Paul Vacca

“Un sentiment paradoxal nous lie au bureau: un mélange indécidable entre répulsion et désir. Précisément parce que le bureau est, par essence, un lieu paradoxal”

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Vers la fin des années 1990, il m’arrivait de collaborer en tant que freelance pour de grands groupes de communication. L’un d’eux venait d’emménager dans de tout nouveaux bureaux aux abords de Paris.

Un geste architectural impressionnant : un bâtiment encerclé d’eau aux allures d’immense bateau. Au-delà de la passerelle, sitôt franchies les portes coulissantes, je suis téléporté dans un Fort Boyard d’acier et de verre avec des coursives transpercées de lumière. Sur l’immense terre-plein central, les collaborateurs discutent : personne n’a de bureau dédié, selon le concept rutilant à l’époque ” d’appropriation nomade de l’espace “. Une sensation de liberté. Sauf que, lorsque je me dirige vers le cube de verre pour la réunion, on me glisse avec un clin d’oeil complice que le brief de l’architecte, c’était plutôt Alcatraz…

En sortant de l’agence, j’aperçois un peintre muni d’un petit pinceau s’affairant sur la carlingue du bâtiment-navire. C’est pour les points de rouille, m’indique-t-on. Quoi, un bâtiment tout neuf déjà attaqué par des points de rouille ? Mon interlocuteur éclate de rire : ah non, ce n’est pas pour les enlever, m’explique-t-il, mais pour en ajouter, pour donner au bâtiment un aspect sans âge, comme pour un jean délavé et déchiré. Et dire que la réunion que nous venions de tenir avait pour thème le pacte d’authenticité que les entreprises devaient entretenir avec leurs publics lassés par l’artificialité !

Peut-on trouver plus parfaite métaphore du bureau comme trompe-l’oeil ? Pas étonnant que l’on évoque son obsolescence depuis un moment et que la crise sanitaire précipite les choses : les outils numériques l’ont rendu non seulement ringard, mais totalement superflu. Le télétravail a réussi le torture-test du confinement : beaucoup ont découvert et loué l’efficacité et la productivité des séances de travail dégraissées de la mise en scène, des ronds de jambe et des apartés au point de se demander comment on a pu si longtemps trouver nécessaire de se rendre au bureau. Et de fait, le bureau semble vivre ses derniers jours. Les faire-part de décès se multiplient : ” RIP le bureau (1822 -2020) “. Avec, en tête du cortège funéraire, les entreprises technologiques qui avaient déjà disrupté les bureaux pour s’attirer les nouveaux talents dans des lieux de travail aux allures de campus, avec sports, méditation et buffets à volonté.

Même à ses débuts (en 1822 avec l’East India Company à Londres, selon certains), le bureau n’a jamais soulevé les passions. Peu de fictions en parlent. Aucun Homère ou Virgile pour chanter ses louanges. Juste des odes pessimistes avec Melville et son Bartleby ou chez Houellebecq, ou des satires avec des séries comme The Office… Pourtant, on sent poindre ici ou là un timide regret. Pas des cris du coeur mais une petite musique nostalgique, un brin honteuse, face à une angoisse qui surgit : et si le télétravail, en se généralisant, devenait pire que le mal, la source d’une aliénation, plus diffuse et perverse, accentuant la perte de repères, notamment entre la vie privée et professionnelle, et l’ultramoderne solitude derrière son écran ?

Car un sentiment paradoxal nous lie au bureau : un mélange indécidable entre répulsion et désir. Précisément parce que le bureau est, par essence, un lieu paradoxal. Malgré son artificialité – ou peut-être grâce à elle – le bureau aliène tout autant qu’il libère. Pour évoquer le bureau, on parle de façon convenue de ” jungle “. Or, une jungle obéit, fût-ce de façon anarchique, aux règles de la nature, alors que le bureau, lui, est un milieu totalement artificiel dont la seule règle est qu’il n’en existe aucune. C’est un espace non euclidien où les parallèles peuvent se croiser, où le chemin le plus court entre deux points n’est certainement pas la ligne droite et où l’agneau peut se révéler plus à craindre que le tigre…

Celui qui a peut-être le mieux cerné cette essence non euclidienne du bureau, c’est le cartooniste Scott Adams avec sa fameuse série Dilbert. Au fil des vignettes inspirées de véritables exploits de bureau et de consultants, le dessinateur rend compte de toute l’absurdité comique et kafkaïenne du bureau. Il y développe sa nature quantique où Alcatraz est aussi un espace de liberté et où l’authenticité est un jeu d’artifices. Alors, peut-être le bureau sera-t-il appelé à avoir le même destin que le chat de Schrödinger : mourir tout en étant encore et toujours vivant.

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