Rudy Aernoudt
Valorisations des entreprises: “Moins licornes que blobfishes”
Combien de descriptions du paysage de l’entreprise ne s’inspirent-elles pas du règne animal ? Les petites sociétés sans grandes perspectives de croissance sont qualifiées de souris. Les grands groupes comme Philips, Shell et autres Siemens, d’éléphants. Les sociétés dont l’agilité le dispute à l’élégance sont des gazelles. Les plus impressionnantes, enfin, sont des licornes, ces start-up valorisées à un milliard de dollars au moins.
A l’heure actuelle (chiffres arrêtés à fin 2019), 418 entreprises ont le statut de licorne ; la moitié sont américaines et un quart, chinoises. La Belgique en recense deux à peine : le spécialiste de la gestion des données Collibra et l’hébergeur Combell. La plupart n’enregistrent pas de bénéfices et certaines annoncent même carrément (comme Uber, dans son prospectus) qu’elles n’ont pas la certitude de jamais en réaliser.
Evitons toutefois de confondre bénéfices et valorisation. La valeur des licornes, qui sont financées par du capital-risque, est déterminée par le prix que le dernier investisseur est disposé à mettre sur la table. Imaginons qu’une firme soit valorisée à 100 millions de dollars. Elle procède à une levée de capitaux dans le but de financer les pertes des mois à venir. Mais voilà qu’un nouvel investisseur se dit prêt à débourser 15 millions de dollars pour obtenir 5 % de ses actions : la valeur de l’entreprise grimpe donc en un instant de 100 millions à 300 millions de dollars. Ainsi augmente la valorisation dans la sphère professionnelle, jusqu’à ce que les professionnels eux-mêmes soient remplacés par des investisseurs. Ce qui se passe au moment même de l’entrée en Bourse (IPO). Attention: à ce stade , l’entreprise n’est toujours pas bénéficiaire. Quatre-vingt-cinq pour cent des sociétés entrées en Bourse en 2017 ou après étaient même, à la date de leur IPO, déficitaires. Ce qui n’empêche pas les investisseurs en capital-risque et autres bailleurs de fonds de la première heure de passer à la caisse, avec force profit, à cet instant. Tel était, du reste, le but de l’opération.
Ensuite, les choses se gâtent souvent. Des sept grandes sociétés entrées en Bourse en 2019, seule une s’est révélée bénéficiaire par la suite (le spécialiste de la cybersécurité Crowdstrike). Deux ont affiché un statu quo (le réseau social Pinterest et Chewy, détaillant en ligne d’aliments pour animaux de compagnie), cependant que quatre enregistraient de lourdes pertes : le spécialiste dans la télédentisterie SmileDirectClub (-65 %), Uber (-40 %), la plateforme de communication collaborative Slack (-40 %) et l’application de mise en contact de clients et de conducteurs Lyft (-38 %). Des chiffres également arrêtés à fin 2019.
Ne sont évidemment évoquées ici que des entreprises cotées puisque aussi longtemps que l’IPO n’a pas eu lieu, tout va bien : tant que des investisseurs sont disposés à surenchérir, en effet, la société survit. Car tout tient essentiellement à la manière de présenter les choses. Or, les CEO sont généralement meilleurs conteurs que managers. Il arrive néanmoins que le ballon éclate. Pour WeWork, la plus grande entreprise de technologie immobilière, tout s’est écroulé juste avant l’entrée en Bourse. WeWork était valorisée à 47 milliards de dollars. Or, à l’époque, elle enregistrait une perte de 250.000 dollars… par heure. Lorsque l’entrée en Bourse fut annoncée, les médias se déchaînèrent contre son fantasque CEO, à qui ils reprochaient ses largesses envers lui-même et sa mauvaise gestion. La valorisation fondit comme neige au soleil ; en quelques jours à peine, près de 40 milliards de dollars partirent en fumée…
Comme dans le cadre des pyramides financières, les vainqueurs sont les premiers arrivés. Voyons les choses en face : nombre de licornes sont considérablement surévaluées. Certaines, pour conserver l’image du règne animal, sont davantage des blobfishes, ces drôles de poissons abyssaux auxquels leur embonpoint permet de surnager, que des animaux fabuleux. Revenons plutôt aux fondamentaux : la valeur d’une vache laitière est déterminée par le nombre de litres qu’elle produit et par le prix du lait ; la valeur d’une entreprise dépend de sa capacité de gain. La firme qui ne fait pas de bénéfices, et qui n’en fera peut-être jamais, n’a aucune valeur. Sans rien ôter au mérite des business modèles sous-jacents et au profond respect que j’ai pour tous ces CEO, cette réflexion est une invitation à en revenir aux outils de valorisation de base, de manière à éviter les désillusions et, surtout, les drames sociaux. Avant d’investir dans une licorne, n’hésitez pas à en examiner le bilan, le compte de résultat et les prévisions bénéficiaires. Même les êtres mythologiques ont tout intérêt à faire l’objet d’une valorisation durable et réaliste. Car plus une entreprise est pérenne, moins son cours est volatil, ce qui vaut beaucoup mieux pour tout le monde.
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