Métier en pénurie: c’est la valse des comptables !
Désaffection des étudiants pour la filière, image vieillotte et effets pervers de la pandémie sur le rapport au travail, voici le scénario parfait de la chronique d’une pénurie qui dure.
Le métier de comptable n’a plus la cote, les profils se font rares, les fiduciaires et les entreprises se disputent le bout de gras à coups d’euros sonnants et trébuchants.
Comme le disait il y a peu Thomas Dermine, le secrétaire d’Etat (PS) pour la Relance et les Investissements stratégiques, il faut oser parler en Belgique des filières étudiantes qui sont des usines à chômeurs. C’est une triste réalité que tous les chiffres et études démontrent : les métiers qui font rêver les jeunes ne sont pas ceux qui vont leur garantir un emploi. En d’autres termes, ils ne s’engagent que trop rarement dans les filières en pénurie. Ainsi, le bachelier en comptabilité souffre d’une terrible désaffection. Les inscriptions sont en chute libre et elles se doublent d’une faible diplomation, les abandons en cours de route étant légion.
“J’étais dernièrement dans une école namuroise liée à la Chambre des comptables et experts-comptables, raconte Gérard Delvaux, président de l’Ordre des experts-comptables et des comptables brevetés de Belgique et président du CA de Delvaux & Associés. Le directeur me disait qu’il n’avait quasi aucun élève en troisième année. J’ai donné cours, le jour et le soir, pendant 35 ans à l’Ephec, l’école bruxelloise qui forme le plus de comptables en Région bruxelloise, et je n’ai jamais connu cela. En sus de cette désaffection ou, peut-être à cause de celle-ci, les écoles, me semble-t-il, font preuve d’un peu trop de laxisme. Les jeunes qui sortent de cette filière aujourd’hui sont moins bien formés qu’avant.”
Les jeunes qui sortent de cette filière aujourd’hui sont moins bien formés qu’avant.” – Gérard Delvaux, président de l’OECCBB
Tiens, voilà le comptable !
Tous les acteurs, des recruteurs aux formateurs, reconnaissent que l’image, vieillotte, véhiculée par le comptable est un repoussoir pour les jeunes. Il est impératif d’y travailler. “Ce n’est pas le bon message qui circule en Belgique, assène Emmanuel Degrève, fondateur de Degand & Associés, un bureau d’une trentaine de personnes. Les robots ne vont pas nous remplacer. Le client qui vient chez nous ne cherche pas un encodeur. Il veut de l’accompagnement, de la réflexion, de l’aide et du conseil. Singulièrement dans les petites PME qui constituent l’essentiel de notre tissu économique. On est l’ami du patron de PME, l’expert qui, par sa loyauté et sa fidélité, répond à la maladie commune à tous ces patrons : la solitude. Le robot ne remplacera jamais cela. Alors oui, les fiduciaires vont, à l’avenir, produire différemment mais le métier va devenir encore plus passionnant. Avec l’IT et l’IA, le comptable va se trouver au cœur des flux et sera même tendance vu les outils qu’il va utiliser. Mais l’IA va surtout nous permettre de réfléchir, de prendre du recul ou de la hauteur. Nous serons moins le nez dans le guidon et nous allons donc gagner en intelligence. C’est ce message-là qu’il faut faire passer. En France, l’expert-comptable est accueilli comme une sommité; chez nous, c’est: tiens, voilà le comptable. Ça veut tout dire. En France, ils font régulièrement des campagnes d’image qui sont vachement sexy. C’est vers cela qu’il faut aller.”
En Flandre, ils n’ont pas attendu. Regroupés au sein d’un collectif appelé Accountants van Morgen, huit bureaux d’experts-comptables ont imaginé une chouette campagne. Ils ont rassemblé quelques-uns des influenceurs les plus populaires du nord du pays (Bockie De Repper, Nour et Fatma, etc.) et des acteurs de la scène culturelle (le groupe de rock Goose, des présentateurs radio, etc.) pour mettre en scène, sur les réseaux sociaux à la mode comme TikTok, l’homme sans qui ils ne gagneraient pas d’argent : leur comptable. Le vrai ! La campagne, qui fait beaucoup de bruit, s’accompagne d’un site internet dédié qui donne aux étudiants l’ensemble des informations de la filière.
Indépendamment de la digitalisation du métier, les intervenants du secteur reconnaissent que le métier a changé. Gérard Delvaux, 38 années d’expérience chez BDO au compteur, parle de l’avènement du normatif. ” C’est indéniable. Le métier est devenu plus contraignant en raison des délais imposés et des normes qui semblent sans fin : déontologie, blanchiment d’argent, fiscalité, etc. Comme le dit Emmanuel Degrève, la comptabilité est une assistance à la gestion. Nous sommes de moins de moins des conseillers parce que le côté normatif prend le pas. Il faut en revenir, et l’IT va nous y aider, à ce rôle fondamental de conseil. Vous savez que de nos jours, les experts en comptabilité analytique d’exploitation ne sont plus très nombreux. C’est la base pourtant ! Je vois cela dans les 200 séminaires que j’organise chaque année avec l’ordre. Il n’y a plus que ceux sur la fiscalité qui font vraiment recette.”
Emmanuel Degrève abonde dans le même sens. Vis-à-vis des administrations au sens large, il parle aussi de comportements inadmissibles voire sectaires. “L’Etat est-il prêt à n’importe quoi pour faire du fric ? Les indiens attaquent et de toute façon, nous allons perdre. Quoi qu’on dise ou fasse. C’est le chaos. C’est un phénomène très récent qui joue un rôle sur le moral du secteur. Il va falloir que, d’une façon ou d’une autre, ces relations-là s’apaisent parce que des employés nous quittent. Dégoûtés par ces attitudes sectaires. Cela rajoute une couche à nos soucis de recrutement.”
Un candidat pour 10 postes
Pénurie de talents, écrivions-nous. Marie-Astrid Carlier, associate director chez Robert Walters, le cabinet de recrutement international, parle d’une année 2023 extrêmement difficile. “L’an dernier, il y avait un candidat pour 10 postes ouverts. Il y a clairement eu une flambée des salaires et une véritable guerre pour trouver des talents. Dans cette situation, les fiduciaires, selon moi, ont de gros désavantages par rapport aux entreprises. D’une part, rares sont les comptables, employés dans les Big Four de la consultance, qui les choisissent comme deuxième étape de leur carrière. Les salaires y sont souvent inférieurs à ceux du marché. En outre, l’image qu’elles ont, notamment auprès des jeunes, sur la question de l’équilibre vie privée-vie professionnelle, n’est pas simple : ce ne sont pas des horaires fixes comme dans une entreprise, il faut de la flexibilité pour répondre aux besoins du client qui n’est pas toujours facile. Et les dossiers, beaucoup plus variés qu’en entreprise, sont parfois très complexes. Pour toutes ces raisons aussi, un employé de fiduciaires qui se met sur le marché, c’est le graal pour un recruteur. Elles forment les meilleurs éléments de la profession. Ceci dit aussi, j’ai travaillé avec des fiduciaires qui avaient un tel ADN qu’elles n’avaient quasiment aucun véritable problème de rétention ou de recrutement.”
Avec l’IT et l’IA, le comptable va se trouver au cœur des flux et sera même tendance vu les outils qu’il va utiliser.” – Emmanuel Degrève (Degand & Associés)
Gérard Delvaux et Emmanuel Degrève sont des légendes de la comptabilité belge. Des personnages inspirants, capables d’attirer rien que sur leur nom. Pour autant, ils subissent comme tout le monde cette véritable guerre du recrutement. “Plusieurs facteurs sont à l’œuvre, confie Emmanuel Degrève. D’abord, les filières du passé ne produisent quasi plus rien. Je suis prof en IPP en troisième année à l’Ephec et donc au cœur de l’action. Je dois constater que les Big Four viennent faire leur marché dès la deuxième année. C’est un phénomène récent car avant, un bachelier, c’était un niveau trop faible pour eux. Ils assèchent la filière car, comme le souligne Marie-Astrid Carlier, peu reviennent en fiduciaire après. Ensuite, le contexte est compliqué dans tous les secteurs. Il va bientôt être plus simple de faire une liste des métiers en non-pénurie que l’inverse. Enfin, le rapport au travail s’est modifié depuis la pandémie. Le travail est devenu un objet de consommation. Les gens s’engagent chez vous pour deux ou trois ans. Je viens de mettre mon veto, au grand dam de ma manager, à l’engagement d’un joli profil qui n’allait rester que deux ans. Vu le prix qu’un recrutement me coûte, cela n’a aucun sens et va à l’encontre de mes valeurs. L’idée, me semble-t-il, est tout de même de construire une belle histoire commune pour le bien de notre client.“
Recrutement permanent
La situation est telle qu’un bureau comme Degand & Associés est en recrutement permanent. Typiquement, une telle fiduciaire perd, chaque année, entre 10 et 15 % de ses employés. “C’est devenu un sport national de piller les fiduciaires, peste Emmanuel Degrève. Vous avez des bureaux de recrutement spécialisés dans les fiduciaires qui ont mercantilisé la profession. Chacun de mes collaborateurs reçoit entre une et cinq offres tous les mois. On en arrive, dès lors, à des situations de travail déséquilibrées. A la moindre remarque qui déplaît, un employé peut vous remettre sa démission. Il s’en fout car dans la semaine, il a retrouvé du boulot. Le pire dans tout cela, c’est que nous participons à ce cercle vicieux. Nous ne parvenons plus ou quasi à recruter sans un bureau et donc on fait appel à eux. Cela me coûte, suivant le profil, entre 10.000 et 25.000 euros. Vous imaginez ce que cela fait à la fin de l’année si 10 % de vos employés sont partis ? Et je me refuse à piller mes confrères. On ne retient pas un collaborateur qui veut partir mais aller le piller, cela va à l’encontre de mes valeurs. D’autres ont beaucoup moins de scrupules. Ils me répondent que c’est la guerre…”
L’an dernier, il y avait un candidat pour 10 postes ouverts.” – Marie-Astrid Carlier (Robert Walters)
Marie-Astrid Carlier confirme, sans les nommer, l’existence de tels bureaux indépendants qui font valser les comptables. Elle confirme tout autant la norme des deux ou trois années de loyauté maximum. Un phénomène qui concerne tous les secteurs. Sans oublier les candidats qui disparaissent des radars à la veille de signer leur contrat ou d’accepter une offre.
Dans ses difficultés de recrutement, Emmanuel Degrève a la chance d’avoir créé il y a quelques années un bureau au Maroc. “Cet offshoring, c’est un matelas qui me permet de garantir la production pour mes clients. Sans cela, je pleurerais tous les jours. Ce n’est pas une question de proposer des prix plus bas aux clients, comme certains imaginent, mais pour garantir un niveau de services et adoucir les aléas d’aujourd’hui. J’ai 15 comptables marocains qui travaillent dans un bureau à Marrakech. L’exotisme, c’est bien, mais c’est un investissement très important en termes de formation notamment aux règles européennes ou à la législation belge, de qualité et d’éthique de travail. J’ai cru que cet exotisme allait attirer des jeunes profils chez nous mais non, ce n’est pas un atout de recrutement. Par contre, avoir délocalisé des bureaux hors Bruxelles aide. Même si nous ne l’avons pas fait que pour cela. Ceci dit, donnez-moi 15 profils en Belgique et je ne suis pas certain que je continue encore au Maroc.”
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