Maladies longues durées: le rôle accru de l’informel
Des chiffres du SPF Emploi ont fait couler beaucoup d’encre la semaine dernière : les employeurs licencieraient bien plus qu’ils ne réintègreraient leurs malades de longue durée. Sortis de leur contexte, ces chiffres sont cependant à nuancer fortement. De nos jours, la réintégration informelle, loin des trajets balisés, tient la corde.
La lutte contre l’absentéisme de longue durée est un enjeu majeur de notre société. La Vivaldi, via son ministre de la Santé Frank Vandenbroucke, s’y est déjà attaquée. Le sujet est aussi sur la table des négociateurs de la (future ?) coalition Arizona.
La semaine dernière, des chiffres issus d’une note de travail du SPF Emploi, destinés aux membres du bureau du conseil supérieur de la prévention et de la protection au travail, ont fuité dans la presse. Avec des titres qui tournaient tous autour du fait que les entreprises licencient bien plus qu’elles ne réintègrent leurs malades de longue durée. Ainsi, en 2023, sur les 22.853 salariés en incapacité de longue durée appelés à reprendre le travail, à peine 18 % ont entamé un processus formel (trajet de réintégration) pour trouver un emploi adapté au sein de leur entreprise. Plus de 80 % d’entre eux ont fini dans un processus de force majeure médicale qui a débouché sur des pertes d’emploi. Sept fois sur dix, cette force majeure médicale a été demandée par l’employeur et trois fois sur dix par l’employé lui-même. Des constats basés sur les chiffres de sept des dix services externes de prévention et de protection au travail. Dit comme cela, on en déduit que, par facilité, les entreprises ont sorti la sulfateuse. La réalité est évidemment beaucoup plus nuancée que cela.
“Quatre-vingts pour cent des gens en incapacité sont licenciés par leurs entreprises, les gens n’ont sans doute retenu que cela, soupire Pascal Denhaerinck, le directeur du Cesi, l’un des 10 services externes de prévention et de protection au travail actifs en Belgique. C’est triste, d’autant qu’il s’agit d’une matière complexe et délicate. Les chiffres cités sont globalement exacts mais totalement sortis de leur contexte. Qu’une majorité de trajets de réintégration se terminent par un inaptitude définitive, ce n’est pas neuf. C’est bien connu de tous. Quand il a fait sa réforme en 2023 pour séparer le trajet de réintégration que l’on peut entamer dès le quatrième mois et la force majeure médicale qui ne se demande qu’au neuvième mois, le législateur a voulu apporter de la clarté. Mais il n’a fait que mettre en lumière ce que tout le monde savait déjà. Jouer aujourd’hui les vierges effarouchées à la lecture de chiffres partiels et sortis de leur contexte, c’est du grand n’importe quoi…”
“Qu’une majorité de trajets de réintégration se terminent par une inaptitude définitive, c’est connu de tous.”
Pascal Denhaerinck
Cesi
Précisions
En réalité, la note du SPF Emploi stipule qu’en 2023, sept des dix services externes ont eu contact avec un peu plus de 58.000 personnes. Sur ce groupe, 22.853 ont fait l’objet d’une démarche formelle quelle qu’elle soit. Qu’ont fait les autres ?
“C’est là que la prudence s’impose et qu’il faut se méfier des miroirs déformants, poursuit Pascal Denhaerinck. Les autres sont restés en invalidité parce que leur maladie ne leur permet pas de reprendre le travail ou sont entrés dans un processus informel. Nous y reviendrons. 58.000 contacts par un service externe, ce n’est pas si mal. Si on essaie d’extrapoler les résultats complets qui intégreraient les chiffres de mes trois collègues manquants, on arrive à quasi 100.000 contacts. Soit à peu près un absent de longue durée sur cinq. Les chiffres du SPF indiquent que 18.616 personnes sont entrées dans un processus de force majeure médicale. Septante pour cent, soit 13.000, à la demande de l’entreprise. Quand elle demande une force majeure médicale, une entreprise obtient une inaptitude définitive dans trois-quarts des cas. Un chiffre bien documenté. Si on extrapole ces chiffres à l’ensemble des 10 services externes, cela signifie que sur les 550.000 absents de longue durée, à peine 3,75 % sont licenciés par leur entreprise. On est loin des titres sensationnalistes.”
Ce qui frappe dans les chiffres du SPF Emploi, c’est la très faible proportion de trajets de réintégration sur l’ensemble des personnes contactées. Depuis la réforme de 2023, leur nombre a chuté à 2.000 par trimestre. En fait, ces trajets ne plaisent ni aux employés ni aux entreprises.
“De nos jours, la vaste majorité des trajets sont informels, confie Bart Teuwen, directeur de Certimed, le leader belge du contrôle médical et de la gestion des certificats médicaux pour les entreprises, et grand expert belge de l’absentéisme au sein du groupe Mensura. Nous les conseillons d’ailleurs aux entreprises car les résultats sont bien meilleurs. 80 % aboutissent à une réintégration. Pourquoi les autres ne marchent pas ? Parce que c’est très lourd et très contraignant. Je vois sur le terrain que les entreprises ne l’utilisent que quand l’employé ne coopère pas. Un trajet formel l’oblige à participer. Ne cherchez pas ailleurs la raison de leur grand taux d’échec. Dans le cas des trajets informels, il y a clairement de la bonne volonté et de l’envie des deux côtés. Je suis partisan d’un assouplissement des trajets de réintégration évidemment. Avec un contrôle à la fin. Pas forcément sur les résultats mais sur les démarches accomplies.”
Dans les trajets informels, il y a clairement de la bonne volonté et de l’envie des deux côtés, aussi bien de l’employeur que de l’employé.
Bart Teuwen
Certimed
“L’informel regroupe beaucoup de choses, renchérit Pascal Denhaerinck. Des travailleurs qui, spontanément, reviennent au travail comme si de rien n’était après avoir pris contact avec l’employeur et les collègues. D’autres passent, chez nous, des examens de pré-reprise. La très vaste majorité de ces examens ne sont pas suivis, ensuite, par un trajet de réintégration. Depuis la réforme de 2023, les examens de pré-reprise sont en très forte progression au Cesi : +26 % ! C’est très significatif. Ces examens sont majoritairement demandés par les travailleurs.”
Les employés aussi
Il faut aussi se souvenir qu’un absent de longue durée ne coûte quasiment plus rien aux entreprises si ce n’est, par exemple, l’assurance hospitalisation ou l’assurance groupe. Si on excepte les amendes imposées par le ministre de la Santé aux plus mauvais élèves de la classe, ce n’est pas l’aspect financier qui motive donc le licenciement par force majeure médicale mais souvent le besoin de clarté. Par exemple, se débarrasser de l’épée de Damoclès d’un éventuel retour d’un absent de longue durée qui empêche d’offrir un contrat à durée indéterminée à son remplaçant. Un phénomène prégnant dans les petites structures.
De même, trouver un travail adapté qui permette de réintégrer un invalide n’est pas simple dans ces mêmes petites structures. Que faire, en effet, si dans votre entreprise de construction de quatre personnes, un des employés ne peut plus travailler à cause de problèmes dorsaux graves ? Dans une étude de Mensura, 35 % des entreprises de une à neuf personnes se disaient incapables de trouver un travail adapté.
De tous les cas d’initiation de l’article 34 ou force majeure médicale, un tiers proviennent des employés eux-mêmes, nous affirme le SPF Emploi. Une démarche pas si étonnante que cela.”Un employé licencié par force majeure médicale qui était en invalidité y retourne, souligne Pascal Denhaerinck. Il n’y a pas d’indemnités de licenciement. Quand un employé fait la démarche lui-même, il obtient la force majeure dans 98 % des cas. Ce qui est frappant, c’est que cet article 34 permet à l’employé de demander un travail adapté. Seuls 3 % le font. En réalité, en faisant cela, l’employé licencié garde ses droits sociaux et, notamment, son chômage. Ce sont très souvent des gens qui arrivent en fin d’invalidité, veulent rompre leur contrat sans perdre leurs droits pour se lancer dans un autre projet. C’est cohérent comme démarche. Je rappelle que cette force majeure médicale qui a fait couler beaucoup d’encre ces derniers jours ne démarre qu’au neuvième mois de l’absence mais que, dans les faits, les entreprises attendent bien plus que cela.”
Un projet-pilote en Flandre
Gretel Schrijvers, la CEO du groupe Mensura, dans la foulée de la parution des chiffres du SPF Emploi, rappelle qu’il n’y a pas que les entreprises et les services externes comme le sien qui interviennent dans la lutte, absolument nécessaire, contre l’absentéisme.
“Il faut que les médecins traitants indiquent clairement ce qui est possible et ce qui ne l’est plus. J’ai subi une opération au dos en début d’année. Sans demander ni mon avis ni si je pouvais simplement télétravailler, on m’a mis un certificat médical de six semaines sous le nez. Il est crucial d’arrêter de médicaliser l’absence ! À l’inverse, les employés ont aussi des responsabilités et un rôle à jouer avec leur généraliste pour voir comment garder le contact avec le monde du travail.”
Enfin, dans le but de parler d’employabilité plutôt que d’invalidité, deux services externes de prévention et de protection au travail, Idewe et Mensura, ont lancé avec le VDAB, le Forem flamand, un trajet pilote de réinsertion dans le monde du travail de personnes licenciées via la force majeure médicale. Inaptitude dans un poste ne signifie, en effet, pas inaptitude complète au monde du travail. Et les résultats sont remarquables.
“Sur base volontaire, 235 invalides à charge des mutuelles après un licenciement par force majeure médicale ont accepté de participer à un programme proche de ce que l’outplacement offre aux personnes licenciées, confirme Bart Teuwen. Durée moyenne de l’absence de ces 88 hommes et 147 femmes ? 623 jours ! Six mois après avoir rejoint le programme, 23 % avaient retrouvé du travail, 41 % après un an.”
Le projet continue et devrait être étendu une fois le prochain gouvernement flamand installé.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici