“Sans les achats européens, l’industrie de défense américaine ne peut pas survivre”

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Freddy Versluys est un vétéran du secteur de la défense. Pendant presque quatre décennies, il a été le PDG d’une entreprise dans un secteur que l’on imaginait en déclin. Aujourd’hui, Optronic Instruments & Products (OIP) connaît des années record. “L’Europe a complètement démantelé sa défense au cours des vingt dernières années. Parce que le monde allait devenir pacifique. Comment peut-on être à ce point naïf? »

Optronic Instruments & Products (OIP), est une entreprise spécialisée dans les caméras de pointe. 85 % du chiffre d’affaires de cette entreprise, basée à Oudenaarde, provient de produits pour la défense. De plus, OIP fabrique des caméras pour des satellites et d’autres engins spatiaux. Son directeur général, Freddy Versluys (67 ans), est actif dans l’entreprise depuis 35 ans. De quoi lui donner un œil acéré sur les turbulences géopolitiques des derniers jours.

La Russie continue de subir de lourdes pertes en Ukraine.

“Le président Vladimir Poutine adopte la même technique que ce qui se faisait durant la Seconde Guerre mondiale. Il continue d’engager des ressources alors que cela va de mal en pis. On envoie même des Nord-Coréens et des Africains sur le champ de bataille. À un moment donné, il n’y aura plus personne à envoyer. Les Russes ne veulent pas aller au front. Pas plus que les Ukrainiens, d’ailleurs. Combien de temps la Russie peut-elle encore soutenir cela économiquement ?”

On ne peut pourtant s’empêcher de penser que la balance penche de plus en plus du côté russe.

« L’armée russe reste étonnamment faible. L’Ukraine est beaucoup plus stratégique et est technologiquement plus flexible, par exemple avec les drones. La Russie est moins en avance dans ce domaine. Elle doit compter sur la force brute et utiliser de la chair à canon. Les chars russes sont technologiquement inférieurs, mais les Russes en ont dix fois plus. Les Russes ont toujours misé sur la masse, y compris pendant la guerre contre Napoléon et pendant la Seconde Guerre mondiale contre l’Allemagne nazie.

Le plus grand défi reste donc que l’Occident apporte un soutien suffisant à l’Ukraine. Si ce soutien disparaît, l’Ukraine est finie. Mais les réserves militaires de l’Europe sont pratiquement épuisées. Nous avons tout donné à l’Ukraine. Tôt ou tard, les troupes devront suivre. Sauf que pour le président Poutine une force de maintien de la paix est une ligne rouge».

Aujourd’hui, la panique domine en Europe. Les Russes pourraient rapidement envahir d’autres pays.

“Il faut nuancer. La foudre ne tombe pas toutes les fois qu’il tonne. Mais il est clair que cela gronde. L’Europe dispose certainement des personnes, des ressources et de la technologie pour construire une défense puissante. Mais construire une véritable industrie de défense prendra cinq à six ans. L’Europe a complètement démantelé sa défense au cours des vingt dernières années. Le monde allait devenir pacifique, pensait-on. Plus jamais de guerre. À quel point peut-on être naïf ? En tant que puissance militaire, l’Europe ne signifie rien dans le monde.”

L’OTAN était pratiquement déclarée morte ces derniers jours.

L’OTAN est-elle vraiment morte ? C’est une question difficile. L’institution n’est pas morte, mais bel et bien malade. Le président américain Donald Trump insiste, voire menace, sur le fait que l’Europe doit dépenser plus pour la défense. Le président américain est dans la provocation permanente. Il faut prendre ses déclarations avec des pincettes. Trump est avant tout un homme d’affaires. Sans les achats européens, l’industrie de défense américaine ne peut pas survivre. Le marché intérieur américain est énorme, mais ne suffit pas à maintenir ces entreprises. Jusqu’à 80 % des dépenses européennes dans le secteur de la défense sont achetées aux États-Unis.”

Le ministre fédéral de la Défense, Theo Francken (N-VA), souhaiterait transformer l’usine Audi à Forest en une usine d’armement.

“C’est intelligent. Pour une défense crédible, il faut à la fois la technologie et la capacité de production. La Chine le fait aussi. Le pays possède des usines capables de produire jusqu’à mille missiles par mois de manière entièrement automatisée. Ces missiles ne sont pas produits en continu, mais le pays est prêt. Les Chinois n’ont qu’à appuyer sur le bouton dans l’usine, et la production commence. Une usine qui reste inutilisée est-elle un poste de coûts inutile ? Peut-être, mais c’est le prix que nous devrons payer pour notre prospérité. Et 3 euros sur 100 du produit intérieur brut (PIB) n’est pas un montant excessivement élevé. Ces 3 % du PIB pour la défense sont même un minimum.”

L’Europe peut-elle à nouveau cultiver une culture militaire ?

“Je travaille depuis 35 ans pour OIP, dont 29 ans en tant que PDG. J’ai surtout vécu les mauvaises périodes, lorsque la défense était mise de côté. Aujourd’hui, on considère la défense comme un secteur clé. Il y a clairement un tournant. Chaque jour, l’armée est dans l’actualité.”

Pour votre entreprise, 2023 a été une année record. Le chiffre d’affaires a fortement augmenté, passant de 51 millions d’euros en 2021 à 76 millions d’euros en 2023.

“Nos commandes ne viennent pas de l’armée belge. C’est aussi le cas pour les autres entreprises de défense de notre pays. L’armée dispose maintenant de plus de ressources, mais je ne m’attends à de grandes commandes qu’à partir de 2026 au plus tôt. Les grandes commandes d’OIP viennent des armées allemande et française.”

La filiale de Tournai, OIP Land Systems, connaît aussi des temps prospères. La guerre en Ukraine a fait exploser les revenus de l’entreprise, passant de 3,5 millions d’euros en 2020 à un record de 22 millions d’euros en 2023, avec un bénéfice d’exploitation de 9 millions d’euros.

“Tournai c’est autre chose. C’est à la base un stock de tanks d’occasion. Des dizaines de tanks Leopard y étaient stockées depuis des années sans être utilisées. Aujourd’hui nous les réparons et ils sont ensuite envoyés en Ukraine. En 2023, nous avons vendu 49 tanks Leopard au géant allemand de la défense Rheinmetall. Sur les 430 véhicules en stock, nous en avons déjà livré 266. Les clients pour Tournai sont principalement des gouvernements européens.”

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