Thunder Power à Gosselies, un projet chinois (trop) risqué?
La start-up chinoise, qui veut vendre de petites voitures électriques à Gosselies, n’a jamais produit de véhicules. L’investissement s’avère à haut risque pour la Région wallonne, qui estime avoir pris ses précautions pour les 50 millions d’euros qu’elle veut placer dans le projet.
Qui est Thunder Power Electric Vehicle, le constructeur chinois qui promet de transformer une partie des installations de Caterpillar en usine d’assemblage d’automobiles électriques ? On aimerait le savoir, mais l’entreprise opte pour la discrétion…
Le monde politique wallon, et tout particulièrement carolo, toutes couleurs politiques confondues, avait salué l’annonce faite le 19 octobre. Celle-ci promettait à court terme 350 emplois (équivalents temps plein) pour lancer la production d’une petite voiture, la Chloé, d’ici la fin 2020, avec la sortie de 10.000 puis 30.000 véhicules par an. Si tout va bien, l’entreprise pourrait ensuite générer des milliers d’emplois. De quoi oublier la fermeture de Caterpillar. Thunder Power devrait occuper 50 des 93 hectares du site.
Aucune voiture commercialisée
Mais un brouillard épais entoure le constructeur que la Région wallonne est prête à financer à hauteur de 50 millions d’euros, via la Sogepa, sur les 175 millions d’euros que nécessite la production de la Chloé. Thunder Power ne fait pas partie des grands constructeurs chinois qui produisent déjà en masse des voitures électriques, comme BYD, SAIC, Geely ou Chery. En fait, il n’a jamais commercialisé de véhicules électriques (ni de voiture tout court), mais promet d’y arriver l’an prochain. C’est une start-up.
” Nous sommes sur le point de lancer notre berline de luxe en Chine d’ici fin 2019 “, indique Jeanne Cheung, porte-parole de Thunder Power, par courriel. La production de la Chloé, en Belgique, fin 2020, cible le marché européen.
Les moyens financiers seront libérés quand les conditions que nous avons posées auront été remplies et lorsque les autres investisseurs auront fait de même.” Arnaud Witmeur, CEO de la Sogepa
Thunder Power est l’une des dizaines de start-up chinoises qui visent le nouveau marché de la voiture électrique ( lirel’encadré ” Dopées par des milliards de dollars “). Selon une étude récente de France Stratégie (1), ” plus de 5 milliards de dollars de capitaux risques (ont été) investis dans le secteur en 2016 et 2017 “. L’appétit est aiguisé par le marché chinois, qui va dépasser le million de véhicules électriques vendus cette année et devrait atteindre les 2 millions en 2018. De loin le premier marché mondial… C’est le résultat d’une politique publique et d’une vitalité entrepreneuriale exceptionnelle.
Un des nombreux bébés Tesla
La plupart de ces start-up n’ont produit aucun véhicule, et beaucoup visent le marché premium, affichant la même stratégie que Tesla : des automobiles à haute performance, à des tarifs élevés, mais souvent très concurrentiels de ceux du constructeur américain. A livrer en 2019 ou 2020.
Thunder Power promet ainsi une berline, la Sedan, à des tarifs de 65.000 euros, au moins 30 % moins chers que les Tesla, avec une autonomie supérieure (650 km), une vitesse de pointe de 240 km/h, passant 0 à 100 km/h en moins de quatre secondes. L’entreprise promet aussi un SUV. Une autre start-up chinoise, NIO, a pour sa part commencé à livrer un SUV concurrent au Model X de Tesla, également 30 % moins cher, avec des batteries interchangeables. La Chloé, promise à Gosselies fin 2020, affiche aussi des promesses supérieures aux modèles vendus aujourd’hui : à environ 13.000 euros, elle disposerait d’une autonomie de 350 km. Mais il s’agirait d’une deux places.
” 99 chances sur 100 de capoter ” ?
Il est clair que toutes ces jeunes pousses ne tiendront pas la distance. Elles sont trop nombreuses et vont affronter une concurrence importante de la part des constructeurs existants. Volkswagen vient d’annoncer un investissement de 30 milliards d’euros dans une gamme de véhicules électriques.
” Le taux de survie de ces start-up actives dans le secteur de la voiture électrique sera très bas “, a soutenu Ian Zhu, managing partner du fonds NIO Capital à l’agence Bloomberg. Seul 1 % devrait s’en tirer, estime-t-il. Il y a déjà eu quelques craquements, comme Farraday Future, un constructeur sino-américain, en crise de liquidités. Un ancien journaliste de Trends-Tendances, Jean-Yves Huwart, a traduit l’avis de Ian Zhy mathématiquement, dans une opinion publiée par le journal La Libre, avec le titre : ” Le projet Thunder Power a 99 chances sur 100 de capoter “. Le texte a plutôt embarrassé les autorités wallonnes. Il a, le premier, jeté le doute sur le projet wallon de l’entreprise chinoise.
Un des grands experts allemands de l’industrie automobile, Ferdinand Dudenhöffer, de l’université de Duisburg-Essen, est lui aussi sceptique. Il connaît le marché chinois : il y organise régulièrement un symposium attirant les grands noms de l’auto, y compris des start-up comme Byton. Il est surpris du peu d’informations disponibles sur Thunder Power. ” Il n’y a guère eu que des présentations de prototypes, cela en dit peu, nous dit-il ( lire également l’encadré ” Les Chinois sont plus aventuriers “). A mon avis les chances de succès sont très faibles. ”
Plus positif, Eric Desomer, consultant en manufacturing chez Deloitte, avance : ” C’est un belle société, mais je ne peux pas vous en dire plus car je suis impliqué dans le dossier. Il s’agit d’un pari contrôlé “.
Informations très limitées
Comment savoir si Thunder Power fait partie des start-up les plus prometteuses ? Pas en visitant le site web de l’entreprise. Elle y fait surtout du teasing, avec de belles photos et de belles vidéos sur les futurs modèles. Pour l’information sur le groupe, c’est le service minimum. Le dossier tient en deux pages. Pas la peine de consulter Bloomberg, le Financial Times ou Crunchbase, le site qui regroupe les informations sur les levées de fonds des start-up. Ces sources du monde des affaires ne divulguent que quelques bribes d’informations sur Thunder Power, rien de plus. On sait que le groupe est dirigé par Wellen Sham, un Sino-Américain formé à l’université du Nebraska en sciences biochimiques, actif dans des sociétés d’investissements. Quelques sociétés apparentées sont évoquées : un holding à Hong Kong, une société à Taiwan, Electric Power (anciennement Motormax), une joint-venture à Ganzhou – le site de production en Chine – ou encore une société de R&D en Italie, près de Milan. Aucune mention de la société faîtière, située aux îles Vierges, pourtant mentionnée par les autorités wallonnes car c’est là qu’elle va verser les 50 millions d’euros.
Quels fonds propres ?
Autre donnée nébuleuse : le montant des fonds propres. Thunder Power ne mentionne que ceux de la joint-venture chinoise, à savoir ” 2,5 milliards de yuans, et un investissement total prévu de 7,5 milliards de yuans “, nous a indiqué la porte-parole, soit respectivement 320 et 960 millions d’euros. Elle n’a pas souhaité donner plus d’indications. Pour en savoir plus, il faudra attendre l’entrée en Bourse. ” Nous étudions une IPO à Hong Kong ou au Nasdaq “, poursuit-elle.
La communication sur les modèles programmés est, elle aussi, déroutante. Ainsi, le mini modèle Chloé annoncé pour l’usine de Gosselies ne figure pas sur le site de Thunder Power, qui ne parle que des futurs modèles anti-Tesla (surtout le Sedan). Seul le communiqué de presse publié sur l’arrivée à Gosselies la mentionne. Il est vrai que l’Etat chinois a modifié sa politique de subsides, et favorise plutôt les grandes voitures performantes.
La Sogepa préférait une petite automobile à la Sedan
” Le changement de modèle découle d’une décision collective, indique Arnaud Witmeur, CEO de la Sogepa. Alors que le projet de départ débutait en effet par la fabrication du modèle premium Sedan, les différentes investisseurs, dont la Sogepa, démontraient davantage d’intérêt immédiat pour le modèle Chloé. ”
Les raisons de ce changement ? La prudence commerciale, car ” les voitures de petite taille représentent un segment important “. Et surtout le risque financier. ” Le projet Chloé nécessite moins d’investissements que la Sedan, poursuit Arnaud Witmeur. Il requiert notamment moins de recherche & développement et implique un aménagement moindre des bâtiments à Gosselies. ”
L’atout mis en avant : des centaines de brevets
L’argumentation centrale de Thunder Power, concernant son atout stratégique, s’appuie sur son portefeuille de brevets. ” Nos compétences clés reposent sur les domaines de la gestion des batteries, de la gestion thermique et le développement du châssis, avec plus de 200 brevets obtenus et 650 déposés “, assure Jeanne Cheung. Autant d’éléments qui permettraient de disposer d’un avantage concurrentiel tant en matière de coût que d’autonomie.
Rien de tout cela ne peut encore être évalué face à la concurrence. Il faudra donc attendre la livraison des premières Sedan, dans une bonne année, pour confirmer l’avancée promise. ” Les brevets en soi ne signifient pas grand chose “, estime Yves Toussaint, patron de Green Propulsion, à Liège, dont l’entreprise, une spin-off de l’ULg, est experte en motorisation hybride rechargeable (il avait tenté de lancer une production limitée de voitures hybrides de luxe sous le nom d’Imperia). ” Les brevets permettent de valoriser l’entreprise auprès des investisseurs “, explique-t-il. Justement, Thunder Power cherche de l’argent, 400 millions de dollars, pour lancer la production. Rappelons que la Sogepa promet de mettre 50 millions (en euros) sur la table.
Ne pas perdre l’argent public
Comment la Sogepa s’y est-elle prise pour évaluer son entrée dans le capital de Thunder Power ? ” L’analyse s’est notamment focalisée sur les brevets pertinents que la compagnie possède en lien avec ce projet industriel, sur la composition et le profil de l’équipe managériale, sur l’état d’avancement des prototypes, de la procédure d’homologation et la construction de premières capacités de production en Chine continentale, indique Arnaud Witmeur. Les autres investisseurs, qu’il s’agisse de partenariats avec les provinces chinoises ou des fonds d’investissements privés, effectuent une démarche similaire. ” Un voyage a été organisé en Chine, et un des participants assure qu’il y a bel et bien une usine construite à Ganzhou, dans l’état du Jiangxi (à ne pas confondre avec Guangzhou, ex-Canton, située à 400 km au sud).
Le fonds public wallon estime avoir pris ses précautions. ” Les moyens que nous avons décidé de consacrer à ce projet d’investissement seront libérés à la fin du processus, quand les conditions que nous avons posées auront été remplies et lorsque les autres investisseurs auront fait de même “, précise Arnaud Witmeur. La Sogepa sera aussi présente au conseil d’administration de la société des îles Vierges. Elle ne versera l’argent que si Thunder Power a trouvé le reste de la somme.
“Un risque assumé”
” La Région wallonne ne perdra rien si le projet ne se fait pas, c’est un risque assumé “, assure Thomas Dermine, le responsable de la cellule Catch, lancée en novembre 2016, après l’annonce de la fermeture de l’usine Caterpillar, pour relancer l’activité économique autour de Charleroi. Il reconnaît que Thunder Power présente un risque élevé. Mais la Région wallonne n’a pas eu l’embarras du choix. ” Il est très difficile de retrouver un acteur industriel pour reprendre un site de ce type “, dit-il. Aucun industriel n’a repris le site de Ford à Genk, ni de Renault à Vilvorde…
” Nous avons, avec l’Awex, identifié des secteurs et des entreprises potentiellement intéressées pour de grands halls d’assemblage, dont le secteur naissant des constructeurs de voitures électriques, poursuit Thomas Dermine. Pour les Chinois qui y sont actifs, il est intéressant de s’installer en Europe. ”
Il assure que l’entreprise est sérieuse. ” Nous avons été voir en Chine, Thunder Power s’installe dans une zone énorme, dans la ville de Ganzhou (8,5 millions d’habitants), dédiée aux entreprises de mobilité électrique. Il y a 800 hectares au total. ”
” Le montage est bien pensé “, estime le responsable de Catch. De toute manière, ” le site ( de Caterpillar, Ndlr) coûte actuellement cher à la collectivité ( il appartient à une joint-venture entre Igrectec et la Sogepa, Ndlr). La Région ne joue pas au Lotto avec le site industriel. ” En cas d’échec, elle peut récupérer le site et le réaménager pour y héberger plusieurs entreprises. Comme cela se fait sur le site de Ford à Genk, qui va être redéveloppé.
Catch espère réussir surtout hors du site Caterpillar
” Catch a été créé sur le modèle de ce qui s’est fait dans le Limbourg avec la fermeture de Ford “, continue Thomas Dermine. Le plan SALK (Strategisch Actieplan Limburg in het Kwadraat) avait été lancé pour relancer l’activité. ” Et le résultat, en termes d’emploi, est excellent. Le travail a surtout bien marché pour des initiatives en dehors du site industriel de Ford. ” De la même manière, le site de Caterpillar est symbolique, mais Catch estime obtenir plus de résultat hors de cette zone.
” Ce qui a remarquablement bien marché au Limbourg, c’est le Corda Campus, qui tire parti de la réaffectation d’un ancien site de Philips, poursuit Thomas Dermine. Il a attiré des dizaines d’entreprises dans le numérique. Il y a aussi le T2-Campus, à Genk, un gigantesque campus axé sur la formation au numérique, alors qu’en Wallonie on a plutôt tendance à émietter. ” Une transposition de l’approche du T2-Campus est prévue l’an prochain dans la région carolorégienne.
Pour Catch, un échec du projet Thunder Power n’hypothéquerait pas celui de la redynamisation de la région de Charleroi. Il serait imprudent de tout miser sur la carte chinoise. La région de Catalogne en sait quelque chose. Avant d’opter pour la Wallonie, Thunder Power avait annoncé son arrivée dans le nord de l’Espagne en mars 2017, promettant d’investir 280 millions d’euros dans une usine et un centre R&D, et de créer 1.200 emplois. Mais la start-up a préféré la Wallonie, justifiant ce changement par le risque d’indépendance en Catalogne. La Région wallonne était-elle plus généreuse en aides ? Il en fallait pour compenser la compétitivité des salaires espagnols. Les Catalans ont l’habitude de ces volte-face. Thunder Power est le troisième constructeur chinois qui ambitionne de s’y installer… et y renonce.
(1) Jincheng Ni, ” L’avenir de la voiture électrique se joue-t-il en Chine ? “, France Stratégie, septembre 2018.
Quelques questions sur la dynamique des start-up chinoises et les chances de Thunder Power à Ferdinand Dudenhöffer, directeur au CAR (Center Automotive Research) de l’université de Duisburg-Essen.
TRENDS-TENDANCES. Quelles sont les chances pour une start-up chinoise, comme Thunder Power, de parvenir à percer sur le marché européen ?
FERDINAND DUDENHÖFFER. Faibles. Les Chinois arrivent en Europe au moment où les grands joueurs du marché vont multiplier leur offre électrique. Regardez le groupe Volkswagen et les autres, ils sont poussés à développer l’offre par la réglementation ( qui limite les émissions, Ndlr). Je pense qu’il sera alors très dur pour une petite start-up de réussir dans un marché qui devient aussi compétitif.
Pourquoi un constructeur comme Volkswagen pourrait constituer un obstacle ?
En deux ans, il a totalement changé sa stratégie et mis en place un plan pour devenir un leader mondial dans l’électrique et sortir de sa dépendance au diesel. Il a récemment annoncé un accord avec le fabricant chinois de batteries CATL et va obtenir un avantage de coût grâce au volume qui sera produit. Cela rend la concurrence très difficile pour un petit constructeur naissant.
Pourtant, il y a un grand nombre de start-up actives dans la mobilité électrique, surtout en Chine. Certaines vont-elles malgré tout s’imposer ?
Mon sentiment est que Tesla, si on la considère encore comme une start-up, a de bonnes chances de bien réussir. Et aussi Byton, qui investit dans l’intelligence artificielle et la conduite autonome, ou VM Motors, deux entreprises chinoises.
Comment se fait-il qu’il y ait tant de start-up en Chine dans l’électrique et si peu en Europe ?
Car c’est un marché important pour les véhicules électriques. Cela avait commencé voici 10 ans avec les scooters. L’arrivée de ces technologies prend du temps en Europe car les clients sont plus réticents, les Chinois sont plus ouverts. Il y a donc une armée d’entrepreneurs qui veulent conquérir le monde. Le marché est énorme, avec plus d’un milliard de gens. Il y a des aides publiques.
Les Européens sont moins entreprenants dans l’automobile ?
Le goût de la création d’entreprise est plus fort en Chine ou dans la Silicon Valley. Chez nous, en Allemagne par exemple, les gens préfèrent un travail régulier dans une grande entreprise, un salaire assuré, la stabilité. Les Chinois sont plus aventuriers. Nous n’avons que quelques start-up comme e.Go Mobile AG à Aix-la-Chapelle ou Sono Motors à Munich, qui conçoivent de petites voitures électriques.
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