“Réussir ses loisirs, c’est du boulot”

Robert Van Apeldoorn
Robert Van Apeldoorn Journaliste Trends-Tendances

Les loisirs contribuent de plus en plus à une carrière professionnelle. A condition de bien les choisir. Mais nous nous laissons trop envahir par le divertissement, la dictature des écrans, “le fast-food de l’esprit”, qui n’apportent rien, prévient l’essayiste français Olivier Babeau.  

Jamais nous n’avons eu autant de temps libre. Mais qu’en fait-on? Olivier Babeau, président de l’Institut Sapiens à Paris et professeur d’université, s’inquiète de la part grandissante prise par le divertissement, “qui est la passivité complète”, dont l’ampleur l’a poussé à écrire un livre au titre évocateur: La tyrannie du divertissement. Il vise notamment le binge watching, cette consommation massive de séries télévisées, certains jeux vidéo, TikTok…, toutes ces activités dopées par les outils numériques.

Bref, “tout ce qui t’éloigne de toi”, par opposition aux loisirs studieux qui développent un capital cognitif. L’ouvrage s’est déjà vendu à plus de 10.000 exemplaires depuis sa sortie en février, un des meilleurs démarrages pour l’essayiste qui a déjà quelques livres derrière lui.

TRENDS-TENDANCES. Les loisirs vont-ils jouer un rôle de plus en plus important dans les carrières professionnelles, au-delà des diplômes?

OLIVIER BABEAU. Oui. Autrefois, dans la civilisation du travail, celui-ci faisait la réussite sociale et vous distinguait. Aujourd’hui, dans la civilisation des loisirs, c’est ce que vous faites de votre temps libre qui vous distingue. Le loisir va préparer et renforcer en permanence votre capacité à être professionnellement utile. Au 21e siècle, tout est plus complexe, les choses sont interreliées. Pour affronter cela, les savoirs généraux reviennent en grâce. C’est le retour de l’honnête homme face à l’ingénieur hyper-spécialisé, un honnête homme qui pourra utiliser l’intelligence artificielle à son profit grâce à un savoir et une culture générale assez vastes. Y arriver demande du temps, et ce capital cognitif se construit dans les loisirs. Les entreprises doivent attirer ces gens-là, les motiver.

– Vous distinguez différents types de loisirs, ceux qui vous construisent, ceux qui vous délassent, mais vous déplorez la montée en puissance du divertissement. Vous parlez même d’une tyrannie…

– Je distingue trois types de loisirs. Les loisirs aristocratiques (les activités de groupe, du temps pour et avec les autres) ; les loisirs studieux, que les Grecs appelaient la skholé, qui vous construisent et vous enrichissent (la lecture, la culture, le sport, réfléchir, méditer, etc.) ; et le divertissement, qui consiste à passer du temps à la satisfaction immédiate de soi-même, qui vous éloigne de vous-même.

– Pour vous, c’est quoi, le divertissement pur?

– La passivité complète. Le jeu vidéo par exemple, même s’il peut aussi avoir un rôle actif. Je parle des médias passifs, auxquels vous allez vous adonner à un tel rythme qu’ils en deviennent un divertissement, au sens propre du terme, par la tyrannie qu’ils exercent. On a fini par penser que les loisirs étaient le but de l’existence dans une société laïcisée, sécularisée… Sauf qu’on se rend compte qu’avec plein de temps libre consacré au seul divertissement, vous pouvez avoir une existence vide de sens. Le paroxysme, c’est la possibilité de regarder Netflix en vitesse accélérée pour regarder tous les épisodes d’une série très vite.

“Mon soupçon est que le divertissement phagocyte les autres catégories de loisirs.”

Je prends comme autre exemple un article du Wall Street Journal qui s’est penché sur les 7 millions d’Américains de 25 à 57 ans qui avaient disparu du marché du travail pendant la crise du covid. Que font-ils? Le journal est allé voir et, en gros, ils jouent à Call of Duty sous drogue, 2.000 heures par an, soit le temps qu’ils passaient auparavant au bureau. Je ne dis pas que les jeux vidéo sont mauvais. Le vrai problème est le manque d’équilibre. Quelqu’un qui ne s’investirait que dans des loisirs aristocratiques (activités de groupe) serait tout le temps avec les autres et donc, à la fin, ne produirait que du vide. Et celui qui ne pratiquerait que des loisirs studieux, dans la lecture ou l’écriture, deviendrait un ermite. Il faut équilibrer les loisirs. Pour les autres et pour soi.

– Comment se fait-il que la part du divertissement ait pris une telle ampleur dans le temps libre?

– Parce que c’est un secteur économique en soi, extrêmement important. On sait aujourd’hui que l’économie des plateformes est une économie de l’addiction, de la captation de l’attention. Elle fonctionne sur la capacité à capter la part la plus importante du temps libre avec des applications, des notifications, etc. Le modèle économique de toutes ces plateformes est de maximiser le temps que vous allez passer dessus. Reed Hastings, le fondateur de Netflix, dit que le premier concurrent de l’entreprise, c’est le sommeil.

Les plateformes vendent du temps de cerveau disponible, pour reprendre la formule d’un ancien patron de TF1, Patrick Le Lay. Mon soupçon est que le divertissement phagocyte les autres catégories de loisirs, qu’il prend de l’importance parce qu’une partie de l’économie tourne autour de cela: l’économie de votre attention. Certaines classes sociales sont plus touchées que d’autres, par exemple les classes populaires.

– Qu’entendez-vous par “loisirs studieux”, ceux qui peuvent vous aider à augmenter votre capital cognitif?

– Ce sont typiquement toutes les formes de production artistique, la lecture, les arts plastiques, la musique. Ecouter ou en jouer, bien que ce soit très différent. Eric Satie disait que le piano, c’est comme les chèques: il ne fait plaisir qu’à ceux qui les touchent. Apprendre à jouer, c’est mettre le plaisir à distance, s’imposer une discipline pour accéder à une forme de plaisir plus grand. C’est la même chose avec le dessin. C’est une qualité de plaisir dont il est dommage de se priver.

J’ai l’impression que la tendance naturelle de notre cerveau, qui cherche le moindre effort, c’est de privilégier le fast-food de l’esprit, les bonheurs immédiats du divertissement. On a cru qu’en jetant la valeur travail, on pouvait aussi oublier la valeur effort… Mais il faut au moins autant d’efforts pour réussir ses loisirs que son travail. Réussir ses loisirs, c’est du boulot! D’ailleurs, mon prochain livre pourrait s’intituler Les 30 paresseuses.

– L’ironie est que depuis plus d’un siècle, les combats sociaux visaient notamment à augmenter la part du temps libre, avec l’idée que cela dégagerait des heures notamment pour des loisirs studieux, pour s’émanciper.

– Il y a eu en France un projet de loi en 1848, un des premiers projets de limitation du temps de travail. Dans les attendus de la loi, qui n’est pas passée, les buts mis en avant étaient de pouvoir se délasser, évidemment, mais aussi se cultiver.

– Finalement, c’est le divertissement qui semble avoir pris le pas dans les loisirs. Le covid a-t-il joué un rôle?

– Il a accéléré la tendance. Au 19e siècle, 70% du temps éveillé était consacré au travail, qui était la vie de nos aïeux. Aujourd’hui, avec les 35 heures (en France, Ndlr), cette proportion est descendue à 12%. Notre vie est avant tout composée de loisirs dans lesquels vous intercalez du travail. La vision du sens de votre vie est totalement différente. Pour la génération de nos parents, le travail faisait partie de la vie, avec ses contraintes, et c’était accepté. Peut-être qu’il ne leur plaisait pas tout le temps, mais il les nourrissait. Cela relevait peut-être d’une idée chrétienne de souffrance expiatoire et rédemptrice.

Aujourd’hui, on se définit de moins en moins par rapport à notre travail, mais par rapport à nos loisirs. Sur Instagram, on va partager des loisirs socialement valorisés: les voyages, les bons restos, les beaux panoramas… Le travail en est devenu absent. Idéalement, s’il n’y avait pas de travail, ce serait aussi bien.

– Peut-être mais cela dépend du type de travail. Certains sont moins valorisants.

– Oui, cela dépend, évidemment. Mon point de vue est que l’on fait la différence entre travail et loisirs, entre activités rémunérées ou pas, mais je ferais plutôt la différence entre des activités émancipatrices et celles qui ne le sont pas. Il y a un truc qu’on a du mal à dire en France, c’est que le travail peut être émancipateur. Il ne l’est pas toujours mais il peut l’être. Le point de départ de mon livre, c’est le décès de mon père. Il est quasiment mort sur sa table de travail, à 87 ans. Il était économiste, professeur d’université. Il était à la retraite depuis longtemps mais il travaillait encore. Il est mort peu après avoir envoyé un article pour un journal. Cela faisait partie de sa skholé, de ses loisirs actifs, studieux. C’est comme un pianiste: faire de la musique est un mode d’expression, pas un métier mais une profession.

– Le logisticien dans un entrepôt d’Amazon n’a peut-être pas la même vision des choses?

– Evidemment, certains métiers ne sont pas des vocations. Comme ramasser les poubelles. Mais grâce à la technologie, les métiers les plus pénibles disparaissent massivement. Peut-être que bientôt, il n’y aura plus de gestionnaire de stocks chez Amazon.

– Vous estimez avoir un travail émancipateur, comme enseignant ou président de l’Institut Sapiens?

– J’ai la chance d’avoir un travail qui est une profession. Quand j’ai commencé à donner des cours, j’étais jeune agrégé. Je donnais des cours en master 1 mais, en même temps, je faisais un master 2. Et je me disais que j’adorais tellement ce que je faisais que j’étais prêt à le faire sans être payé. Si demain je gagne à la loterie, je continuerai à 99% à faire ce que je fais. C’est cela que j’essaye d’enseigner aux étudiants. Je leur conseille de chercher l’activité dans lesquelles ils se réalisent.

– Les loisirs peuvent-ils aider à acquérir les “soft skills”, que les universités abordent peu ou pas du tout: mener un projet, l’art de travailler en équipe, communiquer en public…?

– Cela peut être amené par les loisirs aristocratiques, de groupe, qui apportent le savoir-être en groupe, parfois le savoir-manager, la capacité d’empathie ou celle de mener les hommes. De Gaulle disait que la première école du commandement, c’est la culture générale. Je dis à mes étudiants en début d’année: on va vous demander des comptes sur ce que vous avez fait en dehors des heures de cours. Le diplôme vous donne une ligne sur votre C.V., mais il y a le reste. Il y aura une différence entre ceux qui auront utilisé à profit ces moments et ceux qui n’en auront rien fait.

– L’enseignement n’est-il pas supposé vous donner cette culture générale?

– L’enseignement bien compris devrait en principe faire cela. L’enseignement, quand il est mal compris, ne produit pas les effets espérés. L’étudiant suivra des cours qui ne vont pas forcément attiser sa curiosité d’aller plus loin que la matière.

– La lecture de journaux fait partie à un certain point des loisirs studieux. Comment se fait-il que la presse recule tellement alors qu’il n’y a jamais eu autant d’étudiants et de diplômés de l’enseignement supérieur?

– C’est vrai. Je conseille aux étudiants la lecture d’un quotidien économique et, toutes les semaines, d’un hebdomadaire. Ils ne me prennent pas au sérieux, ils pensent que je plaisante, cela leur paraît être une obligation absurde, sans se rendre compte que cela participe à leur culture générale. Cela dit, il est difficile de comparer les diplômés d’avant et ceux d’aujourd’hui. En 1914, en France, il y avait peut-être 5.000 personnes qui obtenaient le bac et l’université concernait peu de monde. Vous êtes aujourd’hui dans un autre paradigme, où celui ou celle qui obtient une maîtrise est sans doute, à pas mal d’égards, moins bon qu’un porteur du brevet du collège (l’équivalent de nos humanités moyennes, Ndlr) du début du 20e siècle.

“Comme l’argent, les technologies sont de très bons serviteurs mais de très mauvais maîtres.”

On transmettait la curiosité. Montaigne disait qu’éduquer, ce n’est pas remplir un vase mais allumer un feu. Cet affaiblissement tient peut-être à une crise de vocations des enseignants, qui ne sont pas forcément les meilleurs. En France, il y a des concours où il y a moins de candidats que de postes d’enseignants.

– La prolifération des outils numériques n’a-t-elle pas favorisé l’essor du pur divertissement?

– C’est un accélérateur puissant. Nous n’avons jamais eu dans notre poche, à portée de doigts, une infinité de contenus choisis par la machine pour nous divertir. Vous pouvez passer 1.000 existences devant votre téléphone à regarder YouTube, vous n’aurez même pas fini d’en épuiser les contenus.

– Vous-même avouez, dans le livre, que vous n’êtes pas toujours exemplaire, vous surprenant à consulter vos médias sociaux lors d’une visite guidée de Delphes sur le mont Parnasse.

– Je suis le premier à plaider coupable, à constater que ma relation avec les écrans prend une partie du temps que je pourrais consacrer à mes enfants ou à lire. C’est une forme d’addiction, de drogue. Votre vie tourne autour de l’écran. Vous vous surprenez à l’activer plus de 200 fois par jour. Il faut arriver à trouver un modus vivendi. Je n’arrive pas à rencontrer une famille, des parents, sans que le sujet ne soit évoqué. C’est peut-être une des raisons du succès du livre. Tout le monde se demande comment gérer cela.

– En même temps, le smartphone peut aussi vous amener des connaissances, donc jouer le rôle de loisir studieux, ce n’est pas si simple…

– Oui mais il faut en trouver le bon mode d’emploi. Si vous n’y prenez garde, les technologies numériques deviendront nos maîtres. Or, comme l’argent, les technologies sont de très bons serviteurs mais de très mauvais maîtres.

– Soigner ses loisirs, c’est aussi soigner sa carrière. Vous insistez sur ce point car la mobilité sociale, que l’on regarde surtout comme une voie de progression, peut aussi fonctionner à l’envers, en voie descendante. C’est un phénomène grandissant?

– Je m’intéresse beaucoup à ces questions de mobilité, alors que l’on parle surtout d’inégalités. Quand vous allez voir les chiffres, la mobilité n’est pas si mauvaise, mais elle est en effet surtout plus descendante qu’avant. C’est sans doute une bonne nouvelle pour ceux qui croient à la méritocratie. Aujourd’hui, être héritier ne suffit pas. Le monde est plus exigeant. On le voit avec les start-up qui ont réussi: ce sont les fils de profs qui y réussissent le mieux, des notables de province, pas nécessairement ceux des familles riches.

– Vous mettez en avant les loisirs studieux qui composeraient une part trop faible du temps libre, mais il y eut en France, comme ailleurs, une politique de démocratisation de la culture, de nouveaux musées. Cela n’a pas porté ses fruits?

– Vous avez raison, cette politique a été mise en œuvre. En France, André Malraux a créé le ministère de la Culture, que De Gaulle avait inventé parce qu’il souhaitait avoir l’écrivain dans son gouvernement. L’ambition de Malraux était de donner l’accès de la culture au plus grand nombre. Dans le livre, je relève le bilan de nombreux responsables culturels qui parlent d’un échec. Beaucoup de gens refusent d’apprendre. Voyez la télévision: il y a eu énormément d’ambition – avec Les Rois Maudits, Hernani… – quand il y avait très peu de chaînes.

“J’essaye de ne plus regarder mon téléphone après 22 heures, de n’avoir que du papier, des livres.”

Aujourd’hui qu’il y a un choix énorme, cette ambition s’est réduite, les gens regardent majoritairement autre chose. Il y a plus de musées qu’auparavant mais le public reste le même. Le ministère de la Culture distribue des prébendes à des gens qui se regardent le nombril. L’impôt de l’ouvrier paye l’opéra du grand bourgeois.

– Vous proposez quelques solutions, comme limiter les notifications, arrêter de papillonner, cloisonner le temps…

– Et mettre le téléphone dans une autre pièce quand vous rentrez chez vous, afin de passer du temps avec les enfants…

– C’est ce que vous faites?

– J’essaye. Ce n’est pas simple.

– Vous êtes aussi victime de la tyrannie du divertissement?

– Pourtant, je n’ai pas de télévision. J’ai cette chance de ne pas la regarder.

– Pratiquez-vous la diète numérique?

– J’essaye de ne plus regarder mon téléphone après 22 heures, de n’avoir que du papier, des livres.

– Pas de Kindle?

– Je l’ai utilisé mais je suis revenu au papier, je préfère. Sauf en voyage, pour le poids.

– Cela prend de la place, les livres, après un certain temps, surtout dans les logements de Paris!

– J’ai un gros problème: une bonne partie de mes livres sont à la cave. J’espère avoir un jour une maison de campagne pour les y mettre.

Olivier Babeau

Professeur et essayiste. Il a notamment écrit Le Nouveau Désordre numérique (Buchet-Chastel, 2020), Eloge de l’hypocrisie (Cerf, 2018) et La Nouvelle Ferme des animaux (Les Belles Lettres, 2016)

47 ans

1999. Diplôme d’études approfondies (DEA) de philosophie, Paris IV Sorbonne

1999. Ecole supérieure de commerce de Paris

2001. DEA d’économie des institutions, Parix X Nanterre

2001. Mars&Co, consultant

2005. Docteur en science de gestion

2006. Maître de conférences à l’Université Paris Dauphine

2007. Conseiller pour la prospective, cabinet du ministre des relations avec le Parlement

2014. Professeur agrégé des Universités en sciences de gestion à Bordeaux

2017. Président du think tank Institut Sapiens (Paris), fondé avec Philippe Alexandre et Dominique Calmels, qui travaille sur l’être humain dans le monde technologique qui se développe

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