Chaque année, Deloitte analyse les grandes tendances mondiales des ressources humaines. La version 2025 de ces Global Human Capital Trends met l’accent sur les tensions auxquelles font face les chefs d’entreprise dans un monde très volatil. Comment équilibrer stabilité et agilité ? Comment motiver et réécrire le rôle des managers de plus en plus sollicités ? Dans ce concert mondial, la Belgique s’en sort plutôt bien.
Chaque année, Deloitte, le spécialiste mondial de la consultance et de l’audit, analyse les grandes tendances en termes de capital humain dans les entreprises du monde entier. Un travail toujours très attendu vu le vaste échantillon de CEO et de professionnels des ressources humaines (10.000 dans 95 pays cette année) sondés auxquels s’ajoutent des interviews ainsi que des enquêtes spécifiques auprès de managers, employés et patrons pour mesurer les éventuelles différences de perception. Nous vous livrons la version 2025 de ces Global Human Capital Trends (HCT 25) en exclusivité avec un focus sur le comportement de nos entreprises. Pour maintenir l’équilibre global de l’enquête, Deloitte a interrogé 242 Belges dont 99,6% sont des professionnels des RH issus de multiples secteurs différents dont le public. Le rapport a identifié huit tendances clés que nous allons évidemment développer.
Le fil rouge du rapport se repose sur les tensions auxquelles les chefs d’entreprise font face aujourd’hui dans un monde extrêmement volatil et influencé par l’émergence de l’IA. Des tensions qui ne permettent pas l’inaction et n’autorisent pas les positions extrêmes. Il s’agit de trouver un équilibre dans les rapports parfois très complexes entre employés et entreprises pour obtenir de meilleurs résultats sur les plans humain, opérationnel et financier. Il s’agit de bien placer le curseur entre agilité et stabilité, entre automatisation et valeur ajoutée, entre le normatif et la personnalisation, entre performance humaine et financière ou encore entre l’autonomisation et le contrôle. En d’autres termes, de transformer les incertitudes en véritables opportunités.
1. L’organisation est un frein
Notre graphique (voir en page 34) classe par ordre d’importance, les huit défis que les ressources humaines belges sont amenées à relever et les compare par rapport au reste du monde. Logiquement, ceux des employés divergent de leurs leaders. Notamment sur la place de l’organisation du travail. C’est le premier défi identifié mais il n’arrive qu’en quatrième position chez les exécutifs. Quelque 40% des employés belges considèrent ainsi que l’organisation du travail est un frein. Ils estiment que 41% de leur temps est occupé par des choses qui ne sont pas essentielles à leur travail.
“Cela revient à dire que la partie de valeur ajoutée commence le mercredi à 10 h pour quelqu’un qui travaille à temps plein, sourit Yves Van Durme, trends & human capital partner chez Deloitte et coauteur du rapport mondial 2025. Il est donc clair qu’une partie de la collaboration est une perte de temps. Ce n’est sûrement pas à la mode de dire cela. À l’heure où les entreprises parlent de cohésion d’équipes et d’implication de tous. Mais c’est la réalité des choses. Il y a beaucoup de réunions mais la réunion, ce n’est pas le travail. C’est un moment pour décider ou explorer. Pour éviter les pertes de temps, chez Amazon, tout le monde lit le même document Word et ne discute que de cela au cours d’une réunion. C’est bien plus utile que les présentations PowerPoint où seuls certains mots-clés vont être retenus.
Être occupé tout le temps voire surchargé n’est pas idéal
UCB commence à agir de la sorte en Belgique. Être occupé tout le temps voire surchargé n’est pas idéal. Il faut réduire cette tendance et laisser une marge de manœuvre dans les heures de travail. Ce n’est jamais du temps perdu mais un moment essentiel pour se concentrer, absorber les changements et résoudre les problèmes. DPG Media fait déjà ça en Belgique en ne prévoyant que 80% de la capacité, laissant 20% aux imprévus. Cette façon d’agir réduit le stress et augmente la résilience.”
2. “Stagilité”
C’est la priorité n°1 des dirigeants belges. Ce néologisme indique la capacité à combiner agilité et stabilité. Cet équilibre est crucial. “C’était pour nous la façon la plus simple d’exprimer ce qui est un paradoxe, poursuit Yves Van Durme. Il faut des points d’ancrage et de la durabilité dans le travail mais en même temps, il faut s’adapter au monde volatil et ne pas se laisser distancer. Cette stagilité est essentielle car peu d’entreprises belges ont l’intention de baisser le rythme des changements. Certains pensent même à les accélérer. Les employés ne sont pas à l’aise avec cela. Mais il faut dire qu’on s’y prend mal.
C’est confirmé par les chiffres, élevés, sur la nécessité de remodeler le rôle du manager. Ce malaise vient aussi de l’IA. Comment faire arriver à maturité de tels projets alors que nous sommes coincés, en Europe, par des problèmes de gouvernance et de manque de talents ? L’IA peut remplacer entre 0 et 40% de l’homme. Mais ce n’est pas 0 à 40% d’un employé mais des activités et tâches de certains rôles. Nous ne sommes pas organisés comme cela ici puisqu’on raisonne en effectif qui gère des activités. Cela implique qu’on imagine un design du travail spécifique qui intègre l’homme et l’IA. On y reviendra.”
“Il faut des points d’ancrage et de la durabilité dans le travail mais en même temps, il faut s’adapter au monde volatil et ne pas se laisser distancer.”
3. Le rôle des managers
Sans surprise, réinventer ce rôle est en bonne place dans nos préoccupations et défis en Belgique. Les managers sont au centre de tous les sujets et stratégies RH de ces dernières années. On leur en demande de plus en plus mais, pour diminuer les couches d’une entreprise, on en trouve de moins en moins. Ils sont coincés entre l’enclume de la direction et le marteau de leurs équipes qui ont des attentes élevées.
“Le manager n’a pas le temps, assène Yves Van Durme. Au niveau mondial, le rapport parle de 13% du temps pour coacher, développer, inspirer leurs équipes. C’est beaucoup trop peu. On attend le manager sur le plan des RH, de la finance, du juridique, de la gestion des risques, etc. Et en plus de tout ça, il doit faire son travail à l’aune de ses compétences. Piloter du changement ? Mais que je sache, ce n’est pas le premier violon qui dirige l’orchestre. Dans le sport professionnel, c’est le coach qui gère l’équipe.
Le coach est aussi un joueur
Or, en entreprise, on combine les rôles et le coach est aussi un joueur… En résumé, on demande à un amateur de gérer le changement tout en faisant son job. Les entreprises doivent impérativement réinventer son rôle et lui donner les moyens, le support et le temps pour stimuler les performances, soutenir la croissance, favoriser l’innovation et contribuer à l’épanouissement de ses équipes.”
“L’Asie fait état de sérieux problèmes pour trouver des managers. Cela commence en Europe.”
Le rôle subit d’ailleurs une certaine désaffection de la part des jeunes générations, bien plus intéressées par des rôles d’expert souvent tout aussi bien payés et avec un trajet de succès plus clair. Ce rôle de manager est devenu un fourre-tout sans les statut, respect et reconnaissance d’antan. “L’Asie fait état de sérieux problèmes pour trouver des managers, confirme Yves Van Durme. Cela commence en Europe. Dans un futur rapport, nous allons nous pencher sur l’avenir des fonctions de support de ces managers. Par exemple, Moderna vient de fusionner les RH et l’IT.”
4. Motivation personnelle
Pour 34% de nos dirigeants, c’est le défi RH le plus important. C’est le placement du curseur entre l’approche personnalisée et le one-size-fits-all. Agir au niveau individuel est un puissant levier de motivation, d’engagement et de performance. Mais c’est aussi le défi qui fait face aux obstacles les plus nombreux : rigidité structurelle, syndicats, perception de discrimination, vieilles pratiques, etc.

5. Gestion de la performance
Une vieille connaissance qui revient à chaque étude sur les RH. Ce qui frappe dans les HCT 25, c’est le manque de confiance, bien connu des employés, qui a désormais gagné les managers qui doivent évaluer la performance.
Pour beaucoup, l’évaluation de la performance est une perte de temps qui ne les aide pas à être meilleurs et qui n’est majoritairement pas suivi du feedback adéquat.
“Cela fait 25 ans que je suis dans le métier et cela fait 25 ans qu’on parle d’augmentation de la productivité, sourit Yves Van Durme. Mais malgré tout, il y a toujours 41% de temps perdu. Il y a donc beaucoup de travail qui n’est pas utile. Ramener les gens au bureau ? Mais pour quoi faire ? C’est plus facile pour décider ? Oui mais on ne le fait pas tous les jours, toute la journée… C’est une question d’équilibre mais aussi de métiers. Il y a une confusion entre accessibilité et présence physique. La gestion de la performance est devenue un monstre. À quoi sert-elle ? À donner du feedback, à être clair par rapport aux attentes, à faciliter le développement, à objectiver les évolutions de salaires et de carrières, à justifier les promotions, etc. Quel est le plus important ? Fait-on un suivi sur les décisions prises ?
Seuls 6% des entreprises dans le monde sont capables d’évaluer leur système de gestion de performance et de démontrer ses effets. Ailleurs, on se trouve dans le subjectif et dans l’autocongratulation. Pour beaucoup de gens, l’évaluation de la performance est une perte de temps qui ne les aide pas à être meilleurs, qui est inefficace et qui n’est majoritairement pas suivi du feedback adéquat. La valeur générée par un employé n’est pas facilement mesurable. Il est donc important de revenir à quelque chose de plus simple et plus clair qui inspire de la confiance et qui permette de définir des objectifs avec une calibration en fonction des métiers.”
6. Proposition de valeur pour les employés
C’est un défi amené à prendre encore plus d’importance dans le futur. L’IA change fondamentalement les relations entre les employés et la technologie et il est donc crucial de revoir la proposition de valeur humaine des entreprises, soit les raisons pour lesquelles on les rejoint et on y reste. Les entreprises se sont surtout focalisées sur l’automatisation apporté par l’IA. Aujourd’hui, il y a un shift vers l’augmentation ou la valeur ajoutée, c’est-à-dire l’apport de l’IA dans l’assistance aux employés et le développement de leurs compétences.
“La répétition n’est pas un acte humain, confie Yves Van Durme. Dans le travail répétitif, l’homme perd à terme à tous les coups face à la machine. Mais l’IA devient intéressante quand elle permet des outils qui, par exemple, aident à la décision. L’IA a un pouvoir limité en Europe vu les garde-fous et laisse le contrôle chez l’humain. La qualité du travail demeure gérée par l’homme. Et elle est donc bien meilleure qu’ailleurs. Revoir la proposition de valeur, c’est créer de l’ingénierie humaine et définir un design du travail de l’homme avec l’IA.
Ce design doit répondre à plusieurs questions. Quelle part donner aux employés eux-mêmes pour imaginer l’intégration de l’IA dans leur métier ? Comment équilibrer cette automatisation et cette augmentation ? Comment éviter l’effet GPS (en dépendant aveuglement d’un GPS, peu d’humains savent encore s’orienter) ? Comment partager les gains obtenus par l’IA, notamment au niveau du temps ? Quel rôle donner à l’IA dans la personnalisation individuelle du travail et le développement des compétences ?”
7. Écart d’expérience
C’est un autre débat fondamental. Dans un monde du travail en pénurie de talents, les entreprises recrutent des personnes qui ne sont pas préparées aux challenges demandés. Dans le rapport mondial, 66% des managers et chefs d’entreprise concèdent que le manque d’expérience était le défaut le plus commun de leurs récents engagés. L’écart d’expérience, soit la différence entre ce qu’une entreprise demande et ce qu’une jeune recrue apporte, est une véritable quadrature du cercle. Les sociétés demandent des juniors avec au moins trois ans d’expérience mais où ces juniors vont-ils l’acquérir s’ils ne sont jamais engagés nulle part par manque d’expérience ?

8. Pourquoi la technologie ?
C’est une autre question fondamentale. Dans HCT 2025, les répondants ont indiqué que les deux raisons principales pour investir dans la tech étaient, d’une part, la possibilité pour les travailleurs d’en faire plus, plus vite et à moindre coût, et, d’autre part, pour permettre aux machines et salariés de créer ensemble de la valeur pour générer d’autres types de valeur ajoutée et améliorer le bien-être au travail. Ces deux réponses, pas forcément complémentaires, impliquent qu’il faut, parallèlement au business case de la technologie, créer une nouvelle proposition de valeur pour cette même technologie.
Une proposition qui suppose de mesurer, outre les gains de productivité via les mesures classiques, les réussites individuelles, l’innovation, les nouvelles méthodes de travail et le bien-être au travail. En d’autres termes, être capable de mesurer finement le retour sur investissement de la technologie dans des domaines aussi sensibles que l’absentéisme, la charge de travail, le développement des compétences, etc. HCT 2025 indique qu’entre 50 et 75% de entreprises pensent avoir créé de la valeur grâce à leurs investissements dans la tech. Pensent car, en réalité, peu d’entreprises sont capables de réaliser de telles mesures.
La Belgique obtient d’ excellents chiffres
Pour conclure, il faut souligner que la Belgique obtient d’ excellents chiffres par rapport à la moyenne mondiale sur les mesures concrètes mises en œuvre dans les huit défis précités. Notamment sur les quatre plus importants. Ces progrès ne sont guère visibles. Et c’est bien dommage. Deloitte invite les entreprises belges à partager leurs histoires.
“Nous gagnerions à dépasser un peu notre modestie typiquement belge, conclut Yves Van Durme. Pourtant, ces réussites constituent une jolie promotion en termes de brand management. Partager ce qui marche pour une entreprise peut établir une norme pour un changement significatif et durable. Ce n’est pas une recette ou une garantie que cela marchera pour tout le monde mais un partage de bonnes pratiques. En toute transparence et en n’omettant pas les défis qui restent à surmonter.”
“2025 Global Human Capital Trends, Deloitte Insights”, 106 pages, disponible via www.deloitte.com/be/human-capital-trends