Transparence salariale: Que les gros salaires lèvent le doigt !
Le 10 mai dernier, le Parlement européen a donné son feu vert à la directive 2023/970. En améliorant la transparence salariale, elle vise à lutter contre la discrimination entre hommes et femmes. L’objectif est plus que noble mais, outre à savoir ce que gagne son voisin de bureau, la réglementation, très précise, soulève un certain nombre de questions eu égard à la structure socioéconomique de notre pays.
Le 24 avril dernier, le Conseil européen, sous la présidence de Charles Michel, a adopté de nouvelles règles sur la transparence des rémunérations. Quelques jours plus tard, le 10 mai, le Parlement européen a fait de même et a entériné la directive 2023/970. En résumé, cette directive vise à lutter contre la discrimination en matière de rémunération et à contribuer à combler l’écart salarial entre les femmes et les hommes dans l’Union européenne.
En vertu des nouvelles règles, les entreprises seront tenues de partager des informations concernant les salaires, et de prendre des mesures en cas d’écart de rémunération entre les femmes et les hommes supérieur à 5 %. La directive comprend également des dispositions sur l’indemnisation des victimes de discrimination en matière de rémunération ainsi que des sanctions pour les employeurs qui enfreignent les règles.
Ça c’est pour la théorie. Dans la pratique, c’est le flou le plus complet…
Bon élève
Avant d’aller plus loin, remettons les choses dans leur contexte. Dans l’Union européenne, l’écart salarial horaire entre les femmes et les hommes s’élève à 13 %. Cet écart a évidemment un impact sur la qualité de vie mais aussi sur la pension où, selon le Conseil européen, l’écart grimpe à 30 % ! Le problème est donc plus que prégnant dans l’UE et la transparence des rémunérations est une des solutions pour le combattre. En Europe, la Belgique fait figure de bon élève de la classe. Contacté, le cabinet du ministre de l’Economie et de l’Emploi, Pierre-Yves Dermagne, évoque un écart salarial compris entre 5 et 8 % (Eurostat parle de 5 %, l’OCDE d’1,2 %). Il rajoute que ” sans correction pour la durée de travail, le salaire annuel brut moyen des femmes est 21 % moins élevé que celui des hommes. Le travail à temps partiel est, en effet, l’une des causes principales de l’écart salarial “.
Le cabinet rappelle, enfin, à très juste titre, que ” cela fait plus de 10 ans qu’en Belgique on lutte efficacement contre les différences salariales hommes/femmes avec des bons résultats “. Il évoque là la loi d’avril 2012 (complétée à plusieurs reprises) visant à lutter contre l’écart salarial entre hommes et femmes. Ironie de l’histoire, cette loi parlait de rendre visible, donc transparent, et négociable cet écart salarial. Cette loi impose un contrôle des classifications de fonctions et une obligation de négocier des mesures contre cet écart au niveau sectoriel. Elle oblige aussi les entreprises de plus de 50 collaborateurs à procéder, tous les deux ans, à une analyse de la structure de leur rémunération et de la coucher dans un rapport complet ou abrégé suivant les cas. On est donc dans l’esprit de la directive mais en matière de transparence, cela n’a pas changé grand-chose dans les bureaux. On ajoutera encore, à notre crédit, qu’en 1975, le Comité national du travail (CNT) a accouché de la CCT 25 sur l’égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins (sic). Modifiée en 2001 (25 bis) et en 2008 (25 ter), elle doit obligatoirement être annexée à tous les règlements de travail belges.
La Belgique doit transposer cette directive dans sa législation pour le mois de juin 2026. Notre pays n’a pas été toujours un champion européen en termes de transposition mais on sent chez le ministre Dermagne une volonté de ne pas traîner. Son cabinet évoque ” un texte en bonne voie. Mais le tempo est donné par la secrétaire d’Etat à l’Egalité des Chances. Et puis, nous attendons l’agenda de la Commission européenne.”
D’ici à 2026, les entreprises belges vont devoir objectiver les critères d’évolution salariale et la composition des packages salariaux.
Et après ?
Reste que l’idée est d’essayer d’aller le plus loin possible sous cette législature même, en laissant aux parlementaires le soin de poursuivre les discussions pour avancer “. Du côté des entreprises, selon la FEB, on attend ces futures règles nationales avant de mettre en place de nouveaux mécanismes en l’absence de sécurité juridique. Il n’en demeure pas moins que d’ici à 2026, les entreprises belges vont devoir objectiver les critères d’évolution salariale et la composition des packages salariaux, tout en continuant à valoriser les performances des travailleurs.
Les nouvelles règles concerneront les rémunérations de tout le monde ainsi que les candidats à l’emploi. Chacun sera donc capable de faire son propre benchmark tant en interne que vis-à-vis des entreprises concurrentes. Dit plus prosaïquement, indépendamment de la question du genre, on va savoir ce que gagnent les collègues. Et si on est plus ou moins bien loti. C’est, à tout le moins, une révolution culturelle puisqu’en Belgique, la question du salaire demeure assez taboue, surtout chez les plus anciens.
Le diable et ses détails
Pour de nombreux experts, la profondeur de cette directive et l’impact qu’elle va avoir sur les relations sociales devrait impliquer une saisine du CNT où il est parfois plus simple d’évoquer ces sujets-là qu’au parlement. Cette saisine apparaît d’autant plus nécessaire que certaines dispositions posent question et que le diable se niche toujours dans les détails.
” C’est une directive d’idéalistes, assure Jérôme Aubertin, partner chez Stibbe spécialisé dans le droit du travail. Le but recherché est noble et ne se discute pas mais là, on a sorti l’artillerie lourde. Tout d’abord, le problème n’est pas tant de transposer mais de produire une loi qui soit applicable. L’égalité salariale, tout le monde est d’accord aujourd’hui. Mais comment va-t-on la faire respecter en pratique ? Comment va-t-on contrôler et sanctionner ? Il va aussi falloir veiller à ce que tous les acteurs soient parfaitement informés. La directive stipule, en gros, que les entreprises de moins de 100 personnes ne sont pas concernées. Or, nous sommes un pays de PME… Celles dont le personnel varie entre 100 et 250 ne devront informer les autorités de leur structure salariale que tous les trois ans. Finalement, on met en place un processus très lourd uniquement pour celles au-delà de 250 personnes. Mais combien y en a-t-il en Belgique ? Cela va nécessiter un travail colossal de classification de toutes les fonctions dans tous les secteurs et les salaires afférents. J’ai envie de dire aussi que cette obligation ne va pas pousser les entreprises à dépasser les 100 personnes. “
Les barèmes, c’est le cash. Il n’y a pas de réelle visibilité sur le reste.” – Jérôme Aubertin (Stibbe)
Rendre les rémunérations transparentes, c’est rendre public les salaires bruts mais aussi tous les avantages extralégaux ainsi que les bonus liés, entre autres, à la performance.
” On va toujours pouvoir justifier la différence de traitement concernant ces bonus, poursuit Jérôme Aubertin. Mais cela risque de devenir inaudible dans le contexte. Sans compter que l’on risque de retomber dans des stéréotypes genrés. Beaucoup de couples en Belgique ont toujours un fonctionnement archaïque, qui convient aux deux ceci dit, avec la femme qui, plus souvent, va chercher les enfants à la crèche ou à l’école. Moins facile d’avoir un bonus à la performance du coup. Autre exemple insidieux : il revient de mes clients que nombreuses sont les femmes qui n’épuisent pas leur budget mobilité. Elles choisissent plus fréquemment une voiture plus petite ou plus pratique pour transporter les enfants, genre monovolume.
A l’avenir, va-t-on les obliger à choisir la voiture la plus chère dans leur budget au nom de l’équilibre salarial ? “
Jérôme Aubertin, qui a bien étudié la directive, soulève un autre lièvre : celui de l’utilisation des informations collectées. ” Il est stipulé que les représentants des travailleurs ne pourront utiliser ces données que dans le cadre de la transparence salariale. C’est de l’utopie pure et simple et on sait déjà que cela ne sera pas respecté. Il faut être naïf pour croire le contraire. Ce n’est pas un procès d’intention du tout. Je m’explique : le rôle d’un délégué syndical est de revendiquer de meilleures conditions de travail et, cycliquement, des augmentations de salaire. Vous croyez sincèrement qu’il va faire abstraction des données récoltées avant de formuler ses revendications ? Ce serait aller contre sa nature et c’est bien compréhensible. Curieux de savoir ce que le CNT va penser de cela et quel modus operandi ils vont trouver. “
La directive européenne va s’imposer à tout le monde et, donc aussi, aux entreprises publiques et administrations. Cela suppose d’aller au-delà d’une réécriture de la CCT 25 puisqu’elle ne s’applique qu’au privé. Une autre révolution culturelle est donc attendue.
Vue sur le public
” La fonction publique au sens large est codifiée et rythmée par les barèmes, conclut Jérôme Aubertin. Tout cela est bien connu et publié. Mais les barèmes, c’est le cash. Il n’y a pas de réelle visibilité sur le reste, sur les avantages consentis, les voitures, etc. A partir de 2026, nous allons avoir une véritable vue sur les salaires du public. En particulier, ceux des hauts fonctionnaires des administrations. Pas sûr que cela plaise à tout le monde.
D’une façon générale, en Belgique, on n’a jamais voulu communiquer sur les salaires des directions tant dans le privé que dans le public. Ou alors dans leur globalité. Les entreprises ont des barèmes internes qu’elles appliquent et adaptent au benchmark de leur secteur. Mais rares sont celles qui communiquent, histoire de ne pas s’engager trop ou de pouvoir faire des ajustements s’il faut débaucher un vrai talent. Il ne faut pas perdre cette possibilité-là non plus dans le cadre de la pénurie. “
Finalement, cette directive sur la transparence salariale, si elle va autoriser de réduire l’écart entre les hommes et les femmes pour des fonctions et des contextes similaires, va aussi dévoiler ce que les top managers, tant du public que du privé, gagnent. En d’autres termes, les gros salaires vont lever le doigt…
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