Qwant, dans l’ombre de Google
Ultra-dominé par Google, le moteur de recherche français est encore une alternative confidentielle. Mais Qwant a l’ambition d’atteindre 15 % de parts de marché en Europe d’ici 2021, en attirant les internautes soucieux de défendre leur vie privée.
Facebook vient une nouvelle fois de se faire épingler pour sa gestion plutôt légère des données personnelles de ses utilisateurs. D’après une enquête choc du New York Times, le réseau social a permis à de grandes entreprises (Amazon, Netflix, Spotify, Microsoft, Yahoo !, Apple, etc.) d’accéder à des données privées comme le nom, le numéro de téléphone, l’adresse e-mail, les amis, les publications des amis, les événements Facebook ou encore les messages privés échangés sur Messenger. De véritables partenariats ont été conclus entre ces géants de la tech et de l’Internet, démontrant un usage inquiétant des données personnelles des utilisateurs par ces plateformes globales rassemblant des milliards d’individus. C’est dans ce contexte que le modeste mais ambitieux acteur européen Qwant espère tirer son épingle du jeu. Son fondateur et PDG Eric Léandri était présent à Namur en décembre dernier à l’invitation de Digital Wallonia, qui organisait pour la deuxième fois Shake, un grand événement dédié au numérique. Trends-Tendances a eu l’occasion de le rencontrer.
Selon Eric Léandri, son moteur de recherche, qui se différencie des géants de l’Internet par son approche respectueuse de la vie privée, bénéficie d’un bon ” momentum “. Les scandales récents autour de l’utilisation des données personnelles par les géants du Web pourraient lui donner un précieux coup de pouce : ” Quand l’affaire Cambridge Analytica a éclaté, Qwant a reçu tellement de demandes que nos serveurs ont explosé. J’ai dû en acheter 300 supplémentaires en catastrophe “, évoque Eric Léandri. Cambridge Analytica est cette firme aux méthodes douteuses qui a soutenu une campagne de désinformation pro-Trump auprès de 87 millions d’utilisateurs de Facebook, en obtenant leurs données dans des circonstances troubles.
Qwant est un moteur de recherche classique en apparence. Son interface est différente, mais il rend le même type de services que Google, Yahoo ! ou Bing (Microsoft). Sa véritable singularité est moins visible : Qwant ne construit pas son modèle d’affaires autour de la collecte des données personnelles de ses utilisateurs. Le moteur ne stocke pas les historiques de navigation. Toutes les recherches sont anonymisées. Qwant n’utilise pas de cookies, ces mouchards numériques qui suivent les internautes à la trace. ” Ce que vous faites avec Qwant reste votre vie privée et nous ne voulons pas le savoir “, indique l’entreprise dans ses conditions d’utilisation.
Belle croissance, faible part de marché
L’entreprise n’est pas pour autant une association sans but lucratif. Son business model, c’est la publicité. Comme Google, Qwant vend aux annonceurs de l’espace lié à des mots clés. Si vous tapez ” voiture électrique ” dans le moteur de recherche, vous avez toutes les chances de voir dans les premières occurrences des liens vers des constructeurs automobiles.
L’entreprise française se profile toutefois comme une alternative ” éthique ” à l’hégémonique Google. Avec un certain succès : Eric Léandri évoque une fréquentation en croissance mensuelle de plus de 20 %, et un chiffre d’affaires en augmentation de 15 %. Le patron se fixe une ambition forte : ” Notre objectif est d’atteindre 10 à 15 % de parts de marché en Europe d’ici 2021-2022 “, avance Eric Léandri.
Contrairement aux autres moteurs de recherche, Qwant n’utilise pas de cookies. Toutes les recherches sont anonymisées.
Malgré une belle progression, Qwant est encore loin du compte. En France, sur son marché domestique, Eric Léandri affirme avoir atteint une part de marché d’environ 5 %, alors que certains sites spécialisés placent la barre plus bas : 0,55 % pour Statscounter et 1,72 % pour Similarweb. Sur d’autres marchés européens, l’empreinte de Qwant reste modeste : ” En Allemagne, nous sommes à 2 %. En Italie, 1 %. En Belgique, nous ne sommes pas très bons, mais nous allons nous améliorer “, assure le patron. Peu connu et peu utilisé en Belgique, Qwant n’a pas fait l’objet d’une attention suffisamment soutenue de la part des équipes chargées de la ” contextualisation ” des résultats de recherche, explique Eric Léandri. Pour schématiser, le moteur de recherche était trop influencé par la France pour le marché francophone et par les Pays-Bas pour le marché flamand. L’algorithme a été modifié pour mieux coller aux spécificités locales parfois complexes du marché belge.
Retard technologique et intelligence artificielle
Qwant se présente désormais comme une entreprise à la pointe des développements en matière d’intelligence artificielle. Doté d’une équipe de 160 personnes, le moteur de recherche lutte avec ses armes, et s’est engagé dans une course visant à rattraper son retard technologique par rapport à Google. ” En 2011, au lancement de Qwant, j’avais la technologie que Google utilisait en 1998. J’étais un peu à la rue (rires). Maintenant, j’ai celle de 2015-2016. Ce n’est pas la technologie actuelle, mais je sais exactement ce qu’ils font. ”
Grâce aux développements de l’intelligence artificielle et du machine learning (logiciels auto-apprenants), Qwant est aujourd’hui en mesure de proposer des résultats de recherches plus pertinents, sur des volumes de données traitées toujours plus importants. Si Qwant indexait à l’origine 5 millions de pages par jour, ce chiffre est passé à 250 millions en 2017, puis 2 milliards en 2018 (Google en revendique plusieurs centaines de milliards).
Le moteur de recherche alternatif, que l’on a un moment présenté comme le futur ” Google européen “, reste un acteur de niche sur le marché. Eric Léandri ne manque jamais de souligner la position dominante dont abuserait Google, et qui l’a conduit à plusieurs condamnations par la Commission européenne – sans effet notable sur les comportements des consommateurs.
Nouvelle stratégie
Pour tenter de s’imposer sur le marché, Qwant s’est récemment tourné vers les autorités françaises, avec un certain succès. L’Assemblée nationale activera désormais le moteur hexagonal par défaut pour tous les équipements informatiques des députés. Un joli coup de pub. Certaines autorités locales, le Conseil économique et social, mais aussi France Télévisions ou encore l’armée française ont adopté la jeune pousse.
Pour toucher de nouveaux publics, Qwant développe aussi une série de services de recherche annexes : Qwant Music, Qwant junior (dédié aux 6-12 ans), Qwant Games (jeux vidéos), etc. L’entreprise se lance également dans le domaine médical, avec Qwant Med, qui vise à donner des outils de recherche perfectionnés aux professionnels de la santé. Dernière sortie en date : Qwant Maps, la seule application cartographique qui ne collecte pas de données de géolocalisation.
Les initiatives ne manquent pas. Reste à voir si elles parviendront à faire vaciller le mastodonte Google, qui accapare, selon le site spécialisé Statscounter, plus de 93 % du marché de la recherche en ligne en Europe.
TRENDS-TENDANCES. Comment s’attaquer à une entreprise comme Google ?
ERIC LÉANDRI. Nous n’avons pas l’ambition de faire tomber un mastodonte. Nous voulons prendre des parts de marché et proposer une alternative, avec des valeurs différentes. Le problème, c’est que Google est en position d’ultra-monopole. Je rappelle que Google a été condamné par la Commission européenne au total à 6,6 milliards d’euros d’amende pour abus de position dominante.
Qwant se positionne comme un moteur de recherche qui respecte la vie privée. Qu’est-ce que cela signifie ?
Cela veut dire que nous ne pouvons pas remonter jusqu’à vous. Nous utilisons notre propre infrastructure, nos propres pare-feux. Avec ceux-ci, nous ne collectons pas vos adresses IP (qui permettent d’identifier votre ordinateur, Ndlr), contrairement à Amazon par exemple. Nous collectons des conversations sociales publiques pour mieux classer le Web et l’actu. Mais nous ne collectons pas de données privées. Nous n’utilisons pas non plus de cookies.
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Sans les cookies, vous n’avez quasiment aucune information à monétiser. Pourtant, Qwant fonctionne avec la publicité. Que vendez-vous aux annonceurs ?
C’est vrai, je ne sais pas si vous êtes gay ou hétéro, si vous votez à droite ou à gauche, si vous êtes un homme ou une femme, si vous êtes malade ou en bonne santé… Par contre, quand vous cliquez sur une annonce, c’est que vous voulez vraiment acheter quelque chose. Notre taux de conversion est beaucoup plus important que celui de nos concurrents. Nos utilisateurs savent qu’ils ne sont pas traqués ni bombardés de publicités ciblées basées sur leurs données personnelles. Donc s’ils tapent “iPhone 10” dans Qwant, c’est qu’ils veulent vraiment en acheter un.
Le modèle des géants de l’Internet, qui est fortement basé sur la donnée, est-il ébranlé ?
Facebook a perdu 150 milliards en Bourse. Ce n’est pas rien. Sur Facebook, vous l’avez remarqué, les gens se sont calmés, ils postent beaucoup moins. Maintenant ils font des photos carrées (sur Instagram, Ndlr) et ils discutent sur WhatsApp. Quant à Google, il prend un risque très simple : si sa valeur en Bourse a été multipliée par huit, c’est parce que l’entreprise possède des données privées qui lui permettront demain de savoir ce que vous préférez et ce que vous êtes censé vouloir acheter. A un moment, il faut s’arrêter dans l’exploitation des données. Mais les grands acteurs de l’Internet ne s’arrêteront jamais. Le site de rencontres Grindr a vendu à des annonceurs des données sur la séropositivité (ou non) de ses membres. En Europe, avec ce genre de comportement, on finit devant le juge. Mais demain, un assureur décidera peut-être de ne pas vous vendre un de ses produits parce qu’il sait que vous êtes séropositif.
La conception de l’Internet est-elle différente des deux côtés de l’Atlantique ?
Aux Etats-Unis, vous êtes un consommateur. Quand vous rejoignez une plateforme et que vous signez ses conditions générales d’utilisation, vous acceptez qu’elle collecte et qu’elle vende vos données. En Europe, vous êtes un citoyen, c’est différent. Qwant n’a pas le droit de revendre vos données privées. Les valeurs de l’Internet américain ne sont pas les mêmes que celles de l’Internet européen. Les deux modèles existent. A la fin, on verra lequel les gens préfèrent.
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