Mal-être dans les crèches
La pandémie, la crise énergétique, l’inflation alimentaire et l’indexation des salaires ont mis à mal l’équilibre financier des milieux d’accueil non subventionnés. La réforme votée en mai 2019, mal ficelée à l’origine, n’a fait qu’accentuer le mal-être des accueillantes et directrices de crèche. Avec des pertes de places à la clé.
L’accueil de la petite enfance est l’un de ces dossiers très compliqués qui semblent ne jamais quitter le devant de la scène. Malgré les plans Cigogne successifs, il manque toujours cruellement des places d’accueil, subventionnées ou non, dans l’ensemble de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB). Au dernier recensement, le taux de couverture (nombre de places offertes par rapport au nombre d’enfants en âge de fréquenter les crèches) tourne aux alentours de 35%. Depuis 2019, la FWB a perdu 2,12% des places ouvertes, soit 975 des 46.000. Cela va évidemment à l’encontre des besoins de la société.
“Par le passé, on n’a pas eu assez conscience dans la société du rôle émancipateur de l’accueil de la petite enfance, souligne Bénédicte Linard (Ecolo), ministre de l’Enfance à la FWB. C’est une période de développement fondamental de l’enfant. Les différentes études scientifiques le démontrent. Un euro investi dans la petite enfance rapporte entre 4 et 11 euros par la suite. Ce rôle émancipateur vaut aussi pour les professionnels du secteur, souvent des femmes, mais aussi pour les familles puisqu’il leur permet de se former et d’aller travailler.”
Drôle de réforme
Ce constat posé, de fortes disparités idéologiques agitent le secteur sur un certain nombre de points fondamentaux. Portée par Alda Greoli (Les Engagés), ministre de l’Enfance de 2016 à 2019, la réforme Milac (milieux d’accueil de la petite enfance) a été votée en mai 2019. Sur papier et dans son esprit, la réforme visait à apporter de la clarté dans ce secteur, à améliorer la qualité et l’accessibilité, à le refinancer et à assurer une certaine transparence.
“A l’époque, quand je suis allée à la présentation de la réforme Milac, j’ai compris qu’on voulait notre mort, nous les indépendantes, assène Frédérique Dokens, directrice de la crèche Nounours et Patachon à Aubange. Il faut savoir qu’en Wallonie, le tissu d’accueil indépendant est majoritairement constitué de petites structures qui accueillent une vingtaine d’enfants. Elles sont dirigées très majoritairement par des femmes qui en ont fait leur choix de vie et ont investi en conséquence.”
“Ce qui ressort de la réforme, renchérit Bénédicte Linard, c’est que le subventionné est le modèle par excellence. Ce n’est pas ce que je défends. Que ce soit bien clair: il faut des places pour les enfants dans tous les types d’accueil. Je voudrais quand même repréciser que la réforme Milac n’est pas la mienne. Je suis devenue ministre en septembre 2019 et j’ai hérité de son application au 1er janvier 2020. Aucun budget n’était prévu et je me suis battue pour obtenir un refinancement de la petite enfance de 100 millions d’euros. Avec mon cabinet, nous nous sommes vite rendu compte de l’absence totale de concertation et que des pans entiers du texte n’ont pas de sens. Je partage l’analyse de ceux qui pensent qu’elle a été écrite par des gens qui n’ont aucune idée de la réalité opérationnelle des milieux d’accueil. Depuis, on s’est attelé à la corriger. Cela prend du temps car il faut respecter de subtils équilibres entre les différentes parties prenantes mais aussi entre souplesse et normes nécessaires pour garantir la qualité de l’accueil.”
Diplômes caducs
Entre le 1er janvier 2020 et aujourd’hui, le contexte général des milieux d’accueil a changé. La pandémie et le contexte inflationniste qui a suivi ont ébranlé l’équilibre financier des structures indépendantes. D’autant plus qu’augmenter réellement le coût journalier de l’accueil d’un enfant n’est pas envisageable.
Différents calculs ont conduit à chiffrer entre 50 et 60 euros le prix qu’il faudrait vraiment demander aux parents. Pour un enfant temps plein dans une crèche, on dépasserait allègrement les 1.000 euros par mois! Dans ce contexte financier compliqué qui se double aujourd’hui d’une forte pénurie de main-d’œuvre, certains effets de “Milac” ont été exacerbés. Cette réforme, dont globalement personne ne conteste certains aspects attendus et nécessaires, contient par contre des points totalement incompréhensibles. Ainsi, l’accès à la fonction de directrice de crèche est désormais réservé à certains diplômes précis et rend caduque la formation de directrice de crèche proposée par l’IFAPME, recommandée pendant longtemps par l’ONE et suivie par un nombre impressionnant de directrices actuellement en place.
“J’ai été directrice pendant 13 ans et du jour au lendemain, je ne vaux plus rien? Depuis, le processus a été adouci par la ministre mais le mal était fait.” STÉPHANIE NOLLOMONT, EX-DIRECTRICE DE CRÈCHE
“Pour moi, c’était l’aspect le plus violent de la réforme, confie Stéphanie Nollomont, directrice jusqu’au 1er juin dernier de la crèche Les Rase-Moquette à Amay. C’était nous manquer de respect! J’ai été directrice pendant 13 ans et du jour au lendemain, je ne vaux plus rien? Depuis, le processus a été adouci par la ministre mais le mal était fait. Une directrice avec un tel diplôme peut rester en place pour autant qu’elle n’ouvre pas une autre crèche ou décide de fermer et de postuler dans le subventionné. Ils ont prévu un module complémentaire pour se mettre au même niveau que les autres. C’est très bien mais cela coûte 2.000 euros avec une subvention de 1.500 et suppose de suivre 200 heures de cours dans une haute école. En d’autres termes, il s’agit d’abandonner sa crèche un jour complet par semaine pendant des mois. Vu le contexte de pénurie de personnel et les difficultés financières, qui va faire cela? La formation n’est pas obligatoire mais l’ONE la recommande chaudement. Il ne faut pas vous faire un dessin…”
Personne morale
Dégoûtée par la réforme mais aussi faute de pouvoir se payer un salaire décent, Stéphanie Nollomont a donc décidé de fermer sa crèche juste avant l’été et de se former pour devenir professeure en puériculture.
“Je demandais 35 euros par jour pour ne pas faire fuir les parents. Mais ce n’était pas suffisant. Depuis quelques mois, les fermetures se succèdent à un rythme important. On va fermer les unes derrière les autres si rien ne change. Toute ma vie, j’ai vécu avec un salaire net de 1.200 euros. Ce n’est pas beaucoup mais j’avais ma maison et je faisais ce que j’aimais. Le pire, c’est qu’on nous accuse de marchandiser la petite enfance. Franchement, nous ne méritons pas cela.” La non-marchandisation de la petite enfance est un autre thème récurrent défendu par certains acteurs. “Ce sont des propos inacceptables, assène Bénédicte Linard. Cela ne correspond nullement à la réalité en FWB.”
L’autre grosse pierre d’achoppement de la réforme tient dans l’obligation de gérer une crèche en ASBL ou en SRL à finalité sociale et de ne travailler qu’avec des salariés. En FWB, nombreuses sont les crèches non subventionnées dirigées par une indépendante en personne physique. On imagine aisément les coûts, énormes, que ce changement de statut va engendrer dans certaines structures jusqu’ici financièrement saines.
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“Nous avons adouci une première fois le texte, assure Bénédicte Linard. Aujourd’hui, être en personne morale suffit pour être dans les clous. Si on souhaite être subsidié, même en tant qu’indépendant, il faut être en ASBL ou en SRL à finalité sociale. Pour la continuité de l’accueil sur le long terme, une personne morale est moins soumise aux aléas de la vie qu’une personne physique. Je vais aller plus loin aujourd’hui. Il n’est pas question de perdre des places ou de fermer la porte à qui que ce soit. Je vais proposer un arrêté dérogatoire pour les crèches en personne physique déjà en place. Elles bénéficieront d’un statu quo à long terme si elles demandent leur dérogation. Le texte sera présenté au gouvernement de la FWB ce jeudi 7 septembre. Il a déjà été validé par l’ONE.”
Service public
Bénédicte Linard porte un solide projet de création de places en crèche: 5.200 d’ici à 2026. Elle assure avoir reçu des demandes supérieures à l’offre et que l’objectif sera atteint. Mais que coûte aujourd’hui un tel projet? A Ath, le bourgmestre Bruno Lefebvre pilote le regroupement de deux crèches et la création de 25 places supplémentaires dans un bâtiment appartenant à Solidaris.
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“Dans ma commune, nous disposons d’un taux de couverture de 48,6%. Bien au-delà de la moyenne de la FWB. Nous ne pouvons pas tout faire tout seuls et, outre l’offre communale, nous soutenons financièrement (entre 30.000 et 35.000 euros par an) des ASBL indépendantes et mettons aussi des locaux à disposition d’accueillantes indépendantes. Quant à notre projet de crèche, il a mis deux ans à se concrétiser et mes services se sont arraché les cheveux avec les normes ONE. Aujourd’hui, le projet global va coûter 774.000 euros subsidiés à hauteur de 246.675 euros. 774.000 euros? Mais quel privé va faire cela? Et encore, j’ai la chance de diriger une commune importante qui dispose de services capables de monter un projet et d’effectuer les travaux. Mais une petite?”
Transparent, Bruno Lefebvre nous a ouvert ses livres de compte. Dans les crèches du CPAS athois, le déficit par enfant accueilli s’élève à 3.187 euros par an. Les crèches coûtent 1.250.000 euros et perçoivent 988.000 euros de revenus. “Pour être dans les clous, je devrais augmenter le prix journalier de 10 à 15 euros mais ce n’est évidemment pas envisageable au nom de l’accessibilité du service. C’est le prix à payer pour délivrer un service public. Un choix politique et de société.”
Salariées
Enfin, la ministre Bénédicte Linard a libéré 28 millions d’euros pour permettre à toutes les accueillantes conventionnées de devenir salariées de réseaux organisateurs d’ici à 2025. Un bienfait tant ce statut ressemblait à de l’esclavage moderne. Ces conventionnées n’avaient ni statut fiscal, ni protection sociale et étaient globalement à charge de leurs maris. Le progrès est donc considérable mais tout n’est pas rose pour autant.
“Je suis entrée dans ce statut après avoir été accueillante indépendante, confie Virginie Challes, mais j’en suis sortie au bout d’un an. Je gagnais 1.650 euros nets auquel s’ajoutaient 200 euros de frais pour le chauffage et l’alimentation des enfants. Le hic, c’est qu’on vous oblige à prester 50 heures par semaine avec obligation de rester ouvert même si vous n’avez pas d’enfant. A ces heures, il faut ajouter le nettoyage quotidien et les courses. L’un dans l’autre, vu que le forfait ne couvre pas tous les frais, j’ai calculé que je gagnais 5 à 6 euros de l’heure. Ce n’est pas acceptable.”
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