Le CEO du groupe industriel historique se félicite de la diversification de ses activités et de son implantation géographique. Un rachat important au Chili en témoigne. Mais il tire la sonnette d’alarme : “Si on ne réagit pas rapidement, nous n’aurons bientôt plus de clients sur notre continent.”
Sébastien Dossogne est CEO de Carmeuse, l’un des poids lourds historiques de la Wallonie. L’entreprise, active dans le secteur de la chaux, pèse aujourd’hui 2,4 milliards d’euros après le rachat d’une société chilienne. Alors que la compétitivité est sous pression, le défi est de taille pour cet ancien Manager de l’Année, un titre conquis en 2021 alors qu’il était encore CEO de Magotteaux. Depuis son bureau de Louvain-la-Neuve, il se confie sur la diversification et une réindustrialisation fortement sous tension.
TRENDS-TENDANCES. Comment avez-vous vécu ces premières années chez Carmeuse ?
SÉBASTIEN DOSSOGNE. Après 16 ans chez Magotteaux, dont huit comme CEO, le moment était venu pour moi d’embrasser un nouveau défi. C’était spécial car il s’agit d’une entreprise familiale, dont je suis le premier CEO hors de la famille, qui avait 162 ans d’histoire quand je l’ai rejointe – 165 ans aujourd’hui. C’est un honneur de pouvoir contribuer à écrire un nouveau chapitre de cette industrie particulière qui n’est pas très bien connue et assez discrète, en réalité. Le produit fini ne se voit pas toujours, mais chacun de nous consomme environ 50 kilos de chaux chaque année. C’est essentiel : cela intervient dans la fabrication de l’acier, la purification des eaux, la construction, la stabilisation des sols, la production de cuivre ou de lithium – et donc l’électrification.
Carmeuse est aussi un poids lourd de l’économie wallonne : une responsabilité ?
Nous pesons 2,4 milliards après la reprise d’une entreprise au Chili et nous employons 5.300 personnes dans le monde. Mais quel que soit la taille ou le poids, il faut veiller à la dynamique de l’entreprise et à son succès dans un environnement sous contraintes, avec des paramètres largement hors de votre contrôle : le contexte géopolitique, les décisions politiques, les réglementations, etc.
Précisément, le contexte n’est-il pas particulièrement compliqué pour l’industrie ?
Il y a des dynamiques très différentes selon les régions du monde. Le gros désavantage de l’industrie, c’est qu’elle s’appuie sur des équipements lourds qu’on ne déménage et qu’on ne démonte pas facilement. Les mutations sont très lentes. Quand on dit que l’on a désindustrialisé l’Europe depuis plusieurs décennies, c’est un fait, mais on sous-estime combien les désavantages ont dû s’accumuler pour que des dirigeants ayant des actifs importants finissent par laisser tout derrière pour recommencer ailleurs. Inverser cette tendance, par définition, ce n’est pas simple non plus.
Mais Carmeuse a fait le choix de rester en Wallonie !
C’est un choix, mais c’est surtout le fruit d’une capacité d’adaptation. Notre industrie doit son essor initial en Belgique au développement de la sidérurgie, à l’existence de charbon, de voies d’eau… Mais avec le déclin de la sidérurgie, si nous nous étions contentés de regarder nos clients dépérir, nous aurions dépéri avec eux. C’est ce déclin qui nous a forcé à regarder à l’étranger.
Qu’est-ce que cela représente aujourd’hui ?
La Belgique représente désormais moins de 5% de notre activité totale ! C’est l’endroit où tout a commencé, mais ce n’est plus le cœur de notre business.
Vous venez de reprendre un acteur chilien, Cementos Bio Bio : est-ce un jalon important ?
Au fil de son histoire, Carmeuse a pu construire des présences assez soutenues en Europe et en Amérique du Nord. Nous sommes également actifs sur des marchés émergents en Asie, au Moyen-Orient, en Afrique et en Amérique latine, au Brésil, mais avec des positions plus anecdotiques. Dans la réflexion que nous avons menée avec le conseil d’administration, nous avons adopté la stratégie d’augmenter notre présence dans des marchés où les perspectives de croissance sont plus importantes. Cet investissement au Chili répond à cette volonté, avec un acteur disposant d’une position forte dans le marché, de clients majeurs dans le secteur des non-ferreux et de réserves importantes, parmi les dernières dans la région. C’est une diversification de poids pour l’entreprise, tant au niveau géographique que du marché.

Est-ce un désaveu pour l’Europe ? Vous avez déclaré récemment qu’à ce rythme, nous devrions “faire le deuil de nos ambitions industrielles et climatiques” : la cote d’alerte est-elle atteinte ?
La réindustrialisation de l’Europe est essentielle, nécessaire et salvatrice. Il s’agit de ramener chez nous des maillons de transformation primaire ancrés dans le terroir, ce sont des emplois à pourvoir et des revenus à taxer, aussi. Cela garantit les chaînes de valeur et les standards humains auxquels nous produisons. En revanche, ce qui est frappant, c’est que l’on fait trop peu pour rendre l’Europe plus attractive.
Pour l’industrie, il faut de l’espace, nous en avons, mais l’octroi des permis n’est pas toujours très rapide. Il faut de l’énergie, mais les prix sont rédhibitoires. Il faut des contraintes sociales et environnementales, je ne le conteste pas, mais elles doivent être soutenables. En ce qui concerne les ambitions climatiques, nous avons défini des objectifs et des pénalités, mais sans prévoir les mesures structurelles pour permettre aux acteurs concernés d’atteindre les objectifs collectifs. On veut électrifier massivement, mais le distributeur n’a pas la capacité de connecter certains parcs d’activités : c’est un problème.
“Il s’agit de ramener chez nous des maillons de transformation primaire ancrés dans le terroir, ce sont des emplois à pourvoir et des revenus à taxer.”
Avons-nous pris beaucoup trop de retard ?
L’électrification rajoute une couche supplémentaire au problème. En France, ils ont décidé de rendre le pays attractif en développant fortement leur capacité de production décarbonée via le nucléaire : ils ont davantage de chance d’attirer des industries que la Belgique. Il y a visiblement la volonté d’investir chez nous désormais, mais je ne connais personne capable de produire des sources d’énergie décarbonée en cinq ans. Je ne dis pas qu’il faut désespérer, mais il y a une vraie urgence. C’est un défi majeur pour toute l’industrie des gros émetteurs. Des acteurs de premier rang dans l’acier ou la chimie se questionnent sur l’opportunité de continuer à investir en Europe. Or, ce sont nos clients !
Vous avez abandonné un gros projet avec Engie et John Cockerill, baptisé Columbus : pourquoi ?
Pour faire simple, l’idée était de capturer le CO2 émis quand on produit de la chaux, de le mélanger à de l’hydrogène vert pour en faire un carburant artificiel. Sur papier, c’était très intéressant. Le problème, c’est que 90% du prix de l’hydrogène vert, c’est l’électricité décarbonée qui alimente l’électrolyseur. Or, vu les niveaux de prix chez nous, le prix de revient final de cet e-fuel était largement supérieur à celui du fuel fossile, y compris avec les pénalités d’émission. Il était donc impossible de sécuriser l’appétit des clients. Un autre problème, c’est que l’Europe nous a signifié que l’électricité verte ne pouvait pas être subsidiée. Nous avons dû arrêter.
C’est révélateur ?
C’est dommage. Si nous avions une vision de ce que l’on veut comme économie pour l’Europe, on pourrait choisir les secteurs que l’on veut développer, les projets que l’on veut voir aboutir et analyser les défis qu’ils posent. Dans ce cas, il n’y avait aucun problème de faisabilité technique, ni de débouchés, mais bien de l’absence d’électricité verte. Le gouvernement pourrait faire un choix politique en se disant qu’il met à disposition une énergie abordable parce qu’il veut implanter une industrie de carburant synthétique et qu’il y voit un intérêt stratégique : cela peut servir les aéroports en plein développement. Mais ce choix, on ne le fait pas, comme on ne le fait pas pour l’octroi des permis ou les expropriations éventuelles. On a besoin d’une vision intégrée.
Vous voyagez beaucoup : la dynamique est-elle plus audacieuse ailleurs ?
Le problème, c’est que le monde est plus souvent différent que mieux ou moins bien. Ce n’est pas noir ou blanc. Il y a des environnements en Asie qui sont inspirants par leur dynamisme, mais où les considérations sociales, environnementales ou humaines sont loin de nos standards. En Amérique du Nord, il y a un a priori favorable à l’esprit d’entreprise. Un ambassadeur des États-Unis m’a dit un jour : “Ce qui est très bizarre pour moi, c’est que quand il y a une crise, en Europe, vous donnez de l’argent aux gens pour les aider. Aux États-Unis, on le donne aux entreprises parce que cela garantit les emplois”.
C’est anecdotique, mais cela dit beaucoup. Les entreprises souffrent encore d’une mauvaise image en Europe occidentale. Elles suscitent de la suspicion parce qu’elles chercheraient à maximaliser le profit en écrasant les gens. C’est extrêmement insultant par rapport à la façon dont l’immense majorité des entreprises fonctionnent. Il n’y a pas des méchants dans le privé et des gentils dans le public. Nous sommes tous des êtres humains qui avons des valeurs, des enfants à l’école et des espoirs pour l’avenir du continent.
Par ailleurs, il faut bien que la richesse se crée quelque part…
Beaucoup d’activités le font, bien sûr, certainement les enseignants, par exemple. Mais les entreprises créent de la valeur au sens monétaire, captable et redistribuable, c’est indéniable. Or, elles ne sont pas du tout reconnues pour ce statut, alors que tout démarre de là.
Sommes-nous trop attentifs aux valeurs ? Ne faut-il pas trouver le juste équilibre ?
Je dis souvent que pour faire de vieux os, on peut mener une vie saine, dormir suffisamment d’heures par nuit, ne pas fumer, ne pas boire d’alcool, rester raisonnable dans le contenu de son assiette et pratiquer du sport régulièrement. C’est une vision idéalisée. Mais si vous ne regardez jamais en traversant la rue, tout cela ne sert à rien. En Europe, nous sommes tellement focalisés sur les raisons idéalisées pour rester vivants que l’on oublie de regarder en traversant la rue. En d’autres termes, nous devons aussi veiller à ce que l’économie reste porteuse si on veut qu’elle soit idéale.
Avez-vous l’impression que votre voix est entendue ?
Cela évolue depuis quelques années. Ma préoccupation, c’est que notre vitesse de décision est beaucoup trop lente, que ce soit au niveau belge, en raison de notre lasagne institutionnelle, ou au niveau européen, avec la nécessité de s’entendre de façon consensuelle à 27. Nous sommes confrontés à un problème identifié, important et urgent ! Quand on prend l’apéro à la maison et que l’on discute de l’endroit où l’on va partir en vacances l’année prochaine, on peut prendre le temps. S’il y a le feu dans la cuisine, on ne commence pas un procédé délibératoire consensuel.
Nos modes décisionnels ne sont pas du tout adéquats. N’y aurait-il pas un mérite à définir une forme de pouvoirs spéciaux pour certaines urgences liées à la réindustrialisation ou à la décarbonation ? Quand il y a eu le covid, je n’ai pas eu le sentiment que le Parlement était beaucoup associé aux décisions de confinement. Personne ne s’en est offusqué parce que tout le monde voyait la nécessité de le faire. Il y avait un encadrement, des experts, mais nous n’étions pas dans un fonctionnement institutionnel normal.

Sommes-nous dans cet état d’urgence là, vraiment ?
Si on veut garder nos ambitions au même niveau, nous sommes dans un état d’urgence complet. L’Europe a fait le pari d’une voie vertueuse en espérant que le reste du monde lui emboîterait le pas, ébloui par la sagesse des Lumières du Vieux Contient, mais la réalité, c’est que personne n’a suivi.
“L’Europe a fait le pari d’une voie vertueuse en espérant que le reste du monde lui emboîterait le pas, mais la réalité, c’est que personne n’a suivi.”
Au contraire, les États-Unis de Donald Trump font marche arrière…
Exact. J’ai discuté plusieurs fois avec des Américains très éduqués et plusieurs d’entre eux pensaient que l’Europe construisait toute cette ambition de décarbonation pour masquer ses problèmes de compétitivité et ralentir les autres économies. En tant qu’Européen, je sais que ce n’est pas du tout le point de départ, c’est une ambition climatique louable et nécessaire. Mais la façon dont on l’a construite, en oubliant d’assurer un modèle économique vigoureux, interpelle les autres qui voient une économie morose, en déclin, ouverte aux véhicules chinois alors que notre industrie automobile s’effondre. Notre vision n’est pas très inspirante.
En tant que CEO d’un groupe mondial, misez-vous davantage sur le reste du monde?
Toutes les entreprises, comme je le disais, travaillent avec les contraintes qui s’imposent à elles. La responsabilité du CEO, c’est de maximaliser l’efficacité en tenant compte de cela. Je sais où je suis sous pression. En Europe, le plus important pour nous, c’est la santé de nos clients. Le jour où il n’y aura plus de sidérurgie ou que la construction battra encore plus de l’aile, je n’en n’aurai plus. C’est cela qui est préoccupant, d’autant qu’on ne sait pas déménager nos usines et nos gisements. Quand je vois l’évolution de la production d’acier en Europe, cela fait peur…
Mais ne pouvez-vous pas ouvrir des usines et des gisements ailleurs ?
C’est ce que l’on fait au Chili. En revanche, s’il n’y a plus d’industrie de la chaux en Europe un jour, ce ne sera pas parce que nous aurons décidé de baisser le volet, mais bien parce qu’il n’y aura plus de client. Cela fait plusieurs années que nous sommes un certain nombre à nous dire que l’on a touché le fond, qu’il y aura forcément un sursaut, mais malheureusement, on ne le voit pas venir dans les faits. Il ne faut pas croire que l’avenir de notre économie se trouvera dans les services et les supermarchés, parce qu’il n’y aura plus personne pour les payer.
“S’il n’y a plus d’industrie de la chaux en Europe un jour, ce ne sera pas parce que nous aurons décidé de baisser le volet, mais bien parce qu’il n’y aura plus de client.”
PROFIL • 1971 : Naissance • 1994-2007 : Directeur corporate finance à la Générale puis chez Fortis • 2007-2015 : CFO, chief sales puis CEO de Magotteaux • 2021 : Manager de l’Année • 2022 : Deputy CEO de Carmeuse • 2023 : CEO de Carmeuse
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