Réforme du droit des sociétés: tous les actionnaires n’auront plus les mêmes droits
Le ministre Koen Geens envisage d’autoriser les entreprises à doubler les droits de vote des actionnaires de longue durée. Dans les sociétés non cotées et les SPRL, on pourrait aller jusqu’à des triples votes, voire plus.
Une action, une voix : ce vieux principe risque de disparaître dans les prochains mois. La réforme du droit des sociétés initiée par le ministre de la Justice Koen Geens (CD&V) prévoit en effet l’introduction d’un système de vote plural dans les SPRL et les sociétés anonymes. Certaines actions donneraient droit à deux voix ou plus dans les assemblées générales, afin de renforcer la stabilité et l’ancrage des entreprises belges, singulièrement des PME.
Le principe existe déjà dans de nombreux pays occidentaux (Royaume-Uni, Etats-Unis, France, etc.). Chez nous, le ministre de la Justice n’est pas le seul à avancer sur le sujet. Le député Ecolo Gilles Vanden Burre a déposé une proposition de loi allant dans le même sens. Ses motivations rejoignent largement celles de Koen Geens, même si, nous le verrons, les modalités divergent. ” Nous voulons offrir aux entreprises des outils pour résister aux comportements prédateurs de certains investisseurs qui visent la rentabilité à très court terme, explique le député. Ces excès de la financiarisation ne servent pas l’économie réelle. ”
Les projets distinguent les sociétés cotées des autres. Attardons-nous d’abord sur ces sociétés cotées. Koen Geens prévoit de leur offrir ” la possibilité ” d’octroyer un vote double aux ” actionnaires loyaux “, c’est-à-dire ceux qui détiennent leurs titres depuis au moins deux ans. Le passage au vote double serait décidé lors d’un vote à 80 % en assemblée générale. Un seuil quand même très conséquent et qui risque de n’être pas souvent atteint. La France a adopté la posture inverse : le vote plural s’impose à tous, sauf décision contraire inscrite dans les statuts par un vote à la majorité des deux tiers. Pour la petite histoire, piquante en cette campagne présidentielle, cette réglementation a été initiée par Arnaud Montebourg dans la foulée de la fermeture du site d’ArcelorMittal à Florange et elle fut concrétisée par son successeur au ministère de l’Economie, Emmanuel Macron…
Double vote obligatoire ou facultatif ?
Ecolo préfère le régime obligatoire comme en France. ” Cela découragera peut-être des investisseurs étrangers mais uniquement ceux qui n’afficheraient aucune vision à long terme, qui n’auraient pas envie de rester deux ans, estime Gilles Vanden Burre. Clairement, nous voulons protéger les entreprises belges de ces investisseurs vautours, qui restructurent, coupent dans l’emploi et repartent un an plus tard avec une belle plus-value. L’investisseur de long terme, belge ou étranger, ne sera pas rebuté mais au contraire protégé par le vote double. ” C’est dans cet esprit que la FEB soutient le principe du vote plural. ” Il s’agit d’une situation où tout le monde gagne, estime Philippe Lambrecht, secrétaire général de la FEB. L’entreprise parce que ces actionnaires-là lui offrent la stabilité et les actionnaires qui sont récompensés de leur fidélité. ”
L’investisseur de long terme, belge ou étranger, ne sera pas rebuté mais au contraire protégé par le vote double.” Gilles Vanden Burre, député Ecolo/
Instauré pour assurer la stabilité, le vote double pourrait toutefois, et très paradoxalement, introduire un nouveau type d’incertitude dans les entreprises cotées. Démonstration : l’investisseur A contrôle l’entreprise grâce à ses actions disposant d’un double vote. Il revend ses parts à l’investisseur B qui, nouveau, doit se contenter d’un vote simple et, du coup, n’a pas ce contrôle, en tout cas pendant deux ans. Et, par ricochet, c’est l’investisseur C qui, sans avoir bougé, se retrouve involontairement aux manettes. ” Avec un tel système, plus personne ne maîtrise l’évolution du contrôle d’une société cotée, relève Olivier Clevenbergh, associé au cabinet d’avocats Strelia. Des plans de stock-option avec un personnel stable pourraient par exemple conduire à des situations majoritaires inattendues. Dans une société cotée, 10 % des actions suffisent parfois pour contrôler l’entreprise. On parle là du point sensible du droit des sociétés : qui détient le pouvoir ? Qui peut nommer les dirigeants et déterminer la distribution de dividendes. ” D’où sa conclusion ironique : ” Je pense que ce vote double va donner du travail aux avocats “.
Large autonomie pour les SPRL
Venons-en maintenant aux SPRL et aux sociétés anonymes non cotées. Koen Geens leur accorde une très grande liberté : elles pourront non seulement accorder un vote double à certains actionnaires, mais aussi un vote triple voire plus. Ici, le critère n’est plus uniquement la durée de détention. Une PME pourrait octroyer plus de droits de vote aux actionnaires familiaux (quitte à moduler selon les générations), à des invest publics, au personnel ou à des partenaires présents de longue date. Elle peut aussi se contenter d’en rester au principe ” une action, une voix “. ” Il faut laisser la liberté aux entreprises, insiste Gilles Vanden Burre. L’artisan local n’a pas les mêmes besoins que la biotech qui espère exploser mondialement. Beaucoup de start-up sont très demandeuses de capitaux extérieurs, il ne faudrait pas les bloquer en voulant les protéger. ”
“La stabilité n’est pas toujours dans l’intérêt de l’entreprise. A trop la rechercher, on risque de manquer de dynamisme et d’innovation.” Olivier Clevenbergh avocat associé chez Strelia.
A priori, une entreprise non cotée pourrait aussi offrir des droits de vote préférentiels à un partenaire qui ne dispose pas de grandes capacités d’investissement mais qu’elle juge très précieux pour son développement. ” Cela revient à opérer une déconnexion entre le capital et le pouvoir dans les petites sociétés, a expliqué Xavier Dieux (ULB), membre du Centre belge du droit des sociétés, lors d’un débat organisé par la Commission de droit commercial de la Chambre. Certains pays connaissent des ‘sociétés sans apport’, ce qui signifie qu’une personne peut devenir associé, sans être capitaliste, pourvu qu’elle apporte des idées créatives et novatrices. ”
C’est justement la disposition qu’Olivier Clevenbergh aurait aimé retrouver pour les sociétés cotées, afin d’attirer des personnes innovantes et désireuses d’avoir une réelle influence sur la marche de l’entreprise, sans nécessairement acquérir beaucoup de parts. ” Je ne pense pas que cadenasser le contrôle des entreprises soit une bonne chose, affirme-t-il. Je dirais même que la stabilité n’est pas toujours dans l’intérêt de l’entreprise. A trop la rechercher, on risque de manquer de dynamisme et d’innovation. L’entreprise s’affaiblit et devient alors une proie pour ceux qui veulent venir faire le ménage, c’est-à-dire l’inverse de l’objectif recherché au départ. ”
Dans les brèves interventions sur ce volet de la réforme du droit des sociétés, Koen Geens insiste sur l’utilité du vote plural pour les entreprises familiales. Il pourrait, selon lui, contribuer à une transition en douceur d’une génération à l’autre, ou à un passage de témoin vers des partenaires extérieurs. ” Beaucoup de PME n’ouvrent pas leur capital de peur de perdre le contrôle, détaille Jonathan Lesceux, conseiller au service d’études de l’UCM. Or, elles ont besoin de financement pour croître et se développer. Je pense que le vote plural permet de créer un cadre rassurant pour l’entrepreneur. Son pouvoir n’est pas directement très dilué, le nouvel entrant n’aura tout son poids qu’après un certain temps, quand il connaîtra l’entreprise, son fonctionnement, ses priorités. Cela répond à une certaine logique. Et sincèrement, si l’investisseur est dans une optique de long terme, ce ne sont pas ces deux années qui vont le dissuader. ”
L’UCM est en revanche moins positive envers d’autres aspects de la réforme en cours du droit des sociétés. En particulier de la suppression des exigences en capital minimum (18.550 euros dont 6.200 libérés) lors de la création d’une SPRL. ” Ces montants ne me paraissent pourtant pas excessifs pour la crédibilité de la nouvelle entreprise vis-à-vis des banques, de ses clients et de ses fournisseurs, analyse Jonathan Lesceux. Le projet parle de capital ‘suffisant’, ce qui n’est pas une notion très précise. A part pour des petites sociétés de conseil, je m’interroge sur l’intérêt de modifier cela. ”
Le vote plural des actionnaires, ce n’est pas neuf. La Belgique l’a longtemps pratiqué avant d’y mettre fin en 1934 car on estimait à l’époque que la formule permettait à quelques grandes familles de cadenasser l’économie. Le monde et l’économie ont changé depuis. Aujourd’hui, le gouvernement voudrait non pas cadenasser mais en tout cas stabiliser la vie des entreprises, en réinstaurant le vote plural.
Pour l’heure, le ministre de la Justice peaufine son projet qui devrait être présenté au conseil des ministres d’ici l’été. Il devrait a priori ne pas avoir de difficulté à convaincre son collègue des Finances Johan Van Overtveldt (N-VA) du bien-fondé du dispositif. Celui-ci a en effet défendu le vote double à la Chambre dès mai 2015. A l’époque, l’assemblée générale de BNP Paribas devait se prononcer sur l’instauration ou non du vote double au sein de l’entreprise. La législation française prévoit en effet le passage automatique au double vote, sauf décision contraire adoptée à la majorité des deux tiers et inscrite dans les statuts de la société.
La direction de BNP Paribas voulait le maintien du vote simple, tandis que l’Etat belge, premier actionnaire de la banque avec 10 %, défendait résolument le vote double, qui renforcerait de facto la position de la Belgique. “Cela offre davantage de possibilités de défendre de façon optimale les intérêts belges, expliquait alors Johan Van Overtveldt devant la commission des Finances. Par ailleurs, cela encourage l’actionnariat à plus long terme et donc une vision à long terme, ce qui est très important dans le secteur financier.” Il ajoutait que le double vote aiderait à “maintenir plus aisément les deux administrateurs désignés par l’Etat belge au sein du conseil d’administration de la banque”. L’Etat belge n’a pas été suivi puisque l’assemblée générale de BNP Paribas a opté à 78 % pour le maintien du vote simple.
En revanche, le Premier ministre Charles Michel (MR) n’est a priori pas acquis d’avance au principe du vote plural. Interrogé en octobre dernier par Gilles Vanden Burre sur l’éventualité d’un dispositif de vote plural pour renforcer l’ancrage belge de Brussels Airlines, le Premier ministre avait rejeté l’idée. “Je crois profondément au principe de l’égalité entre actionnaires, déclarait-il alors devant la Commission de l’Intérieur. C’est peut-être un point qui nous distingue. Je crois donc qu’il faut privilégier le dialogue entre actionnaires plutôt que les solutions coercitives.”
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