Souffrances professionnelles: quand le travail se retourne contre la vie
Sociologue, clinicien et professeur à l’UCLouvain, Thomas Périlleux reçoit des patients en souffrance psychologique professionnelle dans une clinique du travail à Liège et en privé à Namur. Dans “Le travail à vif”, il livre le récit, poignant et inquiétant à la fois, d’expériences professionnelles difficiles qui ont entraîné des burn-out et d’autres atteintes mentales. Un livre que tous les DRH du pays devraient lire…
À la fin de l’année dernière, l’Inami a publié ses toutes dernières statistiques sur l’invalidité au travail (absence d’un an ou plus). Celles-ci portent sur 2023. Cette année-là, 493.681 salariés et chômeurs et 32.826 indépendants étaient concernés, soit 526.507 Belges. Un chiffre qui ne cesse de furieusement grimper: en 2014, il atteignait à peine les 320.000.
Tant chez les salariés que les chômeurs et indépendants, les deux principales causes sont bien connues et poursuivent toutes deux une progression tout aussi furieuse : 197.800 personnes souffraient de troubles mentaux (et de comportement) et 166.100 présentaient des maladies du système ostéo-articulaire, des muscles et du tissu conjonctif.
Deux tiers des atteintes psychiques sont des burn-out et des dépressions. Leur prévalence a bondi de 46% sur les cinq dernières années étudiées ! Les chiffres 2023 confirment la prévalence largement féminine de cette invalidité. Cette année-là, six malades de longue durée sur dix étaient des femmes.
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Une activité humaine
Vu le constat chiffré impressionnant, le burn-out, classé – enfin – en 2019 par l’OMS comme un phénomène lié au travail, fait couler beaucoup d’encre depuis quelques années. Assez logiquement, les experts de tous poils cherchent à comprendre sa forte progression, les sources de sa prévalence croissante et les concepts managériaux en cause. Comme le souligne l’Inami dans son analyse 2023, de plus en plus d’éléments soulignent le lien entre d’un côté, stress, conditions de travail, manque d’intérêt pour ce travail, et de l’autre côté, l’incapacité de travail et l’invalidité. Certaines mauvaises langues imaginent aussi que le burn-out est devenu un fourre-tout facile qui permet de justifier une absence de longue durée au travail.
Pour bien comprendre les situations qui débouchent sur des troubles psychiques, la lecture du dernier livre de Thomas Périlleux, clinicien, sociologue, professeur de sociologie clinique du travail et des organisations à la Louvain School of Management de l’UCLouvain, s’impose. Intitulé Le travail à vif, il vient d’obtenir le prestigieux prix “Penser le travail” décerné par le journal Le Monde en collaboration avec Sciences Po Paris. Dans cet ouvrage, il s’appuie sur les récits anonymisés de patients reçus en privé à Namur et dans la clinique du stress et du travail à Liège (Cites) pour éclairer les problématiques rencontrées dans le monde du travail en Belgique, mais aussi analyser l’impact de pratiques managériales et de la réalité économique sur les travailleurs.
Les dérives de la performance
Les maladies du travail nous alertent sur les dérives catastrophiques de la performance productiviste qui épuise autant les hommes que la planète. Elles induisent un retournement du travail contre la vie, dont le burn-out est l’une des expressions les plus courantes. Après 15 ans de consultations, Thomas Périlleux n’est pas surpris des chiffres du burn-out en Belgique.
“Les problèmes de santé mentale ne diminueront pas tant qu’on ne changera pas de paradigme dans le monde du travail. Dans le cas du burn-out, il y a toujours eu cette balance entre pathologie du travail et pathologie du travailleur. En réalité, ce sont des fils qui se tissent entre les deux. Comment une histoire personnelle résonne dans un contexte de travail néfaste. Ce n’est pas une pathologie ou l’autre, c’est l’une et l’autre.
“Dans le cas du burn-out, il y a toujours eu cette balance entre pathologie du travail et pathologie du travailleur. Ce n’est pas une pathologie ou l’autre, c’est l’une et l’autre.” – Thomas Périlleux
En tant qu’individu, on ne se divise pas entre sa vie professionnelle et sa vie privée. Nous ne sommes pas en tranches. On parle beaucoup d’équilibre entre ces deux vies ces derniers temps, mais il est impossible de séparer les deux mentalement. Dans la gestion d’un burn-out, le clinicien doit examiner les deux vies. Mentalement, les questions du travail continuent à se poser quand on rentre à la maison. On peut rêver de son travail et c’est parfois très bénéfique car cela permet d’élaborer des choses, de se montrer créatif. Mais ce rêve ne peut pas devenir un cauchemar. De plus en plus de patients me parlent de cauchemars. Récurrents. C’est l’impact traumatique du travail et ses effets sur la vie. Certains patients sont emprisonnés par leurs cauchemars.”
Des mots pour des maux
Dans le livre, les patients livrent leur vérité avec leurs mots. C’est parfois très cash (“Je n’aurais pas de problème à tuer. Je comprends ceux qui disent qu’ils vont tous les flinguer.”), très poignant (“Dans la crise de tétanie, tout devient noir, les murs de l’appartement rétrécissent.”) ou interpellant (“Qui pourrait me faire confiance, faire confiance à quelqu’un qui prend des médicaments ?”). Pour beaucoup, consulter est la première occasion de mettre des mots sur leurs maux.
“Bien écouter est fondamental pour un clinicien, souligne Thomas Périlleux. Nous avons chacun des mots qui nous animent. Ce qui me frappe, c’est que la parole est assez contrôlée et formatée sur les lieux de travail. C’est un véritable obstacle quand on est confronté à des difficultés. Dans le livre, je parle d’un technicien, cadre moyen auquel sa direction interdit de remonter des problèmes opérationnels s’il n’a pas les solutions pour les résoudre. Que doit-il faire de ces problèmes alors ? Certaines directions esquivent le réel du travail. Cela force le travailleur, isolé et muet, à se créer des mensonges ou des fictions. La reconnaissance n’est plus de mise puisque la hiérarchie ignore les contraintes du métier. Avec des effets dramatiques à la clé.
Dans un burn-out lié à un travail où on n’a rien à dire, c’est le corps qui finit par prendre la parole. Autre exemple : une patiente récente qui s’est perdue dans son travail et choisit de démissionner. Elle n’a trouvé personne à la direction pour expliquer sa démarche. Tout s’est fait de façon digitale. Aucun espace humain n’a été offert. Pour en revenir au middle management, ce sont les gens que je vois beaucoup en consultation. Leurs positions dans les entreprises font qu’ils concentrent les contradictions du système.”
“Dans un burn-out lié à un travail où on n’a rien à dire, c’est le corps qui finit par prendre la parole.” Thomas Périlleux
Trois piliers de la honte
Thomas Périlleux évoque, dans chaque chapitre, un affect majeur. Il est question d’épuisement en raison, par exemple, de changements incessants ou de la création d’une urgence permanente artificielle, d’impuissance (le manque de moyens, de temps et de collaboration entraîne un sentiment puissant d’inutilité), de honte, de travail bâclé, de mépris ou encore de violences sournoises (quand une direction ruse, ment, triche, rend complice certains employés, etc.). Avec exemples et récits à la clé.
“La honte, par exemple, est une fracture de l’amour de soi. C’est un sentiment majeur de l’époque. Un travailleur peut avoir honte car il a été humilié publiquement par un chef ou des collègues avec des attitudes proches du harcèlement. La honte peut aussi venir de la trahison, contrainte et forcée, de ses convictions. Honte aussi d’être en arrêt de travail. Cet arrêt va à l’encontre de la culture ambiance de la performance. Parfois, ces trois piliers de la honte se renforcent mutuellement. Ce sont les facettes d’une même indignité : l’incapacité à atteindre un idéal de travail.”
Le clash des valeurs
La semaine dernière dans Trends-Tendances, nous avons évoqué les qualités essentielles des CEO d’aujourd’hui. Parmi celles-ci, la congruence, définie comme l’alignement entre les valeurs personnelles et l’action. Voilà un thème qui revient, comme un fil rouge, dans tous les chapitres de l’ouvrage de Thomas Périlleux. Avec une question, essentielle, posée par un patient : la contrainte, c’est le devoir ?
“Ces questions de dilemmes moraux se multiplient dans nos consultations, poursuit l’auteur. C’est le conflit des valeurs que l’on décrit comme une souffrance éthique avec le risque, aggravant, de devoir la supporter seul et dans l’isolement. Il y a toujours des dilemmes éthiques. Le travail salarié est une activité contrainte. Par définition. Chaque salarié est partagé entre liberté et soumission, consentement et oppression, création et servitude. On n’atteint jamais l’idéal, il y a toujours des inconvénients et des imprévus. L’idéal est d’ailleurs piégeux, avec le perfectionnisme comme source fréquente de problèmes (épuisement, etc.).
Ces dilemmes éthiques forcent à l’arbitrage personnel. Qu’est-ce qui est acceptable ou inacceptable ? Où est ma limite entre compromis et compromission ? Il faut partager cet arbitrage avec d’autres, surtout si les dilemmes sont répétitifs ou devenus l’ordinaire du travail. La contrainte est une violence à dénoncer ou une obligation à laquelle il faut se soumettre ou les deux à la fois ? Certaines personnes en arrivent à perdre la dignité de leur travail et finissent par ne pas se reconnaître. Elles ont l’impression de se trahir. Dans le cas du travail bâclé, quand le travailleur ferme les yeux sur le mauvais travail qu’on l’oblige à faire, quand il en vient à dire qu’il s’en fout, c’est qu’il a perdu la dignité de son métier. Il finit par travailler comme un zombie.”
La quête de sens, malédiction du travail
L’autre fil rouge du livre a trait à un autre clash courant dans nos entreprises et dévastateur en termes psychiques. Celui qui oppose la performance et la réalisation des objectifs à l’épanouissement personnel, à l’employé entrepreneur de lui-même. La performance productiviste et le bonheur dans le dépassement de soi à la quête de sens et au besoin de se rendre socialement utile. Dans de nombreuses entreprises, la gestion est devenue plus humaine et plus cool. On incite plus qu’on ne contraint, mais cela va à l’encontre des objectifs qui, eux, n’ont pas changé…
Dans de nombreuses entreprises, la gestion est devenue plus cool. Mais cela va à l’encontre des objectifs qui, eux, n’ont pas changé.
“C’est une contradiction majeure qui est aussi fréquente dans nos consultations, soupire Thomas Périlleux. On suscite l’implication émotionnelle du salarié et tente de répondre à son besoin de sens mais, en même temps, il y a une déshumanisation dans la réalisation des objectifs, dans les méthodes utilisées, dans le contrôle des résultats, dans la communication corsetée et le langage managérial, etc.
Danièle Linhart, sociologue française du travail, disait que la quête de sens, c’est la malédiction du travail. Elle peut rendre les employés attirés par des méthodes managériales absurdes et contradictoires. Cette malédiction traduit bien le conflit entre la demande d’implication subjective d’un côté et le déni de cette même subjectivité de l’autre côté. À ce stade, il faut tout de même éviter les généralisations. Je parle de mes consultations, des patients que je vois et des problématiques qui deviennent plus fréquentes, mais il y a heureusement des entreprises où les choses se passent bien car elles ont été bien réfléchies.”
Les solutions
À la fin du livre, Thomas Périlleux évoque les solutions qui ne se résument pas au simple retour dans le monde du travail. Vu la lourdeur de certaines pathologies, il faut redéfinir la signification même du travail. Le premier produit du travail, c’est le travailleur lui-même. Il est question de nouvelle normalité, d’une nouvelle définition d’un travail utile et, surtout, de ce qui permet d’être soi-même utile.
“Trois voies sont possibles : la reprise, le départ de l’entreprise et la reprise autrement. Nous ne décidons pas, nous les cliniciens, nous cherchons des voies porteuses d’avenir. Un travail personnel doit s’effectuer. De toute manière, même en cas de reprise classique, il y aura du changement. Il faut retrouver de la confiance en soi, de la confiance dans un futur ouvert. Le retour vers le milieu du travail ou la prolongation du certificat se font en concertation avec le généraliste, avec l’accord du patient ou en réponse à sa demande. C’est lui qui décide.”
Il est admis auprès de toutes les parties prenantes dans l’incapacité et de l’invalidité que plus l’absence dure, moins le travailleur a de chance de revenir. Singulièrement dans le cas des troubles psychiques. C’est ce constat qui a poussé le ministre de la Santé à avancer le timing des mutuelles dans la gestion de l’absentéisme. Thomas Périlleux s’inscrit en faux.
Temporalité nécessaire
“Je ne suis pas d’accord avec ce constat. Le temps psychique, ce n’est pas le temps administratif. Il y a une temporalité nécessaire. D’abord pour récupérer physiquement, puis pour analyser les retours d’expérience et faire un travail sur soi-même. Cela peut prendre beaucoup de temps sans que cela rende problématique le retour au travail. C’est mon expérience clinique en tous cas.
La tendance est à protocoliser les traitements, à se montrer efficace et rapide pour renvoyer au plus vite au travail. Cette standardisation ne convient pas à des cas aigus ou pour résoudre des cas complexes. Il y a une autre voie que celle-là. Je sais aussi que parfois, une absence de longue durée peut devenir problématique quand le patient vous dit qu’il rumine et tourne en rond. Qu’il n’en peut plus d’être inactif et de rester à la maison. Ce sont des indices qu’un retour au travail peut s’envisager. Sans pour autant signifier qu’il arrivera très vite. Une maladie mentale nécessite de l’endurance de la part d’un patient.”
Comme le disait récemment Julia de Funès, la philosophe française, dans ces mêmes colonnes, le travail s’il a du sens est un moyen au service de la vie. Le travail n’est pas la finalité de la vie. Thomas Périlleux ne dit pas autre chose dans son livre. Le travail doit nourrir la vie sans être toute la vie. C’est une activité dense et une énigme dans la mesure où on ne sait jamais ce qu’il mobilise comme désir, intelligence et ressources. Le livre, dense lui aussi, donne des clés aux parties prenantes (experts, DRH, cliniciens, travailleurs, etc.) pour que le travail, dont les évolutions ont été violentes ces derniers temps, retrouve son rôle social, et donc vital.
Thomas Périlleux, “Le travail à vif. Souffrances professionnelles, consulter pour quoi ?”, 280 pages, Éditions Érès, 25 euros.
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