Une meilleure dynamique au travail ? Apprenons des bonobos
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Dans les groupes de singes, les comportements perturbateurs, et a fortiori les comportements transgressifs, ne sont pas tolérés, explique le biologiste comportemental et coach organisationnel Patrick van Veen. C’est souvent bien différent sur le lieu de travail. Que peuvent apprendre les groupes humains des groupes de singes ? J’exhorte chacun à avoir le courage de ne pas fermer les yeux quand un collègue dépasse les bornes.
Patrick van Veen est biologiste et spécialiste du comportement social des singes et des humains. Il observe de nombreuses similitudes entre les deux. Il partage ces précieuses connaissances avec les entreprises et les enseignants via son entreprise Apemanagement, qui propose également des formations visant à améliorer la dynamique de groupe au sein des organisations. Dans son dernier livre, Help! Het is hier een beestenbende (Au secours ! C’est une vraie jungle ici), la suite de Help! Mijn baas is een aap (Au secours ! Mon patron est un singe), il aborde le comportement transgressif sur le lieu de travail.
Vous osez une approche originale : vous analysez les comportements transgressifs à travers la biologie du comportement. Pourtant, on préfère aujourd’hui attribuer ces problèmes aux structures sociales.
PATRICK VAN VEEN. « Il y a toujours eu des périodes où l’on analysait davantage le fonctionnement humain à travers la biologie, alternant avec d’autres où l’on considérait que l’humain se développe principalement sur le plan culturel. Je pense que ces deux perspectives sont intéressantes. Mais quoi qu’on en dise, l’être humain reste un être animé par de nombreux instincts primitifs. Certes, notre comportement a évolué par rapport à celui des autres primates, mais c’est peut-être là que se trouve l’explication de certains dysfonctionnements actuels. Car chez les singes, un principe fondamental prévaut : le groupe garantit l’harmonie sociale. Le comportement perturbateur, et a fortiori le comportement transgressif, n’est pas toléré. »
Si je comprends bien votre livre, les singes corrigent immédiatement tout comportement perturbateur.
“Prenons l’exemple des chimpanzés : ils sont contraints de vivre ensemble. Ils ne peuvent pas fuir leur groupe, dont ils dépendent pour leur survie. La stabilité et la tranquillité sont essentielles, et toute menace est immédiatement neutralisée, soit par le mâle alpha, soit par le groupe dans son ensemble. Pour nous, avec notre mode de vie occidental, c’est différent. Nous ne dépendons plus d’un seul groupe pour survivre. Si un collègue empoisonne l’ambiance au travail, on peut se dire : “À 17h, je rentre chez moi et basta.” La nécessité pour le groupe de corriger cette personne est donc moins pressante, ce qui laisse perdurer certains comportements.”
chez les singes, un principe fondamental prévaut : le groupe garantit l’harmonie sociale. Le comportement perturbateur, et a fortiori le comportement transgressif, n’est pas toléré.
Comment remédier à cela ? Vous ne croyez pas aux déclarations de valeurs et de normes.
“Les organisations aiment formuler des valeurs fondamentales pour guider le comportement. Je trouve cela peu pertinent. C’est louable de vouloir instaurer une homogénéité en matière de normes et de valeurs, mais dans la pratique, c’est irréalisable. Il n’y a que dans les clans criminels et les bandes de motards que cela réussit encore. Dans les organisations modernes, des personnes issues de milieux très divers se côtoient, chacune avec ses propres codes et interprétations. En fin de compte, il faut orienter les comportements concrets. Ce n’est pas ce qui est sur le papier qui compte, mais ce qui se passe dans la pratique.”
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Comment peut-on y parvenir ?
“En établissant ensemble des règles de conduite pour éviter que des comportements perturbateurs ne dégénèrent en situations transgressives. Lorsqu’une personne intègre une entreprise, on lui explique ses tâches et responsabilités, mais rarement les règles comportementales. Par exemple : quel ton doit-on employer pour s’adresser à un collègue ? Un nouvel employé peut-il interrompre un ancien lors d’une réunion ? Où est la limite pour les gestes amicaux ? Pour éviter tensions et malentendus, il est utile de se réunir régulièrement pour discuter des règles de comportement.”
Faut-il tout formaliser ? Ne peut-on pas simplement apprendre ces règles en observant ?
« Dans un environnement harmonieux, ce n’est pas nécessaire. Mais certaines organisations sont à haut risque en matière de comportements transgressifs. Par exemple celles qui sont fortement hiérarchisées et où les dirigeants s’octroient des privilèges ou abusent de leur pouvoir. Ces problèmes sont aussi plus fréquents dans les équipes moins pérennes, formées sur des projets temporaires, comme dans les médias, la construction ou l’IT, où les travailleurs indépendants sont nombreux. Plus vulnérables, ils n’oseront pas facilement dénoncer des comportements inacceptables. »
Vous affirmez que certains comportements négatifs sont même récompensés.
« Prenons l’exemple d’un négociateur impitoyable qui décroche des contrats en exerçant des pressions ou en intimidant. Il rapporte de l’argent à l’entreprise. Mais s’il adopte le même comportement avec ses collègues ou son équipe, cela pose un problème. Dans les environnements très compétitifs, où il faut impressionner par ses heures de travail ou ses résultats financiers, on peut se demander quel type de comportement cela favorise. Ce phénomène est visible dans les cabinets d’avocats, les universités et certaines entreprises. »
Vous oubliez le secteur culturel...
« Ce secteur affiche effectivement un taux élevé de comportements problématiques. Les gens exceptionnellement brillant ont longtemps pu se permettre des choses inacceptables. On observe le même phénomène dans le milieu médical : lorsqu’un chercheur est particulièrement bon, tous ses comportements sont tolérés, et la direction préfère généralement étouffer les signaux d’alarme aussi longtemps que possible. »
La stabilité sociale du groupe est plus importante que le génie individuel
Que faire d’un chef d’orchestre brillant, mais tyrannique avec ses musiciens ?
« L’exclure. Immédiatement. La stabilité sociale du groupe est plus importante que le génie individuel. Il y a vingt ans, ces comportements étaient tolérés, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Cela ne signifie pas nécessairement un licenciement, mais il faut établir des limites claires et intransigeantes. »
Vous pensez que ce n’est pas aux victimes de définir ce qui est transgressif. Pourquoi ?
« Certains comportements – cris, intimidations, harcèlement, attouchements – sont objectivement inacceptables. Mais d’autres peuvent être perçus différemment selon les personnes. C’est pourquoi il appartient au groupe de trancher. Un collègue peut tolérer une plaisanterie douteuse, mais un nouvel arrivant pourrait s’en offusquer. Il est donc essentiel d’avoir des règles claires, définies collectivement. »
Vous voyez le groupe comme un monument de sagesse. En réalité, c’est beaucoup plus mouvementé, avec des clans, des commérages et des jeux de pouvoir.
« Pourtant, d’après mon expérience, les gens sont généralement prêts à examiner leur comportement de manière raisonnable. Mais bien souvent, des schémas se sont installés sans que personne ne les remette en question. Si vous parvenez à les mettre en lumière, vous tenez une opportunité de provoquer un vrai changement. Il faut éviter d’attendre qu’un incident majeur éclate pour agir. À ce stade, on a déjà cinq longueurs de retard, et les gens adoptent des positions défensives, surtout si une procédure juridique est déjà en cours. »
Vous estimez qu’un dirigeant incapable de prévenir de telles dérives doit partir.
« C’est ce que j’ai appris des singes. Le mâle ou la femelle alpha est responsable du maintien de l’harmonie dans le groupe. Si cela échoue ou s’il néglige ce rôle, il doit en subir les conséquences. De la même manière, un dirigeant d’entreprise détient à la fois le pouvoir et la position pour intervenir. »
Les chimpanzés ne sont pas tendres avec ceux qui dépassent les limites. Vous avez dit : “Au bout de deux avertissements, c’est terminé, ils sont éjectés.”
« Parfois, un mâle agressif surgit dans un groupe et attaque ou agresse sexuellement les autres. La réaction est alors immédiate et violente. C’est très simple : chez les singes, on vit ensemble 24 heures sur 24, sept jours sur sept. Si un individu empoisonne l’atmosphère, c’est tout le groupe qui en pâtit. Et cela n’est pas toléré. »
Que se passe-t-il si le tyran, c’est le chef ?
« Chez les chimpanzés, il est évincé. Chez les humains, c’est plus compliqué, car un groupe a moins de pouvoir face à un leader. Mais on voit souvent des tentatives de saper son autorité en coulisses. Les entreprises devraient évaluer leurs dirigeants beaucoup plus souvent. Cela doit être fait de façon organisée, car ce n’est pas un processus naturel. »
Le tyran est “cancelled”, pour reprendre un terme actuel.
« La grande différence, c’est que chez les chimpanzés, c’est le groupe lui-même qui agit. Dans la cancel culture, c’est le monde extérieur qui intervient. Il vaudrait mieux que l’initiative vienne directement du groupe concerné. J’exhorte chacun à avoir le courage de ne pas fermer les yeux quand un collègue dépasse les bornes. C’est ce qui a souvent mal tourné dans les récents scandales. Les collègues, les autres parties prenantes, les dirigeants – tous ont laissé faire. Jusqu’à ce que l’opinion publique s’en mêle et crie au scandale. Ce n’est qu’à ce moment-là que des mesures ont été prises, souvent dans la précipitation, pour sauver l’image de l’entreprise. »
Vous faisiez partie du panel d’experts de l’émission de télé-réalité Mariés au premier regard aux Pays-Bas. Cela vous a-t-il éclairé dans votre métier de coach en organisation ?
« Ce que j’en retiens surtout, c’est que construire une relation amoureuse avec un inconnu et bâtir une relation de travail avec des collègues repose sur les mêmes questions : quelles règles établissons-nous ensemble ? Comment gérons-nous les frustrations mutuelles ? Une autre chose m’a marqué : parfois, au bout de 48 heures, il était évident que cela ne fonctionnerait pas entre deux candidats. Pourtant, jamais personne n’a su simplement lâcher prise et dire : restons cordiaux, profitons du temps restant et séparons-nous ensuite en bons termes. Non, dès qu’ils réalisaient que la magie n’opérait pas, c’était immédiatement la guerre. Comme si le conflit et l’escalade étaient nécessaires pour justifier l’échec. Je vois la même chose sur le lieu de travail : quelqu’un qui veut partir va souvent chercher la confrontation pour rationaliser sa décision. »
Revenons aux singes. Les bonobos désamorcent les conflits par le sexe. Que pouvons-nous en apprendre ?
« À chaque fois que j’aborde la vie sexuelle très active des bonobos lors de mes conférences, je vois des hommes sourire. Mais je dois les décevoir : chez les bonobos, les rapports sexuels concernent presque exclusivement les femelles entre elles. Ce qui est fascinant, c’est que leur sexualité est très ritualisée, servant à apaiser les tensions. Autrefois, on disait que les bonobos étaient des singes pacifiques qui ne connaissaient pas les conflits. C’est faux : j’en ai vu qui ont perdu des doigts ou des orteils dans des disputes qui ont mal tourné. Mais justement, pour éviter ces affrontements, ils usent de cette stratégie préventive. Cela dit, votre question était de savoir ce que nous, humains, pouvions en tirer. »
Je suis curieux...
« Ce qui me frappe en Belgique, c’est que les entreprises, banques et organisations sont souvent installées à proximité de restaurants agréables. Aux Pays-Bas, les bureaux sont repoussés en périphérie, là où il n’y a aucun restaurant à l’horizon. Pire encore, les cantines d’entreprise disparaissent peu à peu. Or cette culture du déjeuner. Ces moments permettent au groupe de renforcer ses liens. C’est exactement ce que font les bonobos. Leur sexualité joue le même rôle que nos repas partagés, nos pauses-café ou nos verres après le travail. Ces petits rituels de socialisation sont essentiels à la cohésion d’un groupe, et leur importance ne doit pas être sous-estimée. »
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