Tesla s’installe à l’Est
Le constructeur de véhicules électriques a décidé de construire sa “méga-usine” européenne à Grünheide, près de Berlin. Visite de cette localité au passé plutôt sombre mais à l’avenir potentiellement radieux.
A la mi-novembre de l’an dernier, Elon Musk annonçait sa décision d’ériger sa nouvelle “méga usine” dans la “région de Berlin”. On le sait depuis, elle verra finalement le jour sur le territoire de Grünheide, un petit village tranquille du Brandebourg aux antipodes de l’ambiance cosmopolite de la capitale allemande, mais à seulement un jet de pierre… Comptez en effet une petite demi-heure de trajet en train et 3,40 euros pour vous rendre sur le site de la future usine. Attention, le timing est important car la localité n’est desservie que par un omnibus toutes les heures…
Les bâtiments qui longent les voies sont en piètre état. Vitres brisées, graffitis sur les murs. De toute évidence, ici comme dans le reste du pays, les Allemands préfèrent se déplacer en voiture. D’ailleurs, en fin d’après-midi, la petite route qui longe la forêt en direction du ring de Berlin est déjà passablement encombrée. Comment les futurs milliers d’ouvriers de Tesla feront-ils pour se rendre au travail ? Mystère.
La tête sur les épaules
Pourtant, une grande usine Tesla sortira bien ici de terre, a annoncé Elon Musk. A partir de 2021, le site hyper- moderne de Grünheide devrait produire annuellement 150.000 SUV électriques sophistiqués. Des voitures sur lesquelles Musk rêve d’apposer l’étiquette Made in Germany. Car l’entrepreneur est un fervent admirateur de l’ingénierie allemande, comme il le confiait récemment au patron de Volkswagen, Herbert Diess, assis à ses côtés lors d’une réception à Berlin.
Pour les Allemands, l’usine Tesla est perçue comme une invasion territoriale mais aussi comme une formidable aubaine. Encore faut-il que le milliardaire canado-américain puisse agir à sa guise. ” Cela reste à prouver, lance Sven Gerlach, gérant du café des routiers local, le Brotbüchse. Pas sûr qu’il sache s’y prendre avec la bureaucratie allemande. ” Sven Gerlach a confiance dans le projet Tesla, assure-t-il. La nouvelle a fait la une du grand quotidien Bild mi-novembre. ” Des milliers d’emplois “, titrait le journal. Le nombre de ses clients va donc probablement exploser dans les prochaines années… Mais Gerlach garde la tête froide. Selon lui, malgré sa réputation peu flatteuse (septième taux de chômage le plus élevé du pays l’an dernier), le land de Brandebourg ne se débrouille pas si mal.
Elon Musk pourrait donc bien passer inaperçu parmi les routiers qui fréquentent le café Brotbüchse. Mais encore faudrait-il qu’il y fasse son apparition. Jusqu’ici, l’homme s’est seulement affiché un mardi après-midi de novembre à l’hôtel Adlon à Berlin, où il a signé les accords avec le land du Brandebourg sur une simple feuille A4. Ce soir-là, il assistait à un gala des représentants de l’automobile, créant la surprise en révélant le site choisi pour sa future usine. Directeurs, responsables RP des grands constructeurs automobiles allemands ou journalistes de la presse spécialisée : tous s’avouaient pour le moins perplexes.
Impact énorme
Voilà pourtant des années que Tesla réfléchissait au meilleur emplacement possible pour sa nouvelle usine de batteries et d’assemblage de véhicules en Europe. Des négociations avec les autorités du land de Brandebourg et de Berlin se poursuivaient depuis plusieurs mois dans le plus grand secret.
La décision est une mauvaise nouvelle notamment pour les Pays-Bas qui avaient proposé la candidature d’Emmen, une localité du nord du pays. Elon Musk avait certes annoncé dès le début de l’année 2019 que l’Allemagne était la mieux placée en Europe pour accueillir la nouvelle méga-usine Tesla. Mais on pensait qu’il faisait allusion à un emplacement près de la frontière française, non loin du Benelux. En réalité, ses collaborateurs couraient plusieurs lièvres à la fois. L’enjeu est de taille : il s’agit de la quatrième grande usine Tesla dans le monde… Et, qui sait, peut-être le plus gros investissement de l’histoire du Brandebourg, qui accuse un sérieux retard économique.
Grünheide se trouve en effet dans ce qu’on appelle le Speckgürtel, la banlieue verte qui ceinture la métropole berlinoise de plusieurs millions d’habitants. ” C’est une chance formidable pour cette région arriérée, explique l’économiste allemand Jens Südekum, de l’université Heinrich-Heine de Düsseldorf. Le fait de choisir un site à l’est de Berlin peut avoir des répercussions jusque dans la région minière de Lausitz et celle frontalière avec la Pologne. ” La situation de l’industrie automobile allemande, principalement active au sud-ouest du pays, et de ses sous-traitants dans le Benelux, semble donc n’avoir joué aucun rôle dans la décision de Musk.
Des centaines de Trabant
En Allemagne, la vente de Tesla peine à démarrer. A peine 10.000 exemplaires vendus en 2018. A Berlin, aujourd’hui, un seul chauffeur de taxi roule en Tesla et il envisage de jeter l’éponge à cause du manque de points de chargement et du prix élevé de l’électricité. Mais le succès mondial des véhicules électriques de luxe a réveillé la toute-puissante industrie automobile allemande, à qui Tesla a déjà raflé quelques parts de marché.
Pour preuve, un chargeur pour voitures Tesla a été installé dans la station-service de Grünheide. Mais il n’a encore jamais servi, précise son gérant. L’annonce de Musk a pourtant déjà suscité la curiosité des premiers ” touristes Tesla “, propriétaires nantis de voitures Tesla de la capitale curieux de découvrir le bois où l’usine verra le jour. Le bois est interdit aux véhicules mais la barrière est ouverte. A en juger par les traces fraîches sur les pistes, de nombreuses voitures ont fait une incursion malgré l’interdiction.
La région ne peut de toute façon que se réjouir de la bonne nouvelle. La décision de Tesla de s’installer dans le Brandebourg montre que la montée de l’AfD, parti populiste de droite qui a obtenu un quart des suffrages aux dernières élections, ne constitue pas un obstacle pour les investisseurs étrangers. D’autant que le zoning de Freienbrink où Elon Musk compte construire son usine a connu des heures plus sombres. A l’époque de la République démocratique allemande, le ministère de la Sécurité d’Etat, la Stasi, interceptait ici le courrier venu d’Occident. Et les effets personnels des réfugiés politiques étaient entreposés sur un terrain appartenant à l’armée. Des centaines de Trabant confisquées pourrissaient sur ce terrain quand le Mur est tombé, il y a 30 ans.
Nouvel essor
La Trabant a disparu du paysage depuis longtemps. S’il ne tenait qu’à Tesla, les voitures diesels et à essence auraient d’ailleurs elles aussi disparu… L’entreprise souhaite commencer les travaux au printemps prochain pour que l’usine soit opérationnelle dès 2021. Or, normalement, il faut trois à quatre ans pour bâtir une usine en Allemagne. Tesla devra donc battre tous les records de vitesse dans un land où les travaux de construction du grand aéroport Berlin-Brandenburg sont sans cesse retardés depuis 2006. ” Un projet incroyablement ambitieux “, a déclaré le ministre des Affaires économiques du Brandebourg, Jörg Steinbach. Elon Musk tient à ce que les choses aillent vite. Jörg Steinbach a déjà fait part des nombreuses conversations nocturnes entretenues avec l’entreprise et de ” la pression permanente des Américains “.
Le land de Brandebourg n’a pas hésité à dérouler le tapis rouge pour Elon Musk. L’usine représenterait un investissement de 4 milliards d’euros, un chiffre qui reste à confirmer. Quant au nombre d’emplois créés, les rumeurs vont bon train : 10.000, anticipaient les médias allemands quelques jours après l’annonce. Le gouvernement du Brandebourg annonce aujourd’hui la création de 3.000 emplois ” dans un premier temps “, un chiffre qui pourrait grimper à 8.000 ” après expansion “.
En parallèle, Tesla espère toucher des subventions royales. Quelques heures avant l’annonce, Elon Musk avait envoyé un courriel à la banque d’investissement du Brandebourg pour demander des subsides, a révélé l’hebdomadaire Der Spiegel. C’était sans tenir compte des traditions allemandes. Pareille demande doit se faire sur papier, non par mail. Si l’entrepreneur obtient gain de cause, les contribuables devront financer les frais de lancement de Tesla à concurrence d’un tiers, soit environ 1 milliard d’euros.
Ceci dit, l’arrivée de Tesla pourrait bien induire un nouvel essor. En novembre, le fabricant américain de batteries Microvast a annoncé son intention de s’implanter dans le Brandebourg. Et l’entreprise métallurgique AMG envisage de construire en ex-Allemagne de l’Est une usine de production de composantes de batteries pour voitures électriques. Vraisemblablement près de Leipzig, à 200 kilomètres de la méga-usine Tesla. A l’instar des autres constructeurs automobiles qui misent tout sur les véhicules propulsés par batteries, Tesla pourrait devenir client d’AMG, assure le directeur de cette entreprise, Stefan Scherer. ” L’implantation de Tesla est une bonne nouvelle, et pour l’Allemagne et pour nous. Il y a 10 ans, pareil projet aurait semblé complètement loufoque. Aujourd’hui, Tesla n’aura aucune peine à recruter du personnel très compétent après les nombreux licenciements dans ce secteur. ”
Nouvelle ère
Une nouvelle ère devrait donc s’ouvrir dans le land de Brandebourg et la localité de Grünheide qui compte 8.000 habitants. Certains en profitent déjà. Un agent immobilier annonce sur son site : ” A un jet de pierre de la nouvelle usine Tesla “. Le bien – une habitation de 67 mètres carrés sur un terrain de deux ares – est annoncé à 170.000 euros. Pour ce prix-là, impossible d’acheter quoi que ce soit à Berlin. Ce sera peut-être un jour aussi le cas à Grünheide.
En attendant, les habitants commencent à se poser des questions. Où les employés de Tesla logeront-ils ? Dans quelles écoles enverront-ils leurs enfants ? D’après Jens Südekum, la proximité de la métropole résout le problème de logement des ingénieurs. ” Les directeurs s’installeront probablement à Berlin. ”
Toute la question est aussi de savoir si les Allemands supporteront la mentalité de pionnier et surtout l’absence de discipline de Tesla en matière de production. Musk aura-t-il la carrure nécessaire pour affronter les syndicats tout- puissants et l’incontournable comité d’entreprise ? A son siège de Fremont en Californie, Tesla a eu du fil à retordre avec l’ unionization, l’organisation syndicale des employés.
Le verso de la ” Gründlichkeit ”
Reste qu’Elon Musk n’est pas tout à fait en terra incognita en Allemagne. En effet, Tesla a racheté le fournisseur allemand de robots de production Grohmann en 2016. Accueilli en héros, l’entrepreneur s’est rapidement opposé au directeur Klaus Grohmann qui a fini par quitter l’entreprise. ” Les représentants syndicaux ont peu apprécié la nouvelle éthique du travail “, pouvait-on lire dans le quotidien Handelsblatt.
Elon Musk dit aimer Berlin et la précision ( gründlichkeit) de l’ingénierie allemande. Appréciera-t-il autant les moins bons côtés de cette gründlichkeit ? Il a volontairement choisi de s’implanter à proximité du nouvel aéroport de Berlin, un projet dont la réalisation accuse déjà plus de 10 ans de retard à cause d’une multitude de complications bureaucratiques et de malfaçons dans la construction. Et si les autorités brandebourgeoises ont promis d’accélérer la procédure de délivrance de permis, il n’est pas question de blanc-seing pour autant. Les habitants de Grünheide ont été conviés à débattre de la mise en place d’un comité de citoyens.
Quant à la Naturschutzbund (l’association allemande pour la protection de la nature), si elle n’a émis aucune objection, elle ne cache pas son inquiétude quant aux 70 hectares de forêt à défricher, aux sentiers, aux chauves-souris, aux couleuvres et aux faucons sous sa protection. Tesla a promis de planter trois fois plus d’arbres. ” C’est de toute façon ce que prévoit la loi, siffle un collaborateur de l’association rencontré dans le village. L’Américain va devoir mettre la main à la poche. ”
Surnommé ” la pampa de Berlin “, le land de Brandebourg suscite désormais une certaine jalousie de la grande métropole. Fan de Berlin, Elon Musk aurait, dit-on, été assez déçu de ne pas voir son usine construite non pas dans le ville mais dans le land voisin. L’honneur est cependant sauf puisqu’il parle désormais de ” région métropole de Berlin “. Lui-même aurait l’intention de venir plus souvent en Allemagne. ” J’adore Berlin, une ville qui rocke véritablement. ” D’ailleurs, Tesla compte aussi y implanter son centre d’ingénierie et de design.
L’affaire n’est pas pliée pour autant. En 2018, Google avait aussi envisagé de construire un grand campus, dans le quartier berlinois de Kreuzberg, originellement très populaire. Mais vu la menace de gentrification et l’éthique d’entreprise du géant technologique, les habitants s’y étaient opposés avec une telle vigueur que les Américains avaient dû faire une croix sur leur projet. Etant donné le caractère imprévisible d’Elon Musk, pareil scénario n’est pas totalement exclu, ni pour Grünheide, ni Berlin…
Par Gerben Van Der Marel
Salon Auto 2020
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