Recherche contre le cancer : “Nous évoluons vers une thérapie individualisée”

JISKA VAN DER REEST EN DIETHER LAMBRECHTS. © © Debby Termonia
Myrte De Decker Journaliste TrendsStyle.be

Faire du sport, ne pas fumer, manger sainement. On connaît la chanson. Mais on a beau faire tout ce qu’il faut, on peut malgré tout développer un cancer. C’est pourquoi il est essentiel de miser sur la recherche et surtout d’y contribuer, car c’est la recherche qui susceptible de déboucher sur un test ou un traitement, expliquent le professeur Diether Lambrechts et Jiska van der Reest.

Tous deux s’attendent à des avancées majeures dans les prochaines années et ce, grâce entre autres, aux traitements personnalisés contre le cancer, notamment via des vaccins.

« Dans la recherche sur le cancer, on peut réellement faire une différence », affirme le professeur Diether Lambrechts, directeur scientifique du VIB-KU Leuven Centrum voor Kankerbiologie. « Dans d’autres domaines médicaux, il reste encore beaucoup à découvrir et à apprendre. Mais nous, chercheurs en oncologie, pouvons avoir un impact direct sur la vie des patients dès aujourd’hui. »

Les travaux de son équipe ont déjà débouché sur un test pour diagnostiquer le cancer colorectal et un autre pour le cancer des ovaires. Pour transformer ces tests de laboratoire en produits commercialisables, Lambrechts travaille en collaboration avec  Jiska van der Reest, experte en développement commercial en oncologie au sein de l’équipe Innovation & Business du VIB.

Que font exactement ces tests de diagnostic ?

DIETHER LAMBRECHTS. « Mon groupe de recherche travaille sur les biomarqueurs. Ce sont des indicateurs objectifs – molécules, protéines ou mutations – capables de prédire une maladie et l’efficacité d’un traitement. Grâce à nos tests, les médecins peuvent associer le bon traitement au bon patient.

« Le premier test détecte un défaut dans le mécanisme de réparation de l’ADN, notamment chez les patients atteints d’un cancer colorectal. Normalement, notre organisme reconnaît les erreurs et les corrige. Mais les cellules cancéreuses peuvent bloquer ce mécanisme, entraînant une accumulation d’erreurs, jusqu’à ce qu’elles s’imposent face aux cellules saines. C’est ainsi qu’apparaît une tumeur dite MSI. Nous avons identifié un biomarqueur capable de vérifier si ce défaut est présent et de déterminer le traitement adapté. L’appareil Idylla de la biotech Biocartis pouvait déjà lire de tels marqueurs. Notre test, validé par la Food and Drug Administration américaine, y a été intégré. Des centaines de milliers de patients dans le monde ont déjà bénéficié de cette découverte.

« Notre deuxième test a été développé en collaboration avec le service de gynécologie oncologique de l’UZ Leuven. Depuis quelques années, un traitement de suivi efficace existe pour les patientes atteintes d’un cancer de l’ovaire : les inhibiteurs de PARP (PARP, ou poly(ADP-ribose) polymérase, est une enzyme impliquée dans la réparation de l’ADN, ndlr), qui introduisent encore plus d’erreurs dans la tumeur jusqu’à provoquer la mort des cellules tumorales. Mais ce traitement ne fonctionne que chez les patientes présentant un défaut HRD (déficit de recombinaison homologue en oncologie, décrit un défaut dans la capacité des cellules à réparer certains dommages à l’ADN, ndlr) dans leur mécanisme de réparation.

Jusqu’à récemment, ce test devait être réalisé par une entreprise américaine, ce qui coûtait extrêmement cher et entraînait des délais d’attente considérables. Nous avons donc mis au point notre propre test diagnostique pour identifier ce défaut. La recherche scientifique peut désormais se concentrer sur des thérapies destinées aux patientes qui ne présentent pas ce défaut. »

Longtemps, la localisation du cancer semblait pourtant déterminante ?

LAMBRECHTS. « C’est exact : le cancer colorectal avait son traitement spécifique, le cancer du sein un autre. Mais cette vision a changé avec l’essor du séquençage de l’ADN. C’est ainsi qu’ont été découvertes les mutations des mécanismes de réparation. Depuis, le type de mutation est devenu au moins aussi important que la localisation de la tumeur. Nous savons par exemple que certaines mutations associées au cancer de l’ovaire se retrouvent aussi dans le cancer de la prostate, voire dans celui du pancréas. »

Cela signifie-t-il que le test pour le cancer de l’ovaire pourra aussi servir à traiter plus précisément le cancer de la prostate ?

LAMBRECHTS. « Pas immédiatement, mais à terme, oui. Dans les années à venir, de plus en plus de tests diagnostiques et de traitements pourront être utilisés pour différents types de cancers. Quiconque est positif à un biomarqueur donné recevra automatiquement la thérapie correspondante. »

Cela ressemble à une approche plus personnalisée du traitement.

JISKA VAN DER REEST. « Plus nous pouvons diviser les patients en sous-groupes précis – par exemple sur la base des mutations – plus nous leur proposons des traitements adaptés. Mais cela soulève aussi une question économique : personnaliser de nouvelles thérapies est très coûteux. C’est pourquoi nous collaborons avec l’industrie afin de rendre ces processus plus efficaces et évolutifs. »

Comment se déroule cette collaboration ?

VAN DER REEST. « Si les données scientifiques sont solides, ce n’est pas difficile. Nous partons de la recherche académique et constituons un dossier validé et conforme aux standards industriels. Ensuite, les experts qui développent les médicaments prennent le relais. Mon rôle consiste à porter les découvertes de nos chercheurs à un niveau exploitable par les biotechs et les pharmas. »

LAMBRECHTS. « Mais il faut aussi que le scientifique l’accepte. Beaucoup publient leurs résultats, et cela leur suffit, car ces publications soutiennent leurs demandes de financement pour de nouvelles recherches. Mais à quoi bon cent articles s’ils ne débouchent sur rien de concret ? Je trouve plus gratifiant qu’une entreprise prenne une licence sur nos résultats et développe un produit qui deviendra un test ou un traitement disponible à l’échelle mondiale. »

Est-il exceptionnel qu’un groupe de recherche mette deux tests sur le marché ?

LAMBRECHTS. « Oui, tout de même. La recherche peut échouer, le marché peut manquer d’intérêt, ou on peut rester coincé dans le cycle des publications… »

VAN DER REEST. « Dans chaque métier, il y a des critères de réussite. Pour un scientifique académique, ce sont les publications, la formation de doctorants, les subventions. Développer un produit ou un test diagnostique exige d’autres compétences, rarement présentes dans les laboratoires. Notre équipe regroupe des profils issus de la biotech, et c’est ce qui fait notre force. »

Vous travaillez à un troisième projet.

LAMBRECHTS. « Nous voulons aller encore plus loin : passer du traitement personnalisé fondé sur les biomarqueurs à une thérapie totalement individualisée. Les mutations produisent souvent des protéines étrangères à l’organisme. Normalement, le système immunitaire devrait les reconnaître, mais les tumeurs déploient des stratégies pour se cacher. Nous avons développé une plateforme capable d’identifier ces mutations et altérations génétiques menant à des protéines étrangères.

« Grâce au soutien de la Fondation contre le cancer, nous avons lancé une étude. À partir d’une biopsie, nous détectons ces protéines, puis nous intégrons l’ADN qui les code dans un vaccin. En complément du traitement classique, nous vaccinons ainsi le patient pour stimuler son système immunitaire. Des preuves existent déjà que cela fonctionne pour certains cancers et mutations.

« On travaille alors véritablement au niveau individuel, puisque ces protéines diffèrent d’un patient à l’autre. Le défi sera bien sûr le coût. Mais si cela permet de gagner des années de vie, l’investissement en vaut la peine. »

Y aura-t-il un jour une pilule miracle ?

LAMBRECHTS. « Non. Lorsque le traitement se fait au niveau moléculaire, jusqu’à l’échelle des cellules tumorales, il faudra des centaines de médicaments différents. C’est la direction que nous prenons. Chaque cancer, à chaque stade, exige une approche spécifique. Aujourd’hui, les trajectoires de soins sont définies par des protocoles et règles internationales. »

Après des décennies de recherche, sait-on presque tout sur le cancer ?

VAN DER REEST. « Cela dépend fortement du type de tumeur. Pour le pancréas, le glioblastome, certains cancers pédiatriques, les cancers du poumon ou du côlon, les traitements efficaces restent très limités. »

LAMBRECHTS. « Le moment du diagnostic est aussi décisif. La tumeur primaire est de mieux en mieux contrôlée. Ce sont les métastases qui posent le plus grand défi, car elles imposent un traitement systémique – la chirurgie ou la radiothérapie étant impossibles. Aujourd’hui, la majorité des patients meurent de leurs métastases. La recherche se concentre désormais sur leur adaptation : que se passe-t-il quand elles s’installent dans un nouvel organe ? Comment la tumeur s’y adapte-t-elle ? »

Pourquoi certaines formes de cancer restent-elles moins étudiées ?

LAMBRECHTS. « Le cancer du sein illustre bien l’évolution. Il y a cinquante ans, jusqu’à 80 % des patientes mouraient. Aujourd’hui, le taux de survie avoisine 90 %. La maladie reste fréquente, mais elle n’est plus la plus meurtrière. Cela résulte des progrès de la chirurgie, de la radiothérapie et d’autres traitements. Les grands nombres ont permis d’obtenir suffisamment de données et d’échantillons, essentiels pour la recherche.

« À l’inverse, le glioblastome est rare, donc les données manquent. De plus, nous ne comprenons pas encore bien le fonctionnement du cerveau, sans parler d’y opérer ou d’y tester des thérapies. Le cancer colorectal et celui du pancréas appartiennent à ce que nous appelons les “tumeurs froides” : elles sont invisibles au système immunitaire, rendant les immunothérapies inefficaces. »

VAN DER REEST. « Il est aussi plus difficile d’obtenir des financements pour développer des médicaments destinés à de petites populations de patients. Les entreprises doivent engager des sommes colossales sans pouvoir espérer de retour suffisant. Les organisations à but non lucratif comme le VIB ou certaines fondations tentent de combler ce vide. »

L’explosion des biotechs est-elle une bénédiction ou une malédiction ?

VAN DER REEST. « C’est une bénédiction pour l’écosystème. Nous faisons la recherche fondamentale, à l’origine de médicaments innovants. Ensuite, un long parcours de développement et d’essais cliniques s’impose, avec des coûts énormes et parfois un échec final. Cela nécessite des sociétés spécialisées et du capital-risque. »

LAMBRECHTS. « C’est incontestablement une bénédiction. Dans mon labo, nous sommes 25 chercheurs. Une équipe de cette taille ne peut pas développer un médicament. Cela ne peut se faire qu’en entreprise. »

Peut-être grâce à l’intelligence artificielle ?

LAMBRECHTS. « Elle va permettre des avancées considérables. Nous l’utilisons déjà, par exemple, pour analyser des coupes tumorales contenant un million de cellules. Chaque cellule recèle des dizaines de milliers de gènes : impossible à traiter manuellement. Des solutions d’IA analysent automatiquement ces cellules.

« À terme, je crois beaucoup aux “cellules virtuelles”. De nombreux groupes développent des modèles informatiques du fonctionnement d’une cellule individuelle. Ensuite, on passera à l’organe, puis à une représentation complète de l’être humain. Si l’on y ajoute l’ADN, le mode de vie, etc., on obtient une vision globale de l’individu, et les traitements seront encore plus personnalisés. Je ne sais pas si je verrai cela de mon vivant, mais c’est l’avenir. »

Un chercheur en oncologie vit-il avec plus de crainte face à la maladie ?

VAN DER REEST. « C’est ambivalent. D’un côté, c’est rassurant de mieux comprendre la maladie. Mais d’un autre, en savoir trop peut être angoissant. Comme patient, on veut entendre quel traitement fonctionne, alors que notre recherche s’attarde aussi sur ce qui échoue. »

LAMBRECHTS. « Je connais les courbes de survie, les traitements et leurs taux de réussite. Je connais aussi mon mode de vie, ses forces et ses faiblesses, et j’essaie d’en tenir compte. Mais si l’on voulait tout faire parfaitement, on ne vivrait plus. Il faut garder un équilibre. »

VAN DER REEST. « C’est précisément ce qui m’a motivée à travailler dans la recherche sur le cancer. On peut courir des marathons, bien manger, ne pas fumer et quand même tomber malade. Cela peut arriver à tout le monde. C’est pourquoi il est si important d’apporter sa contribution. »

Bio Diether Lambrechts

• 1976 : naissance à Hasselt
• 1994-1999 : études de bio-ingénieur à la KU Leuven
• 1999-2003 : doctorat en médecine à la KU Leuven
• 2008 : postdoctorat à Oxford University
• 2009-2015 : chef d’équipe au VIB et professeur assistant à la KU Leuven
• Depuis 2015 : directeur scientifique du VIB-KU Leuven Centrum voor Kankerbiologie

Bio Jiska van der Reest

• 1991 : naissance à Arnhem, Pays-Bas
• 2009-2014 : études de Nutrition & Health à Wageningen University
• 2014-2018 : doctorat en Cancer Studies au Cancer Research UK Beatson Institute, University of Glasgow
• 2019-2021 : chercheuse postdoctorale à Harvard Medical School, Boston
• Depuis 2021 : experte en business development en oncologie dans l’équipe Innovation & Business du VIB

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