“Trop vieux !” Ils sont nombreux, les travailleurs de plus de 55 ans à l’avoir entendu quand ils postulent pour un job. Pourtant, ces dernières années, le taux d’emploi des têtes grisonnantes est reparti à la hausse, en Belgique. Qu’est-ce qui pousse les employeurs à miser à nouveau sur les plus âgés ? Rencontre avec plusieurs patrons pour lesquels l’embauche de travailleurs expérimentés est un choix assumé.
Ils s’appellent Éric et Toni et sont en poste depuis deux mois dans leur nouveau boulot, au sein d’une usine de packaging à Ghlin (Mons). Particularité de ces deux nouvelles recrues : Éric et Toni sont âgés de 58 et 55 ans. Quentin Pirson, le plant manager du site montois de Smurfit Westrock, vient d’embaucher ces deux anciens travailleurs d’Audi Forest, fraîchement licenciés par la marque automobile en février dernier. Pas par dépit, pas par défaut : c’est un choix assumé.
“Je les ai rencontrés au moment de la fermeture du site de Forest, explique-t-il. Il leur reste une paire d’années avant la pension. Je leur ai proposé un job certes moins bien payé que chez le constructeur allemand. Mais avec un certain confort de vie : une usine proche de leur domicile, des horaires le plus souvent en journée, un espace de travail sain, agréable, une valorisation de leur expérience auprès des jeunes de la boîte. Et ils ont signé.”
Génération de droits contre celle de devoirs
En général, sur le marché, ce sont plutôt les travailleurs plus âgés qui tentent de se vendre auprès d’un employeur. Or, ici, dans notre conversation avec Quentin Pirson, on comprend que c’est plutôt lui qui s’est mis dans la position du séducteur.
“Des jeunes électromécaniciens, ce n’est pas facile à recruter pour le moment, précise-t-il. Pour certains, parce qu’ils se voient offrir de gros avantages extra-salariaux sur lesquels je ne peux pas m’aligner. Pour d’autres, c’est plutôt le syndrome de la génération Z : ils sont moins souples niveau horaire, ils ne veulent pas consentir à sacrifier des moments avec leur famille pour le bien de l’entreprise. Ils revendiquent beaucoup de droits, droit à la vie privée, à des horaires fixes, pas de week-end, droit à la déconnexion… Alors que les travailleurs plus âgés, c’est une ‘génération de devoirs’ : ils sont investis d’une mission dans l’entreprise, conscients que de sa viabilité dépend la sécurité de leur propre job. Alors ils acceptent de faire des heures. Paradoxalement, ils sont plus flexibles que les néo-diplômés.”
“Les travailleurs plus âgés, c’est une ‘génération de devoirs’ : ils sont investis d’une mission dans l’entreprise. Ils acceptent de faire des heures.” – Quentin Pirson (Smurfit Westrock)
Des travailleurs âgés comme tuteurs

En Wallonie, d’après les chiffres des cellules de reconversion mises en place à l’annonce de la fermeture d’Audi, sur 1.200 Wallons licenciés par la marque allemande en février, 209 ont déjà retrouvé un emploi, et 47 suivent un parcours de formation.
Chez Smurfit Westrock, les deux anciens d’Audi ont été associés à de plus jeunes travailleurs de l’entreprise. “Éric (58 ans) dirige une équipe de 12 travailleurs, qu’il débriefe en permanence, il coache, il forme. Audi a dépensé beaucoup d’argent en formations pointues, pour en faire des travailleurs spécialisés. Chez nous, ils sont davantage couteaux suisses, mais on voit bien qu’ils ont intégré de très bonnes méthodes de travail durant leur carrière précédente.”
Toni (55 ans) est lui technicien spécialisé, il a été associé, en binôme, avec un employé d’une vingtaine d’années. Là aussi, pour faire profiter de son expérience, comme une forme de tutorat. “En fait, dans nos équipes, on mixe les ouvriers jeunes avec des personnes plus mûres, pour garder le meilleur de ces deux mondes, confie le directeur du site d’emballages. On est un grand groupe international – on vient encore de racheter pour 20 milliards de sociétés américaines – mais avec des méthodes RH de PME.”
Un atout dans une petite équipe
Lui n’a pas que les méthodes d’une PME. Il en dirige réellement une. Quentin Le Bussy a 44 ans, et fait dans le retail : il est à la tête d’un magasin de bricolage dans la région de Liège. Il vient d’offrir un CDI à l’un de ses travailleurs, âgé de 57 ans.
“Je l’ai embauché il y a trois ans. Un contrat à durée déterminée, après six semaines de stage, dans un premier temps. Et maintenant à durée indéterminée : j’en suis tellement satisfait !”
Contrairement à notre premier exemple de l’usine de Ghlin, ici, ce ne sont pas les hautes qualifications qui ont motivé l’embauche, mais plutôt les valeurs portées par un travailleur de cet âge. “Il venait de l’événementiel, pas vraiment la même tasse de thé que le secteur de l’aménagement et du bricolage, indique Quentin Le Bussy. Mais ce que je cherchais, c’était avant tout quelqu’un de fiable : un employé qui arrive à l’heure, pas d’absentéisme, quelqu’un qui fait preuve de volontarisme et d’enthousiasme, et qui a un excellent contact avec le client. Et je n’ai vraiment pas été déçu.”
“Son expérience est sédimentée, contrairement à un électricien de 22 ans qui a tout appris à l’école et n’est pas encore passé de la théorie à la pratique”, précise encore le patron. Cet employé senior a aussi apporté une forme de complémentarité, avec le reste de l’équipe : “De par son âge, son chemin de vie, il a accumulé des soft skills, des capacités relationnelles et d’adaptation qui profitent au reste de l’équipe plus jeune, poursuit-il. Louer un Bobcat ? Il savait immédiatement comment s’y prendre, qui contacter. Il nous a aidés à changer l’aménagement du magasin, modifié les cloisons… Une forme de débrouillardise qui profite à mon entreprise.”
Des limites à l’apprentissage
Bien sûr, tout n’est pas parfait, les travailleurs âgés ont également leurs propres limites. “J’ai constaté quelques freins, notamment liés aux spécificités du métier : il ne sera jamais aussi bon réassortisseur qu’un employé dont c’est la spécialité, le métier, la formation et qui fait ça depuis 20 ans, reconnaît Quentin Le Bussy. Et il y a des plafonds à l’apprentissage, on emmagasine moins vite à partir d’un certain âge. Mais il est tellement utile par ailleurs.”
Le patron liégeois l’avoue : il voit doucement arriver l’âge de la retraite de son nouvel employé avec une part d’angoisse : “Le temps venu, j’ai vraiment envie de lui proposer un flexi-job pour le garder avec nous. Et je n’exclus pas de tenter d’autres coups, avec d’autres travailleurs âgés à l’avenir, même si en tant que chef d’entreprise, on nous conseille habituellement miser sur du renouvellement de personnel à long terme. Donc d’engager des jeunes.”
Dans les TPE aussi, l’âge est valorisable
Un grand groupe, une PME, ne manquait plus qu’une très petite entreprise, dans notre panel de témoignages, pour comprendre ce qui pousse des entrepreneurs à s’entourer de personnel plus âgé, quel que soit le statut de l’entreprise. France Rion est infirmière à domicile, et à la tête de la société Proxisoins à Seneffe, dans le Hainaut. Ces dernières années, elle a embauché une personne de 54 ans, et une autre de 65 ans, comme techniciens de prélèvements, dans ces centres pour laboratoires. Ici, il y a la dimension “pénurie de main-d’œuvre” que le secteur des soins connaît, qui a beaucoup joué : pas facile de trouver des bras, qui plus est pour un service essentiellement fourni le matin.
“Les travailleurs âgés ne prestent plus aussi vite. Mais ils ne sont jamais absents, la qualité est là, ils sont de la vieille école.” – France Rion (Proxisoins)
“C’était clairement le choix du cœur, indique France Rion. Ma première embauche, c’est un enseignant à la retraite. Il voulait se rendre utile pendant sa pension. L’autre, c’est une ancienne sage-femme qui ne se voyait pas continuer dans ce milieu à un âge trop avancé. Bien sûr, les travailleurs âgés ne prestent plus aussi vite. Mais ils ne sont jamais absents, la qualité est là, ils sont de la vieille école : ils savent ce que c’est que de travailler. Et pourquoi ils le font : il y a une forme de ‘vocation alimentaire’, il y a clairement la sécurité d’emploi pour eux, donc des assurances purement matérielle, mais ils savent aussi qu’ils me rendent service.”
Antonio Solimando
Le taux d’emploi des 55+ progresse en Belgique
Début 2023, le taux d’emploi des travailleurs de 55-64 ans était de 57,7% en Belgique, selon les chiffres de l’organisme de statistiques fédéral Stabel. Le taux d’emploi dans ce groupe cible est légèrement inférieur en Wallonie (autour de 52%), et sous la moyenne européenne des 27 Etats membres (62,3% pour l’année 2022).
Il n’en reste pas moins que la tendance à l’embauche des travailleurs plus âgés progresse fortement chez nous : en 2006, le taux d’emploi des plus de 55 ans était de… 37%.
Les différentes réformes de la pension anticipée, les aménagements de fin de carrière, les politiques d’activation des travailleurs expliquent en partie ce bond en avant. L’Union européenne avait fixé en 2010 un taux minimum d’emploi à atteindre de 50% pour la catégorie de travailleurs 55-64 ans. La Belgique a atteint cet objectif.
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