans un espace muséal. Les études montrent que cette opacité n’est pas utilisée pour “faire des prix à la tête du client”. Il existe bien des prix. Et même les réductions qui peuvent être concédées à des grands acheteurs ou à des musées sont souvent prévues à l’avance.
La financiarisation de l’art est-elle une réalité ?
On observe indéniablement une forme de financiarisation de l’art. Au sens où des acteurs, instruments et technologies issus de la finance sont désormais actifs dans le monde de l’art. Cela se manifeste par l’arrivée de fonds d’investissement en art, la création de bases de données avec des prix sur lesquelles on applique des algorithmes, ou encore par l’introduction d’instruments financiers comme la titrisation, la propriété fractionnée ou les prêts adossés à des œuvres d’art. Mais l’idée d’un bouleversement total du marché de l’art à travers des innovations comme la cryptomonnaie ou la blockchain est à relativiser. Il faut rappeler que malgré ces nouveaux outils, le principe de financiarisation de l’art est ancien. Et que les pratiques de spéculation sont difficiles à attester. De toute évidence, elles concernent surtout l’art ancien, les valeurs déjà établies, bien plus que l’art actuel, qui reste extrêmement risqué par définition.
“L’idée d’un bouleversement total du marché de l’art à travers des innovations comme la cryptomonnaie ou la blockchain est à relativiser.”
Les médias nous donnent souvent l’impression que le marché de l’art brasse beaucoup d’argent. Quelle est la part réelle qui revient aux artistes ?
La quasi-totalité des chiffres concernant l’art contemporain dans les médias sont issus du second marché. Et il ne concerne pas ou très peu les artistes. En effet, seul un petit pourcentage leur revient dans les pays qui appliquent le droit de suite. Quant au premier marché, les chiffres ne sont élevés que pour un tout petit nombre d’artistes. Sans compter que lorsque l’on achète une œuvre en galerie ou en foire, la division usuelle, c’est 50% pour l’artiste, 50% pour le galeriste. Les revenus tirés du marché de l’art sont très faibles pour les artistes. La plupart d’entre eux n’en vivent pas. Et ils ont d’autres formes de revenus : emploi, poste d’enseignant en école d’art, participations à des résidences ou bourses.
“Les revenus tirés du marché de l’art sont très faibles pour les artistes.”
Quel impact pourrait avoir l’IA sur les artistes et sur le marché de l’art ?

Dans notre livre, nous revenons sur l’histoire longue de la revendication des artistes à pouvoir choisir comment leurs œuvres sont reproduites, déclinées, utilisées sur différents supports.
Avant 1910, sauf contrat spécifique, c’était le propriétaire de l’œuvre qui décidait de sa reproduction et en tirait les revenus. La rémunération du droit d’auteur pour les artistes est récente. Et ce qui est intéressant, c’est qu’à peine consolidée, elle a été remise en question avec l’arrivée du numérique. Aujourd’hui, avec l’IA, on rejoue cette même difficulté à sécuriser la propriété intellectuelle des artistes. Cela soulève des enjeux de rémunération, mais aussi de contrôle sur le contenu. Et l’expérience montre que ce contrôle est difficile. Une solution défendue par certains collectifs d’artistes consiste à renoncer à ces droits patrimoniaux comme source de revenus.
L’idée est de réfléchir à des alternatives, comme un revenu de base artistique. C’est une manière un petit peu radicale de régler le problème qui impliquerait que les contenus artistiques soient librement utilisables. Et non plus contrôlés par les artistes ou par leurs ayants droit.
“Vendre son art. De la Renaissance à nos jours”,
Sophie Cras & Charlotte Guichard,
éditions du Seuil, 352 pages,
29,90 euros.
Sophie Cras
• 2008-2010 : Diplômée de Sciences Po Paris en Finance et de l’École Normale Supérieure (Ulm) en Histoire et théorie des arts.
• 2015 : Maîtresse de conférences à l’Université Panthéon-Sorbonne.
• 2018 : Publie sa thèse de doctorat : L’Économie à l’épreuve de l’art. Art et capitalisme dans les années 1960.
• 2022 : Publie Écrits d’artistes sur l’économie. De modestes propositions.
Paloma de Boismorel